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– C’est scandaleux, protesta Adonis Forsyte, l’explorateur. Nous réunir dans cette salle à manger où a eu lieu le crime et nous retrouver en présence du cadavre d’Aldebert ! Vous exagérez, inspecteur !
– Vous êtes bien délicat, tout à coup, ironisa la comtesse Arabella, vous qui avez l’habitude de fréquenter des dépouilles d’animaux.
– Cette fois, rugit Adonis Forsyte, vous méritez une bonne fessée !
Le superintendant Scott Marlow s’interposa, empêchant l’explorateur d’agresser Arabella von Rigelstrand.
– Maîtrisez-vous, monsieur Forsyte !
L’explorateur, furibond, retourna s’asseoir.
Higgins, qui avait pris place à l’une des extrémités de la table du banquet, avait demandé à Scott Marlow de disposer une rangée de sièges près de l’entrée de la salle à manger indienne. Les deux policiers avaient pris soin à ce que l’on ne touchât à rien.
Le décor, dévasté, rendait sinistre la vaste pièce où le froid s’était accentué. Personne n’osait regarder le cadavre d’Aldebert Rupert.
– Je vous ai tous conviés ici, expliqua Higgins, afin que soit officiellement donnée lecture du dernier testament de feu Lord James Rupert.
Un épais silence succéda à ces paroles. À droite de Higgins, sur une chaise aux formes lourdes provenant du Pendjab, Kathryn Root tenait d’une main ferme une liasse de documents. À sa gauche, le superintendant Marlow, qui ne quittait pas des yeux les cousins et les cousines des Rupert : Patrick et Thereza Fitzgerald, se tenant par la main ; Adonis Forsyte, légèrement en retrait ; la comtesse Arabella von Rigelstrand, regardant le plafond ; le baron Hyeronimus Breakstone, observant la comtesse.
– J’aimerais, continua l’ex-inspecteur-chef, que Me Root rappelle les circonstances juridiques du drame.
– C’est inutile, estima le baron Breakstone. Nous sommes tous au courant. Abrégeons les formalités.
– C’est moi qui mène cette enquête, l’interrompit Higgins, aimable mais ferme. Nous croyons parfois tout savoir, baron, et nous nous leurrons. Qui de nous serait capable, à cet instant, de désigner avec certitude le criminel ? Se hâter est diabolique, disait le Moyen Âge que vous appréciez tant. Mieux vaut partir sur des bases solides. Nous vous écoutons, maître Root.
Kathryn Root se leva. Les dents en avant, le front bas, le faciès viril, le notaire n’ôta pas le cigare éteint fiché entre ses lèvres.
La voix nasillarde s’éleva.
– Voilà exactement dix ans, alors que les mêmes personnes ici présentes se trouvaient àLost Manorpour fêterChristmassur l’invitation de Lord James Rupert, ce dernier m’a convoquée, à cinq heures du matin.
– Comment vous est parvenue cette convocation ? demanda Higgins. Il n’y a pas de téléphone, ici.
– Par l’intermédiaire du docteur Fitzgerald.
– Est-ce bien exact, docteur ?
– En effet, répondit ce dernier. Lord James s’était réveillé au milieu de la nuit. Ses hurlements de douleur avaient alerté toute la maisonnée. Il m’a ordonné, avec sa sécheresse naturelle, de me rendre chez Maître Root qui était la seule d’entre nous à ne pas résider àLost Manor.Cette année-là, il n’y avait pas de neige. Le baron Breakstone m’a conduit jusqu’à chez elle et nous l’avons ramenée ici. Maître Root est montée auprès de Lord James et elle est restée dans sa chambre plus d’une heure.
– Que vous a dit Lord Rupert ? interrogea Higgins, se tournant vers Kathryn Root.
– Il avait décidé d’annuler son précédent testament où il privilégiait son frère Aldebert de manière presque absolue. Il était persuadé que ce dernier voulait le tuer et que sa récente maladie était due à un empoisonnement. Il se croyait perdu. Il m’a indiqué de nouvelles dispositions testamentaires. D’abord lire, aussitôt après son décès, un document obligeant Aldebert à servir comme majordome àLost Manor,sous un nom d’emprunt, pendant dix ans. Ce serait son châtiment, m’a-t-il confié. Au terme de ces dix années, ayant expié sa faute, il redeviendrait l’héritier principal de la fortune de Lord James, à condition qu’aucun objet n’ait disparu deLost Manoret que l’ensemble de la famille constate que la demeure ait été parfaitement entretenue. De plus, Lord James m’a remis ce document. Celui que nous devons dévoiler aujourd’hui.
Kathryn Root exhiba une enveloppe fermée de sept sceaux et portant sept signatures.
– Ces sept sceaux, expliqua-t-elle, ont été déposés par les personnes ici présentes, plus… Aldebert. Nous avons tous signés et nous pouvons tous authentifier cette enveloppe que j’ai conservée par devers moi pendant dix ans.
– Vous m’avez joué une petite comédie, maître, observa Higgins, lorsque vous m’avez laissé croire que vous connaissiez le contenu de cet ultime testament que je tentais moi-même de deviner.
Kathryn Root alluma son cigare.
– Un jeu bien innocent, inspecteur. À présent, je vais faire circuler cette enveloppe pour que chacun puisse vérifier que tout est en règle.
Chacun des membres de la famille examina son cachet et sa signature. Personne ne décela d’anomalie.
– Décachetez vous-même, inspecteur, proposa Kathryn Root.
Higgins donna le document au superintendant.
– Pourriez-vous vous charger de cette tâche, mon cher Marlow, et nous lire le testament ?
– Vous ne préférez pas, Higgins, que…
– Cela nous permettra, à tous, d’être plus attentifs.
Scott Marlow, assez fier d’être l’instrument du destin, se racla la gorge. Sa main trembla un peu quand il parvint à extraire d’un silence de dix années le document rédigé de la main de Lord Rupert. Le froid, le manque de lumière, la nappe dévastée, les assiettes brisées, les couverts éparpillés et le cadavre d’Aldebert, témoin muet mais ô combien présent ! Il fallait passer outre. Le superintendant fit le vide dans son esprit et commença la lecture.




