19

La silhouette menue de Thereza Fitzgerald se glissa dans la chambre verte. Refermant la porte sans bruit, elle adressa un timide sourire au baron Breakstone.
– Bonsoir, madame Fitzgerald, dit Higgins, paisible.
L’Asiatique sursauta, comme si elle avait reçu une décharge électrique.
– Mon Dieu, inspecteur ! Vous… vous étiez là ?
– Puis-je vous demander la raison de cette visite inattendue, madame Fitzgerald ?
Le visage de la petite femme se ferma hermétiquement. Une lueur de haine mal contenue passa dans son regard avant qu’elle ne l’abaisse modestement vers ses pieds, dans une attitude de soumission presque absolue.
– Vous allez me suivre, madame, exigea Higgins sans hausser le ton. Enfermez-vous à double tour, mon cher baron, et n’ouvrez qu’au superintendant et à moi-même.
Higgins emmena Thereza Fitzgerald au salon du Berger hindou. Le salon du Lotus bleu aurait été un cadre trop familier pour elle.
La pièce était faiblement éclairée par deux bougies posées sur la tête de statues représentant le dieu Vishnou.
Thereza Fitzgerald s’assit sur un fauteuil en bois de santal ajouré. Un chef-d’œuvre de légèreté incrusté de nacre et de perles. Juste au-dessus d’elle, un kriss rituel en argent massif. Tout autour du salon courait une frise de joyaux et de colliers qui avaient été offerts à Lord James Rupert par les plus fortunés des maharadjahs. Il flottait encore dans l’air un parfum d’encens et d’orchidée.
Higgins, tournant le dos à Thereza Fitzgerald, commença à déambuler dans cet endroit envoûtant où le défunt Lord avait réussi à recréer une atmosphère indienne.
– Qu’aviez-vous à demander au baron Breakstone, madame Fitzgerald ?
Les yeux baissés, le menton touchant presque la poitrine, Thereza Fitzgerald fixait obstinément une petite croix qu’elle tenait entre le pouce et l’index de la main droite. Dans la main gauche, elle avait une image pieuse représentant l’Immaculée Conception.
Higgins admira un sari ancien d’une infinie délicatesse, déployé sur le mur comme une tenture.
– Vous réfugier dans le mutisme ne constitue qu’une tactique de diversion, dit l’ex-inspecteur-chef avec douceur, comme un maître s’adressant à un élève rétif qu’il ne désespérerait pas éduquer. Si vous refusez de parler, je serai obligé de le faire à votre place et je risque de commettre des erreurs d’interprétation qui pourraient vous placer dans une position délicate. Il vous serait pourtant facile de dissiper quelques incertitudes.
Thereza Fitzgerald, dont les lèvres remuaient à peine, récitait une prière sur sa minuscule croix. Son corps était aussi immobile que celui d’une statue. Higgins avait rarement rencontré une telle manifestation d’indifférence au monde extérieur. Percer les défenses d’une Asiatique ne serait pas aisé. Sans son expérience de l’Orient, Higgins n’aurait eu aucune chance. Et même avec elle, il lui faudrait éviter le faux pas fatal.
– Vous êtes une femme fort mystérieuse, continua-t-il, et vous avez délibérément choisi de vivre à l’ombre de votre mari. Je suppose que sa carrière est votre souci permanent. Carrière qui tarde un peu à s’épanouir, semble-t-il… La médecine légale est un sentier étroit qui contraint à une existence plutôt terne lorsqu’on est ambitieux. C’est pourquoi votre mari passe tant de diplômes. Sans doute se lasse-t-il des cadavres. Il cherche une issue. Un homme dans sa situation a besoin, plus que tout autre, de la magie d’une femme pour se sentir conforté dans sa démarche. Cela me laisse supposer, madame Fitzgerald, que votre mariage est fondé sur un intérêt réciproque autant que sur l’affection.
La petite Asiatique ne commenta pas.
– N’est-ce pas en raison de ce même intérêt que vous êtes venus tous deux àLost Manoret non pour honorer la mémoire du disparu ? Un homme dont vous appréciiez fort peu l’excentricité. Il devait même vous paraître insupportable. Aux yeux d’une croyante, le libertin Lord James était un véritable démon. N’éprouviez-vous pas de la haine à son endroit ?
Thereza Fitzgerald éleva la croix, comme si elle voulait exorciser un vampire.
– Non, répondit-elle d’une toute petite voix aigrelette de jeune communiante.
– Iriez-vous jusqu’à prétendre, madame Fitzgerald, que vous approuviez le comportement de Lord Rupert ?
L’épouse du médecin légiste abaissa la croix et embrassa son image pieuse.
– De quel pays d’Asie êtes-vous originaire ? Voyons, laissez-moi deviner… Vietnam ?
– Non. Corée.
Le petit piège de Higgins avait fonctionné. Aucune Asiatique ne pouvait supporter de confusion sur son pays natal.
