— Tu as vu, Andrei, ils sont tous sur leur trente-et-un. Comme nous.
Bien droit, les mains fièrement enfoncées dans les poches de son bleu de travail impeccable, Gérard rayonnait. Ému, il donna une bourrade amicale au camarade qui se tenait près de lui et qui observait, fasciné, l’incroyable libération d’enthousiasme que ce premier départ du France soulevait sur le quai du Havre.
— Cette fois, Andrei, dit Gérard, la voix nouée par l’émotion, je sens que c’est la bonne ! Les anciens ont ramé toute leur vie sur des docks et des cargos pourris, mais nous, on rattrape le coup. On ne s’est pas battus pour rien ! Le France, c’est ce qui pouvait nous arriver de mieux.
Il en avait les larmes aux yeux. Toute cette joie sur le quai, ces camarades qui étaient venus de Saint-Nazaire et de toute la France pour accompagner le chef-d’oeuvre des chantiers navals français, ça le remuait jusqu’au plus profond du coeur. Le France, c’était leur bateau. Le sien et celui de ses copains-là en bas sur le quai qui ne partiraient pas pour ce grand voyage mais qui applaudissaient et pleuraient de joie avec les femmes et les enfants. Il avait fallu des années de savoir, d’intelligence et de volonté pour que le France soit tel qu’il était là. Les hommes des chantiers de l’Atlantique avaient réalisé ce rêve, ils étaient les magiciens de la profession et, en cet instant plus que jamais, Gérard et Andrei étaient fiers d’appartenir à cette lignée. Leurs regards francs avaient la force de ceux qui se savent à leur juste place, légitimes. Andrei parlait peu, il écoutait Gérard. Il aimait sentir l’émotion de son ami, un hypersensible qui ne pouvait s’empêcher d’exprimer tout ce qu’il ressentait. Le bonheur comme le malheur atteignaient toujours Gérard de plein fouet et le mettaient à fleur de peau.
À l’arrêt des machines, ils étaient sortis fumer une cigarette et regarder embarquer la longue file des passagers. Conscients du privilège qui était le leur de faire partie de l’équipage du France, ils profitaient du spectacle, debout dans l’ouverture d’une porte juste au-dessus de la ligne de flottaison, au bord du vide. Personne ne faisait attention à eux tant ils paraissaient minuscules, perdus dans le gigantisme de la coque. En se penchant et en levant le nez, Andrei pouvait deviner sur le pont tout le personnel au garde-à-vous, les officiers de l’état-major dans leurs uniformes neufs. Le bateau lâchait de longues volutes blanches qui s’échappaient vers le ciel. Un faux mouvement et Andrei se serait fracassé dix mètres plus bas contre les câbles de fer et d’acier dans l’étroite bande d’eau entre la coque du navire et le quai. Mais Andrei ne tombait pas. Il était de cette race d’hommes aguerris aux dangers des ports, façonnés par une jeunesse passée à charger et décharger sur les docks des tonnes de containers soulevés par des grues dans un bruit d’enfer. Des containers qu’il fallait savoir guider au-dessus de sa tête sans penser au danger. Ou plutôt en l’ayant constamment à l’esprit. Ce qui l’avait rendu vigilant, et vif.
— Allez, fit Gérard en jetant son mégot de cigarette et en se repliant vers l’intérieur du navire, viens, j’ai hâte de pousser les chaudières.
Un sourire illumina le visage d’Andrei. Lui aussi voulait sentir la puissance du bateau sur la haute mer et vérifier sa tenue. Il aimait passionnément son travail. La mécanique du France était la plus innovante du monde et pour ce jeune homme arrivé de Russie en France à l’âge de dix ans avec pour seul bagage une âme ravagée, se retrouver là, dans l’équipe de pointe chargée de manoeuvrer les rouages complexes de ce monstre d’acier, c’était de l’ordre du miracle !
