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La silhouette menue de Thereza
Fitzgerald se glissa dans la chambre verte. Refermant la porte sans
bruit, elle adressa un timide sourire au baron
Breakstone.
– Bonsoir, madame Fitzgerald, dit
Higgins, paisible.
L’Asiatique sursauta, comme si elle
avait reçu une décharge électrique.
– Mon Dieu, inspecteur ! Vous… vous
étiez là ?
– Puis-je vous demander la raison de
cette visite inattendue, madame Fitzgerald ?
Le visage de la petite femme se ferma
hermétiquement. Une lueur de haine mal contenue passa dans son
regard avant qu’elle ne l’abaisse modestement vers ses pieds, dans
une attitude de soumission presque absolue.
– Vous allez me suivre, madame,
exigea Higgins sans hausser le ton. Enfermez-vous à double tour,
mon cher baron, et n’ouvrez qu’au superintendant et à
moi-même.
Higgins emmena Thereza Fitzgerald au
salon du Berger hindou. Le salon du Lotus bleu aurait été un cadre
trop familier pour elle.
La pièce était faiblement éclairée
par deux bougies posées sur la tête de statues représentant le dieu
Vishnou.
Thereza Fitzgerald s’assit sur un
fauteuil en bois de santal ajouré. Un chef-d’œuvre de légèreté
incrusté de nacre et de perles. Juste au-dessus d’elle, un kriss
rituel en argent massif. Tout autour du salon courait une frise de
joyaux et de colliers qui avaient été offerts à Lord James Rupert
par les plus fortunés des maharadjahs. Il flottait encore dans
l’air un parfum d’encens et d’orchidée.
Higgins, tournant le dos à Thereza
Fitzgerald, commença à déambuler dans cet endroit envoûtant où le
défunt Lord avait réussi à recréer une atmosphère
indienne.
– Qu’aviez-vous à demander au baron
Breakstone, madame Fitzgerald ?
Les yeux baissés, le menton touchant
presque la poitrine, Thereza Fitzgerald fixait obstinément une
petite croix qu’elle tenait entre le pouce et l’index de la main
droite. Dans la main gauche, elle avait une image pieuse
représentant l’Immaculée Conception.
Higgins admira un sari ancien d’une
infinie délicatesse, déployé sur le mur comme une
tenture.
– Vous réfugier dans le mutisme ne
constitue qu’une tactique de diversion, dit l’ex-inspecteur-chef
avec douceur, comme un maître s’adressant à un élève rétif qu’il ne
désespérerait pas éduquer. Si vous refusez de parler, je serai
obligé de le faire à votre place et je risque de commettre des
erreurs d’interprétation qui pourraient vous placer dans une
position délicate. Il vous serait pourtant facile de dissiper
quelques incertitudes.
Thereza Fitzgerald, dont les lèvres
remuaient à peine, récitait une prière sur sa minuscule croix. Son
corps était aussi immobile que celui d’une statue. Higgins avait
rarement rencontré une telle manifestation d’indifférence au monde
extérieur. Percer les défenses d’une Asiatique ne serait pas aisé.
Sans son expérience de l’Orient, Higgins n’aurait eu aucune chance.
Et même avec elle, il lui faudrait éviter le faux pas
fatal.
– Vous êtes une femme fort
mystérieuse, continua-t-il, et vous avez délibérément choisi de
vivre à l’ombre de votre mari. Je suppose que sa carrière est votre
souci permanent. Carrière qui tarde un peu à s’épanouir,
semble-t-il… La médecine légale est un sentier étroit qui contraint
à une existence plutôt terne lorsqu’on est ambitieux. C’est
pourquoi votre mari passe tant de diplômes. Sans doute se
lasse-t-il des cadavres. Il cherche une issue. Un homme dans sa
situation a besoin, plus que tout autre, de la magie d’une femme
pour se sentir conforté dans sa démarche. Cela me laisse supposer,
madame Fitzgerald, que votre mariage est fondé sur un intérêt
réciproque autant que sur l’affection.
La petite Asiatique ne commenta
pas.
– N’est-ce pas en raison de ce même
intérêt que vous êtes venus tous deux àLost
Manoret non pour honorer la mémoire du disparu ? Un homme
dont vous appréciiez fort peu l’excentricité. Il devait même vous
paraître insupportable. Aux yeux d’une croyante, le libertin Lord
James était un véritable démon. N’éprouviez-vous pas de la haine à
son endroit ?
Thereza Fitzgerald éleva la croix,
comme si elle voulait exorciser un vampire.
– Non, répondit-elle d’une toute
petite voix aigrelette de jeune communiante.
– Iriez-vous jusqu’à prétendre,
madame Fitzgerald, que vous approuviez le comportement de Lord
Rupert ?
L’épouse du médecin légiste abaissa
la croix et embrassa son image pieuse.
– De quel pays d’Asie êtes-vous
originaire ? Voyons, laissez-moi deviner… Vietnam ?
– Non. Corée.
Le petit piège de Higgins avait
fonctionné. Aucune Asiatique ne pouvait supporter de confusion sur
son pays natal.