– Combien d’années y avez-vous vécu ?
Thereza Fitzgerald s’abîma de nouveau dans la contemplation de sa croix.
Higgins se déplaça de quelques pas pour examiner un jeu d’échecs aux pièces d’ivoire, ciselées avec un art admirable. Le plus vieux jeu du monde n’était guère différent d’une enquête policière comme celle dans laquelle il se trouvait engagé. Tout reposait sur la stratégie de l’ouverture, la méthode du développement des pièces, la nécessité de certains sacrifices, une méthode d’attaque rigoureuse et la vigueur de l’estocade finale.
– Vous avez tort de vous taire, madame. Vos souvenirs appartiennent à l’enquête. Il y a eu deux meurtres et l’assassin est parmi nous. Ou bien vous êtes coupable et vous vous enferrez dans cette attitude irresponsable. Ou bien vous êtes innocente, et vous coopérez. De toute manière, votre tactique est moins habile que vous ne le supposez. Scotland Yard, quel que soit le temps nécessaire, reconstituera votre passé.
Higgins accorda à Thereza Fitzgerald un délai de réflexion. Lui jeter un défi était le moyen le plus sûr de la mettre en porte à faux par rapport à elle-même.
La jolie Asiatique, dont le visage était masqué par une abondante chevelure noire, soupira.
– Je suis arrivée en Angleterre à l’âge de trois ans. Orpheline, j’ai été adoptée par une famille modeste de Southampton. Je me suis mariée très jeune avec Patrick. Nous sommes très heureux.
– On dit que les couples heureux n’ont pas d’histoire, madame Fitzgerald. Mais votre existence ne se résume quand même pas à être la servante dévouée de votre époux ?
– Si, inspecteur, et j’en suis fière. Selon moi, c’est le sort le plus enviable.
Thereza Fitzgerald butait souvent sur les mots.
– Le docteur Fitzgerald est un homme comblé, conclut Higgins. N’y a-t-il jamais eu de dissensions entre vous ?
– Jamais.
– Pas la moindre dispute ?
– Pas la moindre.
– Que pensez-vous d’Adonis Forsyte, l’explorateur ?
– Rien. Mon mari m’interdit d’adresser la parole à ce genre d’homme.
– Pour quelles raisons ?
– C’est un être brutal, qui tue des animaux par cruauté. Patrick et moi sommes végétariens.
– Il me semble pourtant que vous avez goûté de cet excellent sanglier et des délicieux pigeons, il y a quelques heures.
– Par politesse, uniquement.
Higgins, immobile devant un pot à onguent en or, se gratta le menton.
– On m’a communiqué des informations inquiétantes sur le compte d’Adonis Forsyte. Peut-être n’aurait-il pas tué que des animaux. Ces bruits seraient-ils parvenus à votre oreille, madame Fitzgerald ?
– Non. Le respect de la morale enseignée par Dieu Tout Puissant m’interdit de prêter la moindre attention aux ragots. Adonis Forsyte devra justifier sa conduite devant le Créateur.
– Êtes-vous retournée en Orient ?
Surprise par la question, Thereza Fitzgerald, se cramponnant à sa croix, tourna légèrement la tête en direction de Higgins qui avait pris le pot à onguent dans la main gauche.
– Non.
– Et vous n’en éprouvez pas le désir ?
– Non. Ma vie est ici, à présent.
– Votre mari n’aime peut-être pas voyager ?
– Patrick ne pense qu’à son travail. Pendant ses loisirs, il se cultive. Il aime aussi rendre service. Cela ne nous laisse pas le temps de voyager égoïstement.
– Dans ce domaine aussi, vous lui prêtez main-forte ?
– J’assiste les pauvres et les malades. Dieu le veut ainsi.
Higgins posa le pot à onguent et revint vers le jeu d’échecs qui exerçait sur lui une sorte de fascination. Il avança de deux cases le pion du roi, songeant aux différentes ouvertures qu’impliquait ce coup initial.
– Le drame que vitLost Manordoit vous affecter profondément, madame.
– Le monde est mauvais, inspecteur. Mais Dieu accepte de nous sauver. Je prie même pour l’assassin du malheureux Aldebert.
– Pas pour celui de Lord Rupert ?
– Je ne suis pas persuadée qu’il ait été victime d’un meurtre. Son existence ne fut pas, il est vrai, un modèle de charité chrétienne. Mais je crois en l’infinie miséricorde du Seigneur. Lord Rupert, s’il s’est repenti de ses fautes, aura été accueilli en purgatoire. Il y expiera ses péchés.
– Je dois vous avouer, chère madame, que j’ai découvert qu’Aldebert Tilbury était, en réalité, le frère de Lord Rupert.
Thereza Fitzgerald n’eut aucune réaction.
– Aldebert était-il un meilleur chrétien que son frère aîné ?
– Que Dieu lui pardonne son crime, implora l’Asiatique en embrassant l’Immaculée Conception.
Les trois crimes de Noël
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