Moi, James, Marcus Antonius Rupert, Lord de lEmpire britannique, sain de corps et desprit, désire coucher sur le présent testament mes dernières et impératives volontés concernant lensemble de mes biens.
Si mon frère Aldebert est encore vivant, quil me pardonne pour le châtiment que je lui ai infligé et pour les dix années de travail obscur que je lui ai ordonnées daccomplir. Dix ans de travaux forcés pour un crime, cest une juste et sage mesure. Car Aldebert ma empoisonné. Quil ait décidé de massassiner na rien de surprenant. Je suis un vieux bonhomme très riche et très insupportable. Deux bonnes raisons de me faire partir avant lheure. Mais Aldebert, qui maime bien à sa façon, sy est mal pris. Lincompétence est inexcusable. Jai toujours détesté les sous-fifres et les incapables. Puisquil a payé sa dette à ma mémoire, quil soit aujourdhui récompensé, comme je le lui ai promis avant de mourir. Quil jouisse de la totalité de mes biens.




Scott Marlow reprit son souffle. Un silence absolu régnait dans la salle à manger africaine.




La totalité de mes biens,reprit le superintendant, cest-à-dire mes avoirs financiers et surtout les objets quabriteLost Manor. Si, contrairement aux impératifs que je lui ai indiqués, Aldebert sest marié ou a révélé la vérité àlextérieur de la famille, quil soit déshérité et maudit. Si Aldebert a été fidèle à sa parole, quil soit riche et heureux. Quil quitteLost Manoret abandonne la maison à mes chers cousins et cousines qui sauront en faire le meilleur usage. Je souhaite quils y vivent et quils y forment une vraie famille dont les membres seront étroitement unis. Je sais davance quils apprécieront à sa juste mesure ce merveilleux cadeau.
Si Aldebert a quitté ce monde, paix à son âme. Nous nous rejoindrons dans un purgatoire quelconque. Ma fortune, en ce cas, reviendra en parts égales aux cousins et cousines survivants. Sils avaient tous disparu, que mes biens reviennent à mon club de cricket qui en assurera la gestion et fera deLost Manorle plus beau musée du Royaume Uni.
Quil soit fait selon ma volonté.
Un second exemplaire autographe de ce même texte à été confié à létude Sidwick and Harrowford, à Londres.
Les trois crimes de Noël
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