— Bienvenue !
Alignés de chaque côté de l’entrée du navire, de jeunes mousses en habit rouge et noir avec de petits calots l’accueillirent avec un remarquable sens de la coordination juste avant qu’une hôtesse ne s’avance vers elle et ne l’entraîne à l’intérieur du hall d’embarquement. Sophie ne put retenir un cri d’émerveillement et porta les mains à son visage.
— Mon Dieu ! fît-elle. Comme c’est beau !.
Dans leurs uniformes blancs à boutons dorés les membres de l’état-major et tous les officiers sourirent de plaisir. Impeccablement groupés autour de leur commandant pour accueillir les passagers et les invités, ils ne se lassaient pas de l’émerveillement de ces derniers à la découverte des aménagements intérieurs de leur navire.
Tout avait été dit à ce sujet, le pire et le meilleur.
« Avec le France, on passe du Lalique au formica ! » avait lancé en forme de boutade un grincheux, ou un homme lucide, selon l’avis que l’on avait sur le formica, matériau qui commençait à faire fureur et qui allait, dès les années suivantes, envahir les cuisines et les salles à manger de tout le pays, et reléguer dans le fond des granges les bahuts de noyer et les tables de chêne.
« Quelle hérésie de voir ça sous cet angle alors que c’est le savoir des meilleurs artisans français réunis qui s’exprime dans sa plus grande modernité ! Preuve que nous sommes un pays d’avenir ! » avait dit un autre pour qui le talent ne pouvait se figer dans le passé, si cher soit-il au coeur des hommes du présent. À part les avis contradictoires des uns et des autres et quelques photos données en avant-première dans Paris-Match, personne ne savait ce qu’il en était réellement de la décoration du France. Sophie le découvrait en cet instant, éblouie par la grande clarté et le luxe des matières, brillantes et légères, qui offraient à l’oeil une vision indéniablement nouvelle. Jamais elle n’avait ressenti l’impression futuriste qui se dégageait du hall immense. Des lambris de métal oxydé gris-bleu recouvraient l’ensemble des cloisons, créant un effet de moire métallique et, de chaque côté d’un grand escalier à la rampe étincelante d’aluminium plié et d’inox poli, deux sculptures en ruban d’acier posées sur des socles de verre évoquaient des météores croisés dans un espace intersidéral. Pas de foule, pas de piétinement sur la splendide moquette rouge qui relevait cet ensemble aérien d’une note de faste. Juste une parfaite harmonie, un glissement des passagers émerveillés dirigés sans heurts par des professionnels de grande tenue vers des cabines encore mystérieuses.
Que de grâce il y avait dans cet ensemble léger ! Que de sensations inconnues Sophie éprouvait dans ce fascinant et déroutant décor ! De hauts bouquets de glaïeuls jaillissaient des vases de cristal, et les uniformes des marins et des officiers apportaient à l’ensemble une touche de sensualité masculine inattendue et troublante.
C’est alors qu’un Américain enthousiaste poussa ce cri venu du coeur :
— Ah ! La France !
Autour de lui, les voyageurs, visiblement touchés, applaudirent avec délicatesse pour marquer leur assentiment.
— Ces Américains n’ont aucun goût, chuchota l’Académicien. Mais enfin, ajouta-t-il, tant qu’ils saluent la France !
Noyés dans la gaieté générale, ses ronchonnements ne trouvèrent aucun écho.
— Sophie, Sophie ! ! !
Une jeune femme blonde en tailleur couture de tweed gris clair l’interpellait. Sophie reconnut Béatrice, une amie journaliste qui signait dans un hebdomadaire féminin.
— Viens, fît cette dernière en la prenant par le bras, mettons-nous sur la droite. J’ai l’impression que les invités importants vont de ce côté-là. Pour l’attribution des cabines, ce doit être mieux, il y a tous les officiels. Regarde, il y a Tino Rossi, Juliette Gréco...
