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L’oignon de l’ex-inspecteur-chef
marquait six heures du matin. La nuit de Noël tirait à sa fin.
Bientôt, l’aube viendrait dissiper les fantômes deLost Manor.
Higgins et Scott Marlow réunirent les
cinq survivants dans la chambre noire, celle de Lord James Rupert.
Ils n’y étaient entrés qu’avec une réticence certaine, le docteur
Fitzgerald émettant même une protestation relative au choix d’un
pareil endroit pour une confrontation générale.
Le superintendant et Adonis Forsyte
apportèrent des sièges. Près de la grande fenêtre s’assit Arabella
von Rigelstrand dont le dédain aristocratique laissait la place à
une froideur un peu vulgaire. Près de la cheminée où Higgins avait
allumé un feu, le couple Fitzgerald. Devant le secrétaire qui avait
contenu le journal intime du vieux lord, Adonis Forsyte. Kathryn
Root avait installé son siège près du pied du lit. Scott Marlow se
tenait devant la lourde porte de bronze, prêt à utiliser son arme,
selon la recommandation de Higgins.
Ce dernier, mains croisées derrière
le dos, allait et venait, jetant parfois un œil à l’immense
planisphère orange qui occupait la totalité des murs.
– J’ai tenu à vous réunir ici,
expliqua-t-il, parce que cette chambre nous servira à faire jaillir
la vérité et à désigner la main criminelle qui a frappé trois fois
àLost
Manor.Puisse l’esprit du défunt lord nous venir en
aide.
Scott Marlow n’appréciait pas la
manière peu scientifique dont Higgins entrait en matière, mais il
ne se permit pas de l’interrompre, espérant que ses conclusions
coïncideraient avec les siennes. Pour le superintendant, il n’y
avait plus l’ombre d’un doute : tous les héritiers de Lord Rupert
avaient partie liée. Ils étaient tous coupables.
– Depuis la mort de Hyeronimus
Breakstone, indiqua Higgins, concentré, l’espion ne s’est plus
manifesté. Pour être tout à fait franc, cela ne m’étonne pas outre
mesure. Certes, mon collègue a découvert, sous mon propre lit, un
étrange document, cette carte plastifiée, maculée de taches de sang
rendant illisible le nom de son propriétaire, alors même que sa
photographie avait été arrachée. Le superintendant a même identifié
cet indice comme un document officiel de l’Intelligence Service qui
nous ferait donc basculer dans une sombre affaire
d’espionnage.
– C’était l’avis du bar… de mon mari
Hyeronimus Breakstone, intervint sèchement Arabella von
Rigelstrand. Il était persuadé que Lord James avait été lui-même un
espion. Je n’y croyais pas, mais l’assassinat de Hyeronimus prouve
qu’il avait vu juste. Le complice d’Aldebert Rupert s’est
débarrassé de lui et de l’homme qu’il savait capable de
l’identifier.
– Cela sous-entend que Hyeronimus
Breakstone était lui-même mêlé de très près à cette affaire
d’espionnage, souligna Higgins. L’existence d’un tel personnage, en
tout cas, nous contraindrait à abandonner une enquête qui
outrepasserait nos compétences. C’était bien le but recherché par
Hyeronimus Breakstone lorsqu’il a inventé ce criminel insaisissable
et déposé lui-même ce document maquillé sous mon lit. Lorsque j’ai
envisagé la supercherie, il a aussitôt été victime d’une crise de
foie, laquelle traduisait chez lui une violente
émotion.
Arabella von Rigelstrand se leva
comme une folle, interrompant la déambulation de
l’ex-inspecteur-chef.
– Vous osez accuser mon mari de
mensonge !
Le regard perçant de Higgins calma la
fausse comtesse.
– Tout à fait. Vous aviez raison,
madame, en qualifiant de « ridicule » l’existence supposée de cet
espion.
– Mais vous l’avez vu vous-même
s’enfuir ! s’étonna Adonis Forsyte.
