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Cachée dans le réduit de rangement où elle venait de se réfugier en les voyant sortir de leur cabine et arriver vers elle dans la coursive, la jeune serveuse les regarda passer par l’entrebâillement de la porte qu’elle n’avait pas eu le temps de tirer complètement derrière elle. La robe de mousseline ivoire de Béatrice flottait dans l’air au rythme de ses pas, et l’assurance de Sophie se devinait jusque dans sa façon de rire et de bouger. Les deux amies s’éloignèrent sans la voir et, quand elles eurent disparu au bout de la coursive, les portes se refermèrent dans leur dos, éteignant leurs rires. Chantal resta un moment immobile, visiblement elle avait pleuré. Le plateau vide encore entre les mains, elle écoutait le silence revenu. Seul un ronronnement confus de machines et de circuits d’aération parvenait jusqu’à elle. Elle tendit l’oreille pour mieux entendre ce bruit qui lui était familier, et son visage aux yeux rougis de larmes sembla retrouver un peu de paix. En bas dans les soutes, le France tournait à pleine puissance. Elle imagina le plaisir de son frère Gérard qui devait être à l’oeuvre. Cette pensée la rassura. Si le navire avançait, c’était grâce à son frère, grâce à ceux qui travaillaient. Du coup elle se demanda pourquoi elle s’était mise à pleurer pour quelque chose d’aussi idiot que la remarque de cette fille qui avait l’air de ne pas se prendre pour n’importe qui. Elle ne devait plus se laisser traiter de la sorte par une inconnue à qui elle ne devait rien. Elle aurait dû répondre. Hélas, sur le coup, elle n’avait pas trouvé les mots justes. Pourtant, au syndicat, ils discutaient souvent et elle n’était pas la dernière à parler et à argumenter à propos de tout. Mais, dans ce contexte, elle s’était laissé surprendre. Plus elle y pensait, plus elle s’en voulait et se trouvait idiote d’avoir réagi aussi bêtement. Surtout de cette crise de larmes. Heureusement, personne ne l’avait vue et ça n’arriverait plus. Calmée par sa résolution, elle reprit sa respiration. Venant d’où ils venaient, son frère et elle, aucun mépris au monde ne pourrait plus les atteindre. Ils étaient fiers d’avoir fait le chemin qui les avait menés là. Ce n’était plus le moment d’avoir des états d’âme, ils avaient réussi. Avec ses qualités exceptionnelles, le France allait naviguer sur les océans pendant de très longues années, et ils auraient tout le temps de faire une longue et belle carrière. Désormais ils étaient à l’abri, le passé était derrière eux.

Ragaillardie par ces pensées, Chantal secoua ses cheveux, ajusta sa petite toque blanche de service, défroissa son tablier blanc et sortit du réduit. Elle avait terminé le service des cabines, il lui fallait maintenant rejoindre Michèle au pressing pour le coup de feu de la nuit. Mais elle avait pris du retard, elle se mit à grimper les escaliers quatre à quatre. Ce n’était pas le moment de se mettre la lingère à dos !

Quand elle arriva tout essoufflée, Michèle était plongée dans les grands sacs de lessive. Elle releva la tête. Visiblement elle attendait, montre en main :

— Et alors, où étais-tu passée ?

— J’ai pris du retard sur la dernière cabine, ce n’est rien.

— Comment ça, ce n’est rien ! fit Michèle en tapotant de son ongle verni d’un rouge éclatant le petit cadran de sa montre en or dont elle était très fière et qu’elle montrait à la moindre occasion. Tu as vu l’heure ?

Elle est bien bonne, celle-là. Mais... (elle observait, stupéfaite, les yeux de Chantal)... tu as pleuré ! Ça alors ! Que s’est-il passé ?