– Combien d’années y avez-vous vécu
?
Thereza Fitzgerald s’abîma de nouveau
dans la contemplation de sa croix.
Higgins se déplaça de quelques pas
pour examiner un jeu d’échecs aux pièces d’ivoire, ciselées avec un
art admirable. Le plus vieux jeu du monde n’était guère différent
d’une enquête policière comme celle dans laquelle il se trouvait
engagé. Tout reposait sur la stratégie de l’ouverture, la méthode
du développement des pièces, la nécessité de certains sacrifices,
une méthode d’attaque rigoureuse et la vigueur de l’estocade
finale.
– Vous avez tort de vous taire,
madame. Vos souvenirs appartiennent à l’enquête. Il y a eu deux
meurtres et l’assassin est parmi nous. Ou bien vous êtes coupable
et vous vous enferrez dans cette attitude irresponsable. Ou bien
vous êtes innocente, et vous coopérez. De toute manière, votre
tactique est moins habile que vous ne le supposez. Scotland Yard,
quel que soit le temps nécessaire, reconstituera votre
passé.
Higgins accorda à Thereza Fitzgerald
un délai de réflexion. Lui jeter un défi était le moyen le plus sûr
de la mettre en porte à faux par rapport à elle-même.
La jolie Asiatique, dont le visage
était masqué par une abondante chevelure noire,
soupira.
– Je suis arrivée en Angleterre à
l’âge de trois ans. Orpheline, j’ai été adoptée par une famille
modeste de Southampton. Je me suis mariée très jeune avec Patrick.
Nous sommes très heureux.
– On dit que les couples heureux
n’ont pas d’histoire, madame Fitzgerald. Mais votre existence ne se
résume quand même pas à être la servante dévouée de votre époux
?
– Si, inspecteur, et j’en suis fière.
Selon moi, c’est le sort le plus enviable.
Thereza Fitzgerald butait souvent sur
les mots.
– Le docteur Fitzgerald est un homme
comblé, conclut Higgins. N’y a-t-il jamais eu de dissensions entre
vous ?
– Jamais.
– Pas la moindre dispute
?
– Pas la moindre.
– Que pensez-vous d’Adonis Forsyte,
l’explorateur ?
– Rien. Mon mari m’interdit
d’adresser la parole à ce genre d’homme.
– Pour quelles raisons ?
– C’est un être brutal, qui tue des
animaux par cruauté. Patrick et moi sommes
végétariens.
– Il me semble pourtant que vous avez
goûté de cet excellent sanglier et des délicieux pigeons, il y a
quelques heures.
– Par politesse,
uniquement.
Higgins, immobile devant un pot à
onguent en or, se gratta le menton.
– On m’a communiqué des informations
inquiétantes sur le compte d’Adonis Forsyte. Peut-être n’aurait-il
pas tué que des animaux. Ces bruits seraient-ils parvenus à votre
oreille, madame Fitzgerald ?
– Non. Le respect de la morale
enseignée par Dieu Tout Puissant m’interdit de prêter la moindre
attention aux ragots. Adonis Forsyte devra justifier sa conduite
devant le Créateur.
– Êtes-vous retournée en Orient
?
Surprise par la question, Thereza
Fitzgerald, se cramponnant à sa croix, tourna légèrement la tête en
direction de Higgins qui avait pris le pot à onguent dans la main
gauche.
– Non.
– Et vous n’en éprouvez pas le désir
?
– Non. Ma vie est ici, à
présent.
– Votre mari n’aime peut-être pas
voyager ?
– Patrick ne pense qu’à son travail.
Pendant ses loisirs, il se cultive. Il aime aussi rendre service.
Cela ne nous laisse pas le temps de voyager
égoïstement.
– Dans ce domaine aussi, vous lui
prêtez main-forte ?
– J’assiste les pauvres et les
malades. Dieu le veut ainsi.
Higgins posa le pot à onguent et
revint vers le jeu d’échecs qui exerçait sur lui une sorte de
fascination. Il avança de deux cases le pion du roi, songeant aux
différentes ouvertures qu’impliquait ce coup initial.
– Le drame que vitLost Manordoit vous affecter profondément,
madame.
– Le monde est mauvais, inspecteur.
Mais Dieu accepte de nous sauver. Je prie même pour l’assassin du
malheureux Aldebert.
– Pas pour celui de Lord Rupert
?
– Je ne suis pas persuadée qu’il ait
été victime d’un meurtre. Son existence ne fut pas, il est vrai, un
modèle de charité chrétienne. Mais je crois en l’infinie
miséricorde du Seigneur. Lord Rupert, s’il s’est repenti de ses
fautes, aura été accueilli en purgatoire. Il y expiera ses
péchés.
– Je dois vous avouer, chère madame,
que j’ai découvert qu’Aldebert Tilbury était, en réalité, le frère
de Lord Rupert.
Thereza Fitzgerald n’eut aucune
réaction.
– Aldebert était-il un meilleur
chrétien que son frère aîné ?
– Que Dieu lui pardonne son crime,
implora l’Asiatique en embrassant l’Immaculée
Conception.