– Je n’ai aperçu qu’une ombre
blanche. Un effet magique de la neige, sans nul doute. Abandonnons
la piste de cet espion imaginaire, et revenons plutôt au diagnostic
médical rendu lors du décès de Lord James Rupert. Le docteur
Fitzgerald a délivré un permis d’inhumer en bonne et due forme
mais, dix ans après, il avoue avoir pratiqué un examen très rapide
du cadavre et ne plus être sûr de lui.
– N’exagérons rien, protesta Patrick
Fitzgerald. Mes souvenirs sont un peu brouillés, c’est vrai, mais
il est hors de doute que l’organisme de Lord Rupert était fort
délabré.
– Complètement faux ! assena Adonis
Forsyte, hors de lui.
– D’après Hyeronimus Breakstone,
ajouta Higgins, le vieux lord avait le cœur malade.
– Tout aussi faux ! s’indigna
Forsyte. Ce vieil ivrogne n’était pas cardiaque. Il tenait l’alcool
comme un jeune homme.
– Vous êtes médecin, peut-être ?
l’aiguillonna Patrick Fitzgerald.
– Autant que vous, rétorqua Adonis
Forsyte. Jamais Lord James n’aurait accepté de mourir dans son lit.
Il y a dix ans, j’étais si bouleversé par sa disparition que j’ai
accepté vos explications sans sourciller. Aujourd’hui, je les
refuse. Non seulement vous êtes un mauvais médecin, mais encore
vous mentez pour couvrir quelqu’un et dissimuler les circonstances
réelles de la mort de Lord James.
La haine qu’exprimèrent le regard et
l’attitude de Patrick Fitzgerald fut si intense que le
superintendant en frémit. Impressionné, le faux explorateur battit
en retraite.
– Ne recommencez jamais à m’accuser
de cette manière, prévint le médecin légiste. Sinon, les foudres
divines vous réduiront à néant.
– Gardons notre sang-froid,
recommanda Higgins, déambulant dans la chambre noire. Le premier
fait nouveau que le superintendant et moi-même avons découvert fut
la véritable identité du majordome, le faux Albert Tilbury, en
réalité Aldebert Rupert. Le frère cadet du lord avait été réduit à
cette condition par les dispositions testamentaires. Et tous l’ont
accusé d’avoir assassiné Lord James. MeRoot a reçu des confidences de Lord Rupert lui
assurant qu’il redoutait d’être la victime d’Aldebert. La comtesse
Arabella a désigné ce dernier comme un criminel. Thereza Fitzgerald
a supplié Dieu de pardonner son crime à Aldebert. Le docteur
Fitzgerald a décrit ce dernier comme un être faible, veule,
haïssant Lord James et fort capable de le tuer. Il a même précisé
le moyen utilisé : le poison. De là à conclure que le nom de
l’assassin écrit sur la page arrachée du journal intime de Lord
Rupert est bien celui d’Aldebert, il n’y a qu’un pas à
franchir.
– Pourquoi revenir encore sur cette
vieille histoire ? protesta le docteur Fitzgerald.
– À cause de vos déclarations
contradictoires, docteur. D’un côté, vous confirmez une mort
naturelle, de l’autre, vous annoncez un crime par empoisonnement.
Incohérent, ne trouvez-vous pas ?
– C’est vous qui le dites, inspecteur
! La vérité, c’est que Lord Rupert savait que son frère allait
l’assassiner. Je me suis sans doute trompé. Comment aurais-je pu
imaginer pareille horreur, il y a dix ans ?
– Si le vieux a cru ça, intervint
Adonis Forsyte, il s’est trompé ! Aldebert était le seul type
honnête de la famille. Je vous ai déjà dit qu’il éprouvait une
véritable vénération pour son frère aîné. Un faible… oui,
peut-être. Un pacifique, sûrement. Un assassin, certainement pas
!
– Vous êtes le seul de cet avis, nota
Higgins. Hyeronimus Breakstone n’a pas émis d’opinion. Le seul,
monsieur Forsyte. Et si vous étiez aussi le seul coupable
?