Mais elle fut interrompue par un grand brouhaha. Tous les regards se tournèrent vers les portes du grand hall. Michèle Morgan, au faîte de sa gloire et de sa beauté, venait d’apparaître en manteau de vison. Distribuant avec discrétion des sourires de star, elle ôtait avec une élégance étudiée une petite toque de fourrure claire délicatement posée sur le haut de son chignon banane. Instinctivement, la voyant si gracieuse, Sophie se redressa. Très sensible au style sophistiqué de l’actrice, galvanisée par le luxe des lieux, elle ne voulait pas être en reste question tenue. Sophie avait bien compris que ce voyage serait l’endroit idéal pour tester ses propres talents. Elle avait préparé ses bagages avec un soin minutieux. Son modèle en la matière était l’actrice brune au port altier qu’elle avait vue dans La Dolce Vita deux ans auparavant, et qui représentait pour elle la féminité absolue. Du film de Federico Fellini qui avait fait un immense scandale à cause des personnages dépravés qu’il mettait en scène, Sophie n’avait retenu que ces moments de grâce italienne où la fine silhouette d’Anouk Aimée croisait celle de Marcello Mastroianni dans les rues de
Rome. Twin-sets, cachemires souples, robes noires ajustées, escarpins, foulards à nouer autour du visage, lunettes fumées et chemisiers blancs, robe de dîner mi-longue aux épaules nues, Sophie n’avait rien oublié de la garde-robe raffinée de l’actrice. Elle avait fait toutes les boutiques et couru tous les magasins, choisissant minutieusement le moindre accessoire nécessaire à sa panoplie de belle indifférente. Car elle avait cru comprendre que ce chic désenchanté faisait la marque des stars et gagnait la jeunesse dorée de l’époque. Négligeant les aspects sombres et désespérés de La Dolce Vita, Sophie se voulait une jeune femme à la mode, raffinée et distante. Tâche qui lui demandait de gros efforts, car elle était l’inverse : naturelle, enthousiaste et spontanée.
— Écoute, répondit-elle à Béatrice en prenant soin d’afficher un air blasé, je reste où je suis.
Béatrice haussa les épaules et se dirigea du côté droit du grand hall, espérant attirer l’attention de l’état-major. Elle pensait qu’ainsi, mêlée au groupe des célébrités, elle entrerait sur le navire dans les meilleures conditions et bénéficierait d’une cabine de premier ordre. Sophie la regardait faire en se disant que, décidément, Béatrice commençait mal. Déjà elle voulait plus que ce qu’elle avait, comme à son habitude. En vain. Sa tentative de se faire remarquer en s’avançant dans le sillage de Michèle Morgan échoua. L’état-major au grand complet, infantilisé par le mythe de l’actrice aux yeux bleus, l’ignora complètement. Quelle importance, la cabine ! se disait Sophie. Dans un navire pareil toutes doivent être largement à la hauteur. Sur le plus beau bateau du monde elles allaient découvrir New York en compagnie de la société la plus élégante qui soit, il y avait de quoi contenter les plus avides. Mais, parmi les privilégiés, Béatrice voulait être tout au sommet, et ne serait jamais satisfaite tant qu’il y aurait ne serait-ce qu’une seule personne plus haut qu’elle sur la pyramide des faveurs.
Sophie aussi adorait les faveurs, mais pas au prix de l’acharnement de Béatrice. Ainsi, alors que cette dernière avait manoeuvré et usé de toutes ses relations pour se faire inviter, Sophie avait cru à une erreur lorsque son journal l’avait désignée pour participer à la traversée. Dans sa rédaction, les grands reporters aguerris aux bons plans se jetaient systématiquement sur les bonnes occasions, et le voyage du France était la plus belle à se présenter depuis bien longtemps. Cinq jours en mer sur un paquebot de luxe à déjeuner, dîner ou prendre le thé, tous les journalistes du monde voulaient en être. Seulement le journal ne disposait que d’un seul billet, et la guerre entre les reporters avait fait rage. Ne sachant lequel favoriser de ses grands lieutenants, coupant court à la polémique qui commençait à tourner au vinaigre, le rédacteur en chef avait subitement désigné Sophie au prétexte que sa plume féminine donnerait un ton différent au reportage.