La foule sur le port criait de joie et levait les bras au ciel, il y avait des foulards qui bougeaient dans l’air bleu. Une bouffée de bonheur l’envahit. Il tira bien fort sur sa cigarette puis, d’une pichenette, il l’envoya voler dans les airs et la suivit des yeux. Elle tournoya contre le ciel, rougeoyante. Le soleil était si éblouissant ce jour-là que, lorsqu’elle fut au plus haut de sa course, il dut fermer les paupières. Plus que jamais Andrei aimait ce pays de France qui l’avait accueilli. Il balaya une dernière fois du regard les quais et la foule enthousiaste, il les aurait tous embrassés et serrés dans ses bras. D’un geste vif et du bout de son pouce, il se signa le front machinalement comme il avait toujours vu sa grand-mère le faire. Lui qui n’avait jamais fréquenté les églises ni connu les rituels des âmes pieuses, il avait emporté avec lui ce geste symbolique qui le ramenait là-bas, très loin, plus loin que la ville de Saint-Pétersbourg où il avait vécu, sur ces terres glacées des montagnes d’Oural où passent les troupeaux d’élans au doux pelage clair et où, dans des chaumières anciennes, des grands-mères au visage ridé cuisent des petits gâteaux ronds qui croquent sous la dent. Andrei se demandait parfois s’il n’avait pas rêvé ces moments de sa toute jeune vie, avant le départ dans la grande ville russe, avant la tragédie qui l’avait laissé orphelin. Et même pire, vide à jamais de tout espoir en ce monde d’humains.
— Ho ! Tu arrives ?
Gérard était déjà sur les chaudières et lui faisait signe de se dépêcher. L’équipe était en place, prête à répondre aux ordres de la timonerie. Andrei s’était juré de ne plus repenser au passé. Aujourd’hui que sa vie s’ouvrait à d’autres horizons, il lui semblait qu’enfin son coeur se remettait à battre et peut-être même à avoir le goût du bonheur. Il devait avoir la force d’oublier.
— Je viens, dit-il pour rassurer Gérard.
Il ferma la porte avec soin, en testa les verrouillages méticuleusement les uns après les autres et rejoignit son poste. Andrei ne se pressait jamais. Quelque chose en lui refusait la tension.
Sur le quai, l’embarquement des passagers touchait à sa fin. Sophie, qui s’apprêtait à monter à son tour sur la passerelle, avait cru voir une cigarette tomber le long de son manteau et vérifiait que le fin cachemire n’était pas abîmé.
— Décidément il va falloir pousser pour vous faire monter ! Apparemment, vous n’en voulez pas de ce départ !
L’Académicien s’impatientait dans son dos. Contrariée par cette nouvelle intervention, Sophie s’aventura sur la passerelle en levant les yeux vers la monumentale coque noire du navire, si énorme qu’elle barrait toute visibilité. Face à cette masse impressionnante vue de si bas et d’aussi près, un léger vertige la prit.
— Mon Dieu ! fit-elle en fermant les yeux.
Puis, soucieuse de ne pas retarder davantage l’embarquement, elle les rouvrit aussitôt et découvrit le vide étroit et profond qui séparait le paquebot du quai et au-dessus duquel il lui fallait maintenant s’engager. Entre le bruit de la foule, la masse du bateau et la folie de ce moment incroyable, l’air était chargé d’électricité. C’est alors seulement que Sophie sembla prendre la mesure de ce qui se passait. Elle s’engageait sur un océan, elle allait flotter au-dessus de ces immensités d’eau glacée. La peur la gagna. Elle avait entendu parler de ce gigantesque paquebot que l’on disait insubmersible et qui avait sombré dans les eaux glaciales : le Titanic. Elle avait même lu un livre relatant dans le moindre détail les dernières heures de cette tragédie et vu des photographies de l’époque, des dessins évoquant le terrible naufrage. L’un revint à sa mémoire avec précision. Il montrait en coupe la taille dérisoire du paquebot en comparaison des profondeurs abyssales de l’océan sur lequel il voguait. À ce souvenir, elle vacilla et s’agrippa à la balustrade. Cet océan était l’Atlantique Nord. Celui-là même sur lequel elle partait.
— Vous avez un malaise ? Ça ne va pas ? L’Académicien voyait bien qu’elle n’était pas dans son état normal.
— Non, non, dit Sophie en se ressaisissant. Je crois que j’ai une petite indigestion depuis hier, ce n’est rien.
Et sans plus attendre elle gravit la passerelle d’un pas résolu. Quand elle posa enfin le pied sur le France, son visage était blême, mais elle souriait comme si de rien n’était.