Chantal ne s’était pas rendu compte que les larmes qu’elle avait versées sans pouvoir s’arrêter en sortant de la cabine de Béatrice et Sophie avaient rougi et gonflé ses yeux à ce point. Elle se maudit une fois de plus de cette sensibilité imbécile parce que, maintenant, elle n’allait pas la lâcher avant de savoir. Effectivement, repoussant les lourdes panières remplies de linge qui l’empêchaient de passer, Michèle s’approcha et vint constater de près l’étendue du désastre. Toujours pimpante et bijoutée, coiffée à la dernière mode, cheveux décolorés et crêpés sur le haut du crâne, bien en chair, moulée dans des vêtements de jersey matière qu’elle trouvait confortable et chic  –, Michèle affichait ses rondeurs sans complexe avec une aisance d’autant plus grande qu’elle se savait soutenue « en haut lieu ». Sur le bateau personne n’ignorait, parmi le personnel, que l’amant de Michèle très fervent, disait-on, et qui la couvrait de cadeaux dont la fameuse montre en or n’était ni plus ni moins que le chef cuisinier de l’Élysée. Bien que les liens entre les cuisines du Palais présidentiel et le personnel du France soit des plus indirects et des plus incertains, Michèle bénéficiait d’une certaine aura, voire d’une autorité, qui jouait en sa faveur sans qu’elle ait même à y recourir. Gaie, gentille sous ses airs, plus âgée que Chantal d’une bonne dizaine d’années, elle avait pris cette dernière sous son aile à la demande de Francis, le responsable syndical. Michèle aurait pu refuser car, contrairement aux autres, elle ne lui devait rien, et pour cause. Mais elle n’avait pas hésité une seule seconde. Mieux que quiconque, en tant qu’ancienne voisine, elle connaissait l’histoire de la famille Moreau.

Le père de Chantal était un ancien des chantiers, un homme de toute confiance, un militant sûr et fier de son engagement au parti communiste. Et puis, un jour, il avait changé. Il était allé en Russie avec les cadres du Parti et il avait lié amitié avec un couple. Il y était retourné quelquefois. Il en parlait souvent et, un jour, il était revenu avec, dans ses bagages, un petit garçon d’une dizaine d’années : Andrei, le fils de ces fameux amis. Les explications qu’il avait données à sa femme avaient été des plus vagues. Les camarades avaient bien essayé de parler avec lui, mais il était resté muet. Son compagnon de voyage, le père de Francis, avait donné sa version des faits. Selon lui, les parents d’Andrei avaient eu des « problèmes » avec le Parti et le gosse s’était retrouvé seul. Les parents, au dire du père de Francis, n’étaient pas « nets ». « Staline fait le ménage et, vu l’attitude des Américains qui s’infiltrent partout, on ne peut pas lui donner tort », avait-il ajouté sentencieusement.

Contre l’avis du père de Francis, le père de Chantal s’était démené pour ramener l’enfant en France « en attendant que ça aille mieux. » Ça n’avait pas été simple mais il y était arrivé. Personne là-bas ne voulait s’encombrer du fils des « traîtres ».

Au début, on en parlait dans le quartier, on plaignait l’enfant, et puis on s’était habitué... sauf la mère de Chantal. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire de ce garçon qui restait muet. Impossible de lui tirer une seule explication, il ne parlait pas le français. Contre l’avis de son mari, elle était parvenue à le faire adopter par un couple qui ne pouvait pas avoir d’enfant.

— J’ai promis de le garder, disait le père Moreau. Et une promesse, c’est une promesse.

— Et à qui as-tu promis ? Tu vas le dire, oui ! À ses parents ? Tu les as vus ?

Mais le père n’allait jamais plus loin dans la confidence, et elle ne le supportait pas. La violence avait contaminé le couple et le père s’était éloigné du Parti. Il allait moins aux réunions et, les rares fois où il s’y rendait, il n’y prenait plus jamais la parole. Puis il n’y était plus venu du tout, et il avait sombré dans la déprime et dans l’alcool. Un jour, sans crier gare, épuisée de cette descente aux enfers, la mère était partie sans laisser d’adresse, laissant mari et enfants derrière elle.

C’est à partir de ce moment-là que Michèle se souvenait d’avoir vu apparaître Chantal. Petite chose effacée jusqu’alors et toujours derrière son frère, la fillette avait pris les choses en main avec une volonté qui avait surpris tout le quartier. En très peu de temps, elle s’était mise à diriger la maison du haut de ses huit ans comme une petite femme. Jamais la maison Moreau n’avait été aussi bien tenue, et il fallait voir comme elle dirigeait son frère Gérard, pourtant plus âgé. Gare à lui s’il avait le malheur de traîner dehors un peu trop tard le soir.

Michèle savait que Chantal n’était pas du genre à avoir lu larme facile. Derrière un air fragile et une amabilité qui donnait le change, Chantal était connue pour son application au travail, on parlait même de son intransigeance. La voir avec les yeux rougis était si étrange que Michèle s’inquiéta.

— Mais que s’est-il passé ?

Comment expliquer qu’elle s’était mise dans cet état pour si peu de chose ?

— Rien, répondit nerveusement Chantal, feignant la surprise.