— L’important c’est d’en être, avait expliqué Béatrice à Sophie. Après, tout le monde oublie le pourquoi du comment. On sait simplement que tu as fait partie des reporters envoyés pour le premier voyage du France ; et c’est bon pour ta notoriété.
Sophie savait que Béatrice n’avait pas tort mais elle pensait que tant d’embrouilles ne valaient pas la peine pour un voyage, si prestigieux soit-il. En tout cas elle avait accepté ce qui s’offrait à elle par miracle, sans penser une seule seconde ni à la déception de ses collègues exaspérés d’être écartés à son profit, ni au fait qu’elle se retrouverait en haute mer. Car là il y avait un problème auquel elle n’avait pas du tout pensé. Si Sophie aimait les bords de mer vus de la plage, elle se baignait rarement.
Elle détestait la sensation de ces quantités d’eau au-dessous d’elle, et elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer des méduses gluantes, des algues traîtresses, prêtes à la tirer vers le fond. Quant à traverser ces immensités liquides qu’on appelait les océans, ça ne lui serait jamais venu à l’idée. Sophie aimait les bateaux de loin, vus depuis la terre ferme. Or voilà qu’elle allait voguer pendant cinq jours et quatre nuits sur l’océan le plus grand, celui dont les courants inquiètent jusqu’aux plus courageux des marins : l’Atlantique Nord. Mais Béatrice revenait :
— Bon, finalement il vaut mieux qu’on reste là. Les équipes de la télévision et de Paris-Match ont déjà leurs cabines, et comme nous n’avons pas encore les nôtres, mieux vaut ne pas s’entendre dire devant eux qu’il n’y a rien de prévu pour nous. Surtout qu’il y a ce photographe qui se prend pour je ne sais qui parce qu’il photographie les stars ! Tu parles d’une affaire !
Béatrice avait échoué dans sa tentative d’intégrer le gotha et, comme toujours quand ça ne marchait pas, elle critiquait et intégrait Sophie, qui n’avait rien demandé, à sa démarche ratée.
Deux mousses en habit rouge prirent leurs bagages et un autre leur ouvrit la porte d’un ascenseur qui ressemblait à une oeuvre d’art abstrait. Mais au lieu de monter, l’ascenseur descendit et, quand la porte se rouvrit, Béatrice se pressa aux côtés de Sophie.
— Je te parie qu’ils nous ont mises en deuxième classe !
— On parlera plus tard, attendons de voir, répondit à voix basse Sophie tout en suivant dans la coursive les jeunes grooms qui les conduisaient à leurs cabines.
Le chemin fut long. Elles passèrent des portes, puis un escalier, puis une autre coursive. Béatrice n’en pouvait plus.
— Tu n’as pas remarqué ? D’abord l’ascenseur est descendu d’au moins deux étages, et maintenant on n’en finit pas d’arriver.
— Le bateau est grand, c’est normal.
— En général, pour aller en première classe, on monte et on va vers l’avant. Ça paraît logique. Là, je suis sûre qu’ils nous emmènent vers l’arrière.
— Ah oui ? répondit Sophie dont le sens de l’orientation était complètement chamboulé. Quelle idée ! Tu sais bien qu’il n’y a pas de classes sur ce navire.
— Mais bien sûr que si ! Il y en a deux. Tu as vu la moquette ?
— Quoi encore, la moquette ? dit Sophie qui commençait à être exaspérée par les sarcasmes de son amie. Elle est magnifique !
— Oui. Mais elle est grise. Ce n’est pas bon signe, insista Béatrice. Dans le grand hall, je ne sais pas si tu as remarqué, elle était d’un rouge somptueux. Je suis sûre que la moquette de la première classe est rouge et, pour la distinguer, celle de la seconde est grise. C’est classique, tu vas voir.
