Indifférent aux drames du passé, le France avançait dans la nuit, et l’Académicien mettait la dernière main à sa tenue.
Inconscient de ce qui se tramait dans son dos du côté du pressing suite à la colère de Michèle, il glissa une pochette de soie blanche dans la fente prévue à cet effet, sur le côté gauche de son smoking noir. L’heure du dîner était proche et il allait enfin pouvoir briller aux yeux de ces jeunes confrères qui le prenaient parfois d’un peu trop haut avec leurs nouvelles manières. Il allait leur montrer que l’âge a du bon.
Ses cheveux gris soigneusement coiffés vers l’arrière, il se savait élégant. Mais, contrairement à ce que Michèle avait imaginé, il ne jouait plus à séduire. Il estimait avoir eu son temps. Simplement, il éprouvait une pointe d’orgueil à se sentir encore courtisé, même pour de mauvaises raisons. Quand Sophie et Béatrice étaient venues le rejoindre au concert, il avait pris un plaisir extrême à leur annoncer que c’est à son seul talent qu’elles devaient de se retrouver en cabines de première. Dire qu’il jubila quand Béatrice le remercia cérémonieusement serait pas peu dire. Et quand il les avait invitées au dîner, elles avaient été bluffées. Il aimait ça. En fait, ce que Sophie et Béatrice ne savaient pas et qu’il se garderait bien de leur dire, c’est que pour obtenir la cabine il n’avait eu aucun mal. Par le plus grand des hasards, pour une fois, cela rendait service à tout le monde. Pour le dîner le commandant tenait à être entouré de jeunes, et la cabine du Patio s’était libérée dès la première nuit, une star ayant discrètement rejoint la suite d’un de ses partenaires. Une cabine aussi prestigieuse vide, cela aurait pu inutilement attirer l’attention sur l’idylle naissante. Il fallait donc que les huit cabines du Patio restent occupées. Sophie et Béatrice feraient l’affaire.
L’Académicien ne prenait pas trop au sérieux les ressorts secrets de la vie mondaine mais il en jouait et, par habitude, cultivait un air altier. Originaire de la pointe de Bretagne, il avait passé sa vie sur les océans alors qu’il avait le goût de la terre, des maisons de famille et des transmissions. Mais il vivait à Paris dans un appartement qu’il ne léguerait à personne, il avait tant voyagé qu’il n’avait pas pris le temps de se marier et d’avoir des enfants. La vie passait si vite. Et un jour la maison de ses ancêtres marins avait été vendue. Il ne lui restait de cette bâtisse en bord de rocher que cette fine aquarelle qu’il avait peinte de mémoire, un jour que la nostalgie lui crevait le coeur. Ses yeux très bleus semblaient usés d’avoir regardé tant de mers et tant d’océans sur tant de magnifiques paquebots et, depuis plus de trente ans, sa vie s’était déroulée de traversées en traversées, d’un continent à l’autre. Beaucoup de journalistes enviaient sa liberté et son talent de plume. Lui, longtemps, il avait eu l’orgueil de ceux qui partent et avait affiché un certain mépris pour ceux qui restent. Mais, ces dernières années, quand le temps virait au gris et que dans ses vieux os l’âge se faisait sentir, il lui arrivait de se demander pourquoi tous ces voyages.
— Que cherche-t-il à fuir ? disait-on dans son dos.
Il passa un dernier coup de peigne dans ses cheveux encore très beaux, balaya cette nostalgie qui surgissait parfois sans prévenir, ferma la porte de sa cabine et se dirigea vers l’escalier central des premières classes pour rejoindre le pont principal et gagner la salle à manger. Sa main glissait avec aisance sur l’inox poli de la rampe en méplat d’aluminium rivé, et ses yeux scrutaient les lambris de moire métallique qui recouvraient les murs. Un luxueux mélange de froideur et de préciosité. Une esthétique de métal. La modernité le laissait pensif. C’était une vision du monde trop nouvelle pour lui.
