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Effrayé, le baron se cacha derrière
la comtesse qui redressa le buste pour se présenter face à
l’ennemi.
– Que fait donc ce majordome stupide
! protesta-t-elle. C’est à lui d’aller voir, nous sommes en danger
!
Scott Marlow, qui tâta son arme
réglementaire, n’était pas loin de partager l’avis d’Arabella von
Rigelstrand. Scotland Yard saurait, si nécessaire, se montrer à la
hauteur de l’événement, mais la méconnaissance du terrain
nécessitait la présence d’Aldebert Tilbury aux
avant-postes.
Higgins, mains croisées derrière le
dos, semblait statufié. Seuls ses yeux mobiles, attentifs,
prouvaient qu’il ne perdait rien ni personne de vue. Scott Marlow
enviait parfois cette incroyable capacité de
concentration.
Sortant de l’office, le majordome,
après avoir jeté un regard inquiet en direction de la comtesse,
marcha à pas hésitants vers la porte d’entrée.
Cette dernière s’ouvrit brusquement,
laissant s’engouffrer un tourbillon de gros flocons dans le hall
deLost Manor.
Chacun cessa de respirer, s’attendant
à voir apparaître une créature monstrueuse, voire un cousin du
Yéti, l’abominable homme des neiges.
– Là, hurla le baron Hyeronimus
Breakstone, dont le teint devint encore plus verdâtre, là ! Un
fusil !
De fait, perçant l’écran neigeux, le
canon d’un long fusil de chasse. Puis vint la main gantée qui le
tenait.
– Il va tirer, il va tirer
!
Le baron s’abrita davantage derrière
la comtesse qui avait pris soin de se placer derrière le majordome,
situé dans la ligne de tir. Scott Marlow, constatant que Higgins ne
bougeait pas d’un pouce, ne bougea pas non plus. Dignité
oblige.
Le canon s’abaissa. L’agressif
visiteur, s’ébrouant comme un chien mouillé, sortit de la masse
neigeuse. Vêtu d’un épais manteau de fourrure de couleur blanche,
il ressemblait à un ours polaire, à ce détail près que son nez
était nettement plus rouge que celui du plantigrade. Un bonnet
d’astrakan, enfoncé jusqu’aux oreilles, lui cachait presque les
yeux.
– Par Bonkoku, quel sale temps !
jura-t-il d’une voix ferme en ôtant son couvre-chef et en le jetant
sur une chaise.
Ainsi découvrit-il un crâne
parfaitement lisse, d’une délicieuse teinte rose.
– Adonis… Adonis Forsyte ! s’exclama
le baron. Mais… tu n’es pas mort ?
– Je n’en ai pas l’impression,
répondit Adonis Forsyte, jovial, se débarrassant de son manteau
qu’il tendit au majordome.
Il s’avança vers Hyeronimus
Breakstone, le prit dans ses bras et le gratifia d’une violente
accolade.
– Ce vieil hibou de Hyeronimus !
Toujours dans les antiquités ?
– D’où venez-vous et que
cherchez-vous ici ? interrogea la comtesse Arabella, articulant à
peine pour manifester sa désapprobation devant ces marques
d’exaltation et signifiant par là qu’elle s’adressait à un
inférieur, roturier de surcroît.
– Je pense, intervint Higgins, que
Mr. Forsyte vient de cette province africaine qu’on appelle le
Zoulouland.
Adonis Forsyte ouvrit des yeux
étonnés.
– Comment… comment le savez-vous ?
Vous m’avez suivi ? Et d’abord, qui êtes-vous ?
– Higgins, de Scotland Yard. Bonkoku
est une divinité adorée par les anciens Zoulous. Pour avoir entendu
son nom, il faut être allé chez eux.
Scott Marlow, autoritaire,
s’interposa.
– Veuillez déposer immédiatement
votre arme, monsieur Forsyte. En tant que superintendant du Yard,
j’exige des explications sur le coup de feu que vous avez
tiré.
– Si Monsieur permet, proposa le
majordome, recueillant le fusil des mains de l’imposant chauve,
devenu doux comme un agneau.
– Je m’annonce toujours comme ça,
confessa-t-il, un peu piteux, quand je suis dans un coin perdu.
Ici, avec cette neige, ce château isolé, ce silence… Je me
demandais s’il y avait quelqu’un de vivant. Il vaut mieux signaler
sa présence, car on attrape vite un mauvais coup. Dans la brousse,
vous savez, on ne procède pas autrement.
Arabella von Rigelstrand, dégoûtée,
tourna la tête en direction d’une tapisserie flamande représentant
une scène de marché sous la neige.
– Adonis, expliqua-t-elle, est ce
qu’il est convenu d’appeler un explorateur, un chasseur de fauves.
Il passe sa vie dans des pays impossibles, aux noms imprononçables,
peuplés de sauvages qui se mangent entre eux. Nous étions persuadés
qu’il avait été dévoré depuis longtemps.
L’explorateur écarta les jambes et
croisa les bras, comme s’il se campait fièrement sur un trophée de
chasse.