Sophie n’avait que faire de ce changement de couleur. Pour elle, non seulement les déductions de Béatrice étaient sans intérêt, mais, pire, elles frôlaient le ridicule. Parmi les innovations de ce navire qui avaient fait le plus de bruit, la disparition des classes traditionnelles était en première ligne. Première, deuxième, troisième classes ? Hop, disparues.
Avec l’élévation générale du niveau de vie et la naissance d’une société de loisirs, ce début des années 1960 marquait un changement majeur des deux côtés de l’Atlantique. Comme ils étaient loin, les émigrants avec leurs pauvres baluchons qui laissaient tout derrière eux pour aller en Amérique convertir leur misère en dollars.
À leur place étaient apparus les touristes. Et les constructeurs avaient suivi l’évolution sociale en préservant subtilement certains privilèges. Il y avait maintenant une première et une autre appelée « touriste ». Lors de la présentation du navire à la presse, tout cela avait été expliqué. Les constructeurs avaient la volonté d’aller plus loin dans leur souci de démocratisation en divisant non pas verticalement le navire, mais horizontalement. Ce qui changeait tout. La première classe n’avait plus le monopole des meilleurs emplacements, on avait une vision panoramique de l’océan sur tous les ponts supérieurs.
Fini de caser le dortoir des pauvres sous les salons des riches ! Tout le monde a le droit d’avoir de l’espace dans sa cabine, de la lumière, et de profiter de la vue de l’océan. Sur le France, il y a du luxe pour tous !
Les journalistes avaient bien relayé cette information donnée lors de la conférence et Sophie avait noté cet aspect social, dans l’air du temps. Aussi, indifférente aux jérémiades de Béatrice, elle s’efforçait de marcher avec le plus de grâce possible le long de la coursive claire où les précédaient les deux jeunes grooms chargés de leurs bagages. Ils s’arrêtèrent enfin. L’un ouvrit la porte d’une cabine, l’autre entra pour déposer les bagages puis ressortit immédiatement.
— Voilà, mesdemoiselles, firent-ils d’une même voix en tendant chacun une clef. Vous êtes chez vous.
— Comment ça, chez nous ! s’exclama Béatrice. Je ne vois qu’une cabine ! On n’a pas de cabines particulières ?
— Euh... non, dit un groom.
— Vous êtes sûr ?
— Oui. À moins qu’il n’y ait une erreur. Attendez, je regarde. (Il consulta la fiche qu’il tenait glissée dans la pochette intérieure de son spencer rouge et il lut) Mlles Maucor et Fréau, c’est bien ça ?
— Mais, insista Béatrice, stupéfaite, on a pu se tromper dans les listes d’attribution.
— Entrez donc, dit alors le groom gentiment. Vous verrez, les cabines sont magnifiques et très confortables, vous allez être surprises.
— Écoutez, je veux une cabine particulière et ma consoeur aussi. Partager la même n’est pas très professionnel. Nous avons besoin de repos le soir pour rassembler nos notes. Nous devons être au calme. C’est le minimum.
Gênés, les jeunes grooms s’empressèrent d’expliquer que le France était complet, mais qu’ils feraient part de cette demande au commissaire.
— Non. Je le ferai moi-même, trancha Béatrice. Prise à partie sans avoir rien demandé, Sophie se retint d’intervenir. Mais une fois les grooms disparus, elle explosa :
— Écoute, Béatrice, la prochaine fois que tu fais un scandale de cette sorte, tu le fais toute seule et tu ne m’y mêles pas. Choisis la couchette que tu veux et installe-toi. Je vais faire un tour et je reviendrai quand tu auras fini.
Et, sans même jeter un coup d’oeil à l’intérieur de la cabine, elle laissa Béatrice en plan et sortit prendre l’air.