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La femme se détacha brutalement de
Higgins, tendit un index accusateur vers Adonis Forsyte,
l’explorateur, et déclara avec hargne :
– C’est lui qui a tenté de me tuer !
Il m’a tiré dessus !
La première émotion passée,
l’explorateur protesta de son innocence.
– Maître Root ! Qu’est-ce que vous
racontez ? J’ai tiré pour m’annoncer, je ne vous avais même pas
vue, avec toute cette neige !
Kathryn Root, notaire chargée de
veiller à la bonne exécution du testament de Lord James Rupert, se
redressa en respirant bruyamment. Épaisse, lourde, les épaules
carrées, les cheveux très courts coupés à la garçonne, les dents en
avant et le menton en galoche, Kathryn Root fit quelques pas d’une
démarche virile et se planta en face de l’explorateur qui,
impressionné, recula.
– Admettons, Adonis ! Mais vous avez
quand même effrayé mon cheval, stupide individu ! Il m’a
désarçonné, est retourné à l’écurie, et j’ai failli me tuer en
tombant. C’est un peu fort, non ?
– Un peu, avoua piteusement
l’explorateur.
– Si ce monsieur ne m’avait pas
secourue, poursuivit le notaire en désignant Higgins d’un mouvement
de menton, je serais morte de froid dans un tombeau de neige
!
Divers soupirs émanèrent de
l’assistance.
– Quelle horreur ! estima la comtesse
von Rigelstrand.
Kathryn Root alluma un cigare de
bonne taille après en avoir avalé l’extrémité, déchiquetée d’un
coup de dent.
– Laissons ça, décida-t-elle.
Aldebert, allez me chercher une pommade pour ma bosse. L’essentiel,
c’est que vous soyez tous réunis. Si longtemps après, je ne
m’attendais pas à vous retrouver vivants et en bon état ! L’appât
du gain, ça conserve.
La comtesse eut un haut-le-corps. Le
baron lui tapota la main pour la réconforter. L’explorateur frémit
d’indignation.
– Arrêtez de proférer des stupidités,
exigea le docteur Fitzgerald. Vous êtes ici pour faire votre
métier, pas pour donner votre opinion. Elle n’intéresse
personne.
Kathryn Root se nettoya
vigoureusement le front avec un immense mouchoir marqué à ses
initiales.
– Je n’aime pas qu’on me parle sur ce
ton, docteur. Mon opinion ne vous intéresse peut-être pas, mais
c’est moi qui possède le testament. Soyez un peu plus poli que
d’ordinaire si vous voulez en entendre lecture.
Le légiste haussa ses épaules
étroites.
– Rien que du boniment, maître Root !
Vous êtes bien obligée de vous conformer aux dernières volontés de
Rupert si, vous aussi, vous voulez tirer votre épingle du
jeu.
Kathryn Root, importunée, se détourna
du petit docteur et se planta face à Higgins, les mains sur les
hanches.
– Au fait, monsieur mon sauveteur,
qui êtes-vous donc ? Je ne vous ai pas adressé de
convocation.
Higgins, qui avait peu l’habitude
d’être interrogé et moins encore celle d’être interpellé de cette
manière, ne se départit point de son calme.
– Inspecteur Higgins, de Scotland
Yard, accompagné de mon collègue, le superintendant
Marlow.
– Scotland Yard ! s’exclama le
notaire. Vous avez dix ans de retard ! Il n’est plus temps
d’enquêter sur le décès de Lord Rupert, ce me semble !
Higgins hocha la tête,
dubitatif.
– J’ai peut-être une nuit d’avance,
maître. S’il y a un criminel parmi vos invités, sans doute n’a-t-il
pas achevé son travail.
La déclaration de
l’ex-inspecteur-chef plongea l’assemblée dans le silence pendant de
longues secondes. Chacun attendait que l’autre opposât une vive
dénégation aux soupçons de l’homme du Yard.
La surprise passée, Kathryn Root
s’enflamma.
– Aberrant, estima-t-elle. Lord
Rupert assassiné, ça n’a aucun sens ! Il était entouré de ses
cousins et cousines, ici présents. Il jouissait enfin d’une
affection dont il avait été privé par ses voyages incessants. Non,
inspecteur, vous faites fausse route. Lord Rupert est mort de
vieillesse et de maladie, dans son lit. Le docteur Fitzgerald a
d’ailleurs délivré un permis d’inhumer en bonne et due
forme.
Patrick Fitzgerald inclina sa trop
lourde tête en signe d’acquiescement. Ses sourcils broussailleux
furent soulevés par un tic.
Scott Marlow avait le plus grand mal
à discerner les émotions plus ou moins fugaces qui s’inscrivaient
sur les visages des participants à cette scène, tant la lumière
fournie par les bougies et les candélabres était faible et
incertaine. Le superintendant avait l’impression que le baron, le
médecin et son épouse prenaient plaisir à jouer avec l’ombre et les
ténèbres, se dissimulant dans les zones d’obscurité dès qu’elles se
propageaient, tandis que l’explorateur et la comtesse se
déplaçaient d’un ou deux pas pour demeurer dans une relative
clarté.
– Cousins et cousines, murmura
Higgins pour lui-même. Tous des parents du défunt… Que contient le
testament de Lord Rupert ? demanda-t-il au notaire.
– Impossible de vous répondre avant
ce soir, minuit, rétorqua Kathryn Root, acide. Il y a dix ans, le
premier testament lu devant cette assemblée précisait qu’il
faudrait attendre cette nuit pour connaître les ultimes volontés du
défunt. Nous voici bientôt parvenus à l’heure exacte. Je donnerai
donc communication de cet ultime document autour de la table du
banquet, dûment dressée pour célébrerChristmas,comme l’avait expressément souhaité Lord
Rupert. Mais en quoi cela vous concerne-t-il, inspecteur ? Vous
n’avez rien à faire ici. Cette réunion exceptionnelle intéresse les
membres de la famille, et eux seuls.
– Tout à fait d’accord, approuva
Scott Marlow. Nous avons effectivement appris ce que nous désirions
savoir. Le moment est venu de regagner Londres et de vous laisser
dans l’intimité.
– Vous prendrez bien un petit alcool
avant de faire cette longue route ? proposa, pincé, le
majordome.
– Ma foi, opina le superintendant, ce
n’est pas de refus. Qu’en pensez-vous, Higgins ?
Scott Marlow se tourna vers son
collègue qui, pendant qu’Aldebert Tilbury se dirigeait vers
l’office, extrayait d’une de ses poches le message reçu à son
cottage.
– Je ne quitterai pas cette demeure,
annonça l’ex-inspecteur-chef sur un ton aussi serein que ferme,
tant que je n’aurai pas compris pourquoi un mort m’a fait parvenir
d’outre-tombe l’avant-dernière page de son journal intime et tant
que je n’aurai pas identifié la personne qui a déchiré la dernière
page où Lord Rupert avait lui-même écrit le nom de son
assassin.