– Le bel Adonis est toujours de ce
monde, ma bonne comtesse, et pour longtemps ! Je vais même vous
faire une confidence…
Adonis Forsyte franchit en quelques
pas l’espace qui le séparait d’Arabella von Rigelstrand et se
pencha vers elle, lui parlant à l’oreille.
– Les sauvages, c’est moi qui les ai
mangés !
La comtesse poussa un petit cri,
bondit en arrière, bousculant le baron. Adonis Forsyte éclata de
rire. Le majordome, ne se mêlant pas aux affaires des gens du
monde, se retira avec le bonnet en astrakan, le manteau d’ours
polaire et le fusil de chasse.
– Pourquoi avoir quitté le Zoulouland
pour venir passer Noël àLost Manor ? insista Higgins.
– Pour l’héritage, par Bonkoku !
répondit sans détours l’explorateur. Le rendez-vous a été fixé il y
a dix ans, mais j’ai bonne mémoire. Si j’avais oublié, d’ailleurs,
la convocation du notaire aurait suffi à me rappeler à mes
devoirs.
– Convocation qui vous est parvenue
en Afrique ? s’étonna Higgins.
– Non, hésita à répondre Adonis
Forsyte. À mon domicile londonien où je prenais quelques jours de
repos après une chasse très mouvementée. J’aimais beaucoup Lord
Rupert. Un sacré bougre, comme moi ! On aurait pu courir le monde
ensemble, s’il n’avait pas eu une sacrée tête de bois ! L’argent,
ce n’est pas mon problème, mais l’amitié, ça ne se marchande pas.
Je serais revenu du fin fond d’un volcan.
Scott Marlow observait avec suspicion
le truculent personnage. Higgins lui avait appris à se méfier de ce
type d’individu, sympathique, ouvert, le cœur sur la main,
déployant une chaleur communicative pour mieux masquer
d’inavouables turpitudes.
– Quand êtes-vous venu ici pour la
dernière fois ? interrogea le superintendant, passant devant le
baron et la comtesse, visiblement peu satisfaits de l’arrivée
fracassante de l’explorateur.
– Eh bien… Il y a dix ans. J’étais là
quand ce vieux forban de Rupert a passé l’arme à gauche. Il était
bien malade, le pauvre, et n’avait pas l’habitude de rester au lit.
Mourir comme ça, lui, un brigand de grands chemins… Ça le rendait
fou de rage.
– Quel genre de maladie ? demanda
Higgins, lissant sa moustache.
– Aucune idée, avoua l’explorateur,
balançant les bras à la manière d’un orang-outang.
– Probablement de l’emphysème
compliqué d’une thrombose cardiaque, précisa le baron. L’organisme
était délabré. Le corps médical s’est avéré
impuissant.
La nuit tombait vite. Les flocons de
neige s’épaississaient. On n’y voyait plus à deux mètres. Scott
Marlow fut en proie à une bouffée d’angoisse. Et si la Bentley
était inaccessible ? Et si le chemin était impraticable ? Il
n’envisageait pas un seul instant de demeurer des heures durant
dans ce manoir glacial, encore moins d’y passer la nuit. Il lui
fallait se rassurer sans perdre une seconde.
– Je dois m’absenter, glissa-t-il à
l’oreille de Higgins.
L’ex-inspecteur-chef ne manifesta pas
d’opposition. Le baron et la comtesse, l’air noblement pincé,
dévisageaient Adonis Forsyte d’un œil critique. Higgins commençait
à s’habituer à l’immense demeure, à ses vastes espaces peuplés de
mille objets hétéroclites. Si crime il y avait eu, elle en avait
été le témoin attentif. Il faudrait donc la faire parler, avec tact
et méthode.
– À quel titre vous trouviez-vous
àLost Manor,il y a dix ans, monsieur
Forsyte ?
– Au même titre que le baron et la
comtesse, répondit vertement l’explorateur. Lord Rupert avait
invité ses plus proches amis pour unChristmasexceptionnel. Au lieu de cadeaux, c’est sa
mort et un testament qu’il nous a offerts, le pauvre vieux. Un
testament qui ne sera pleinement exécutoire que cette
nuit.
– Nous devrions éviter de parler sans
cesse de ce testament, recommanda Hyeronimus Breakstone. Ce n’est
qu’un détail sans importance. L’essentiel est…
– … l’auguste mémoire de notre noble
ami, compléta la comtesse Arabella von Rigelstrand. Je ne suis pas
sûre, au demeurant, qu’il eût apprécié la présence d’un
traîne-savates comme Forsyte.
L’explorateur s’empourpra. Une
violente colère s’empara du jovial personnage, lui donnant une
allure des plus rébarbatives.
– Inspecteur, exigea le baron d’une
voix aiguë, faites votre devoir ! Empêchez cet homme de nous
agresser !
Adonis Forsyte, tel un fauve,
semblait prêt à se jeter sur le couple. Il était devenu un chasseur
enfiévré, aussi cruel que la proie qu’il désirait
tuer.
Higgins se serait sans doute
interposé si un incident dramatique ne s’était produit, figeant
chacun sur place. De la nuit glacée monta la voix angoissée du
superintendant Marlow, lançant un pathétique :
– Au secours !