Mais il en fallait plus pour impressionner Michèle :

— Comment ça ! Tu as les yeux tout rouges et tu me dis qu’il n’y a rien ? Tu me prends pour une idiote ou quoi ?

Chantal cherchait ce qu’elle pourrait bien dire quand, soudain, Michèle eut une lueur :

— Ça y est, j’ai compris ! C’est encore Andrei. Ne nie pas, je le vois dans tes yeux. Il n’y a que lui qui puisse te mettre dans cet état. Tu ne peux pas le laisser tranquille, non ? Tu sais bien que tu n’en tireras rien.

Michèle était partie, elle ne s’arrêtait plus. Tout y passait.

— Francis avait raison, dit-elle, on n’aurait pas dû l’embaucher, celui-là. Après tout on n’a vraiment jamais rien su de ses parents et, quoi qu’il se soit passé à l’époque là-bas en Russie, ils ne devaient pas être tout à fait clairs. Andrei est leur fils, il doit leur ressembler. Tu sais, les chiens ne font pas des chats ! Pourtant, toi, tu devrais oublier tout ça. Je sais bien que c’est à cause de lui, tout ce malheur dans ta famille, mais les choses sont comme elles sont. On ne revient pas sur le passé...

Chantal laissait le flot des paroles de Michèle se déverser, elle n’essaya pas de la détromper. À quoi bon l’interrompre, et pour dire quoi ? De toute façon Michèle avait raison sur un point. La présence d’Andrei sur le navire la bouleversait plus qu’elle ne voulait se l’avouer.

— Ton frère n’a rien voulu entendre, continuait Michèle. Il fallait à tout prix embaucher Andrei. Tu sais qu’il a mis sa carte du Parti dans la balance. Pourtant, moi, je l’avais prévenu, Gérard, c’était une mauvaise idée qu’il travaille avec toi sur ce bateau, il va te bouffer la tête, tu ne vas penser qu’à lui.

Quand elle comprit que tout cela pourrait retomber sur Gérard, Chantal décida de dire la vérité. Elle ne voulait pas que l’on puisse reprocher quoi que ce soit à son frère qui était désormais sa seule famille. Or, le seul avec qui Andrei avait un véritable lien, c’était Gérard. Quelque chose de la même nature que ce qui avait lié son père, l’ancien militant communiste de la section du Havre, à l’enfant de Russie, liait maintenant Gérard et Andrei. Ils avaient le même âge et, Chantal le soupçonnait, le même secret.

— Gérard n’a pas eu tort, dit-elle vivement. Et Andrei n’y est pour rien. C’est à cause d’une passagère.

Et, devant les yeux éberlués de Michèle, Chantal raconta l’anecdote de Béatrice qui l’avait remise en place avec mépris pour cette histoire de « souper ».

— Et tu te mets dans cet état pour ça ? Toi ! Michèle n’en revenait pas.  Chantal s’était laissé impressionner par deux pimbêches ! Ça alors !

Une fois la surprise passée, Michèle monta sur ses grands chevaux. Comment ça ! Une prétentieuse qui n’était même pas en première classe venait leur donner des leçons de vocabulaire ! Mais pour qui elle se prenait ?

— Et qui c’est, celle-là ? Quel est le numéro de sa cabine ?

Chantal avait horreur des esclandres. Elle minimisa Parfaire.

— Écoute, Michèle, ne faisons pas d’histoires, à quoi bon ?

— Comment ça, à quoi bon ! C’est le premier voyage et déjà il y a des emmerdeuses ! Non mais ! il ne faut surtout pas se laisser faire, parce que, ces filles-là, je les connais, moi. Si tu ne leur remets pas les idées en place dès le début, elles te prennent pour une serpillière. Donne-moi le numéro de leur cabine.

— Mais tu sais, une seule des deux a été désagréable, l’autre a été très aimable.

— Eh bien tant pis pour elle. Elle n’a qu’à pas être amie avec une pimbêche. Elles doivent être de la même trempe !

Chantal comprit que Michèle s’acharnerait. Car s’il y avait bien une chose que Michèle ne supportait pas, c’était qu’on prenne le petit personnel de haut.

— Bien, bien, fît-elle à contrecoeur, c’est la cabine 324. Mais... qu’est-ce que tu vas faire ?

— T’inquiète pas, je vais trouver. Elles vont l’avoir où je pense, leur « dîner » ! dit Michèle, satisfaite, en notant le numéro en grosses lettres rouges dans le coin de la première page du carnet de commande des clients.