— Sur le France on n’a utilisé que des matériaux légers, et surtout, ininflammables ! avait précisé avec insistance le chargé de communication lors de la conférence de présentation. On croit que les naufrages sont dus à l’océan, mais le plus souvent ils sont dus au feu. Le France offre une sécurité totale. Cent vingt mille mètres carrés de marinite ont été utilisés pour les plafonds et les cloisons, et il y a des kilomètres d’aluminium partout. Quant au mobilier il est entièrement en métal. Pas de bois, pas de tissus qui flambent en deux secondes !
Un confrère s’était levé, pointilleux :
— Qu’est-ce que c’est, la marinite et le rilsan ?
— La marinite ? Ce sont des panneaux d’amiante que l’on prend en sandwich entre deux feuilles de contreplaqué. Et le rilsan, du tissu fait à partir du verre.
— Et on ne risque rien avec ça ? avait insisté le journaliste, décidément méthodique et fouineur.
— Rien de rien, s’était empressé l’attaché de presse ravi de détailler. Surtout pas de prendre feu.
Et il avait conclu par cette boutade reprise en choeur par toutes les radios et dans toute la presse :
— Il n’y a que trois objets en bois sur le France : la barre du gouvernail, le billot du boucher et la baguette du chef d’orchestre !
L’Académicien repensait à la magnificence des escaliers de bois gigantesques qu’il avait descendus à de nombreuses reprises sur les anciens fleurons des grandes compagnies. Des bois précieux partout sur les cloisons, dans les chambres, et même dans les cheminées que l’on allumait pour le thé de 5 heures comme dans le salon d’un château de la vieille Angleterre. Quelle folie en y repensant ! Pas étonnant qu’il y ait eu tant d’incendies. Huit mètres de hauteur, des velours, des lambris, des fresques, des dorures et des stucs. L’Académicien se trouvait vieux jeu, mais cela le poursuivait malgré lui. L’île de France, le Paris, le splendide Normandie au style fastueux des années vingt et tant d’autres aux noms disparus. L’Aquitania, le Viceroy of India, le Winchester Castle, l’Imperator ! Les grands paquebots d’antan transportaient une idée romanesque du monde, leurs salons étaient d’un exotisme total. Les décorateurs imaginaient l’Egypte, l’Écosse ou l’Inde lointaine, où ils n’étaient souvent jamais allés. Ils s’inspiraient de leurs propres visions fantasmées, et les passagers traversaient le temps et les continents au gré de leurs humeurs. Salons du Moyen Age, jardins d’hiver, fumoirs antiques, intérieurs hollandais, boudoirs hispanisants, demeures coloniales et lambris d’or comme à Versailles, les décorateurs rivalisaient. La magie devait être complète. Le voyage le plus dépaysant n’était pas sur la terre d’arrivée. Il était sur la mer, le temps que durait le voyage.
C’est la découverte d’une oeuvre d’art moderne, sur le palier entre le pont véranda et le pont-promenade, qui sortit l’Académicien de ses souvenirs.
Une grande mosaïque de près de trois mètres de long et plus d’un mètre de large présentait un assemblage abstrait de variations grises et noires composées à l’aide de minuscules tesselles. Des lignes, des courbes, des formes géométriques s’entremêlaient.
— Invitation au voyage, de Jacques Swobada. L’école de Paris, le médaillé du concours de Quito ! Le préféré de Maillol !
L’officier Vercors était descendu sans que l’Académicien l’entende arriver et il passait sur le palier dans son dos. Il parla d’une traite et ne s’arrêta pas, continua à descendre, et bien que disparu du champ de vision de l’Académicien, il parlait encore :
— Que d’émotion il dégage, n’est-ce pas ? (il haussait la voix pour être entendu). L’oeuvre est inspirée de Rodin. (Sur ce dernier mot il criait presque.) L’Académicien entendit les portes de verre s’ouvrir et se refermer, plus bas. Il attendit un peu, plus rien. Perplexe et agacé, il jeta un dernier un coup d’oeil à la mosaïque.
— Mais où va-t-il chercher Rodin dans ce charabia de tesselles ? marmonna-t-il. Il aurait pu prendre le temps de me saluer. Ces nouvelles manières, c’est...
Soudain, il jeta un coup d’oeil à sa montre et comprit alors pourquoi l’officier était si pressé.
— Vingt et une heures ! Mon Dieu ! s’écria-t-il. Le dîner !
Il arriva juste à temps après l’officier, les derniers invités prenaient place.