Adonis Forsyte regarda Higgins comme
s’il était le diable.
– Vous… vous êtes devenu fou
!
Le faux explorateur, paniqué, se
dirigea à reculons vers la porte de bronze. Il se heurta à Scott
Marlow qui le retint par les épaules.
– Adonis Forsyte a-t-il assassiné
Lord James Rupert ? Voilà la première question à laquelle il me
fallait répondre. Adonis Forsyte, qui n’a été ni explorateur, ni
chasseur de fauves, était-il un habile empoisonneur ? Curieuse
idée, il est vrai, de préparer un breakfast que nous aurions dû
tous consommer… tous, sauf le cuisinier.
– Une idée bien naturelle, protesta
mollement Adonis Forsyte. J’avais faim, tout
simplement.
– N’espériez-vous pas la plus grande
partie de la fortune de Lord Rupert ? Vous le lui avez même avoué
pendant une beuverie où, de votre propre aveu, vous étiez ivres
tous les deux. Lord James et vous vous disputiez volontiers,
n’est-ce pas ?
– C’est vrai, mais ce n’était pas une
raison pour… pour…
– Le docteur Fitzgerald, précisa
Higgins, a souligné le fait que vous êtes un homme violent et
emporté. Vous vous entendiez bien avec Aldebert. Ou bien vous
l’avez aidé à tuer son frère, ou bien vous avez agi
vous-même.
– Non ! hurla Adonis Forsyte, tentant
vainement d’échapper à Scott Marlow. Non ! Je n’ai pas tué Lord
Rupert !
Higgins s’immobilisa.
– Non, vous n’avez pas tué Lord
Rupert. L’accusation formulée par le docteur Fitzgerald tenait
compte du fait que vous aviez beaucoup voyagé à l’étranger et que
vous auriez ainsi acquis la connaissance de quantités de poisons
exotiques. Mais l’information était erronée. Vous n’avez jamais
quitté l’Angleterre. Votre exotisme se résumait àLost Manor.
Adonis Forsyte baissa la tête. Marlow
relâcha son emprise. Higgins reprit sa marche sans fin, passant à
intervalles réguliers devant chacun des suspects.
– Restons sur des bases tangibles.
Lord Rupert a commis une erreur fatale : croire que son frère
voulait l’assassiner. C’est pourquoi il ne s’est méfié de personne
d’autre. Il était pourtant entouré de menteurs et d’hypocrites.
Saviez-vous, monsieur Forsyte, qu’Arabella von Rigelstrand n’est ni
comtesse ni artiste peintre, que Hyeronimus Breakstone n’était pas
baron, que MeRoot est un notaire sans
clientèle, que Patrick Fitzgerald est un médecin au passé douteux,
que Thereza Fitzgerald est une ambitieuse et une calculatrice
?
Adonis Forsyte, égaré, regardait les
uns et les autres sans parvenir à croire aux déclarations de
l’ex-inspecteur-chef.
– Mais… c’est impossible ! Ça ne
tient pas debout ! Hyeronimus un faux baron ? Lui qui ne jurait que
par ses quartiers de noblesse ! Arabella une fausse comtesse ? Elle
qui méprisait l’humanité entière du haut de ses titres nobiliaires
!
– Ne joue pas les innocents, exigea
Kathryn Root. Tu as menti, comme nous. Aucune
importance.
– Oui, j’ai menti, mais pour moi-même
! En ce qui vous concerne, je ne savais rien, rien ! Je le jure
!
Arabella von Rigelstrand,
dédaigneuse, haussa les épaules et regarda le plafond.
– Aucune importance ? Vous allez vite
en besogne, maître Root, releva Higgins. Vous étiez tous fascinés
par la puissante personnalité de Lord James. Elle vous écrasait,
vous réduisait à l’impuissance. Alors, vous vous êtes mentis à
vous-même. Vous vous êtes inventés d’autres existences plus belles,
plus reluisantes. Et vous, maître Root, qui connaissiez, au penny
près, l’immense fortune de Lord Rupert, saviez tout sur chacun
d’entre vous.