23

Higgins, après avoir médité quelques minutes près de la fontaine, reprit le chemin de l’escalier monumental. Scott Marlow, le dos calé contre une marche, avait de nouveau sombré dans le sommeil. Comme la première fois, l’ex-inspecteur-chef réveilla le superintendant avec ménagement.
– Ah, c’est encore vous, Higgins !
– Avez-vous vu passer le docteur Fitzgerald, superintendant ?
– Le docteur Fitzgerald… ah, oui, bien sûr ! Je venais juste de m’assoupir.
– Continuez à monter la garde, recommanda Higgins qui grimpa l’escalier avec de plus en plus de difficultés.
À l’intérieur de la grande bâtisse, la température fraîchissait. L’arthrite de son genou s’aggravait. L’oignon de Higgins marquait deux heures du matin quand il frappa à la porte de la chambre rouge, celle qu’occupait Adonis Forsyte, l’explorateur.
Un « entrez ! » vigoureux lui répondit.
Higgins découvrit l’explorateur en train de graisser le percuteur d’un fusil démonté dont il avait posé les pièces sur le bureau. Adonis Forsyte occupait d’ailleurs la totalité de son territoire. De ses deux valises ouvertes, posées sur le sol, il avait extrait plusieurs fusils, des arcs, une arbalète, des trophées, un album de photographies. Ces dernières le montraient devant des éléphants et des rhinocéros abattus. Sur le lit, une paire de bottes et une boîte de graisse.
– Je dois vous faire un aveu, dit Adonis Forsyte. Je n’aime pas beaucoup les flics ; heureusement, vous et votre copain, vous êtes plutôt sympathiques.
– Merci de cette appréciation, monsieur Forsyte. Pour ma part, je n’aime guère les tueurs d’animaux, mais je vous trouve également plutôt sympathique par rapport aux membres ordinaires de votre profession.
– Chacun son style, inspecteur. Vous vous y connaissez, en armes ?
– Celles qui m’intéressent servent surtout aux criminels. Une fois utilisées, à condition qu’elles soient retrouvées, elles sont étudiées avec beaucoup de compétence par les laboratoires du Yard. L’arme m’intéresse moins que celui qui la manie.
Adonis Forsyte s’empara du fourreau de l’arbalète dont il sortit une bouteille plate contenant du bourbon.
– Vous buvez, inspecteur ?
– Pas si tôt matin, monsieur Forsyte.
– Moi, j’ai besoin de me réchauffer ; ce n’est pas le climat africain, ici.
L’explorateur avala une longue rasade de bourbon et s’essuya les lèvres du revers de la manche.
– Je n’ai rien contre les bêtes, poursuivit-il. Parfois, ce n’est pas facile de tuer. Mais c’est le métier ! Je n’en connais pas d’autre et j’ai des goûts de luxe.
– Aimez-vous cette demeure, monsieur Forsyte ?
– Elle est aussi dingue que Lord James. Une maison de fou pour un vieux fou ! Mais si ça lui plaisait… À chacun sa liberté.
– Vous vous disputiez souvent, paraît-il ?
– Qui vous a dit ça ? s’insurgea l’explorateur.
Higgins le regarda droit dans les yeux sans répondre. Adonis Forsyte se détourna, recommençant à graisser les pièces d’un fusil de chasse.
– D’accord, vous faites votre boulot de flic. C’est vrai, le vieux James et moi, on n’arrêtait pas de s’envoyer des vannes. Il avait son caractère et j’ai le mien.
– Sur quels points achoppiez-vous ? demanda Higgins.
– Tout et rien. Il voulait toujours avoir raison, moi aussi. Et nous n’étions ni l’un ni l’autre disposés à céder ; forcément, le ton montait. C’est ça qui nous plaisait : un jeu de forts en gueule ! Et ça se terminait par une bonne cuite.
– Jamais de discussion sur l’héritage ?
Adonis Forsyte cessa de graisser, éclatant d’un rire sonore.
– Ah si… si ! Une seule fois ! Nous étions complètement saouls. Je lui ai dit que j’espérais bien avoir la plus grosse partie de sa fortune et que je ne raterais pas la lecture du testament en ma faveur. Même si j’étais au fin fond de l’Afrique, l’odeur de l’argent ne manquerait pas de m’attirer jusqu’àLost Manor.
– Quelle fut la réaction de Lord James ?
– Il est resté de marbre, indiqua l’explorateur. Cette déclaration d’ivrogne, je l’ai presque regrettée.
– Pourquoi ?
– Parce que, le lendemain, le vieux James avait passé l’arme à gauche. Et je me demande encore si c’était de façon bien naturelle.
– Auriez-vous surpris un détail insolite ?
– Non, pas vraiment. Je déplore de ne pas avoir revu ce vieux filou. Il était malade, d’accord, mais cette disparition si brutale ! Il avait un cœur en acier. À son âge, il tenait mieux l’alcool que moi. Je crois que vous avez raison, inspecteur ; c’est l’un de ces cloportes qui l’a assassiné.
Higgins examinait avec attention l’album de photographies évoquant les exploits cynégétiques d’Adonis Forsyte. On le voyait, dans de somptueux costumes de chasse, le pied triomphant posé sur de gros mammifères, la langue pendante.
– Par « cloportes », je suppose que vous entendez les membres de votre famille, Aldebert compris ?
– Aldebert ? Vous plaisantez ! C’était le seul type vraiment bien de cette famille pourrie. Même moi, je ne lui arrivais pas à la cheville. Aldebert adorait James. Il le vénérait, exécutait ses quatre volontés sans discuter. Son seul défaut, c’était sa faiblesse de caractère. Et ça lui a gâché la vie.
– Vous ne croyez donc pas qu’il a assassiné Lord James Rupert.
L’explorateur roula des yeux furieux.
– Vous n’allez pas soutenir une telle ineptie ! Aldebert était le plus pacifique des hommes. Porter la main sur son frère ne lui serait jamais venu à l’idée.
Higgins s’attardait sur une photographie représentant Adonis Forsyte, dressé sur un buffle abattu. Au fond, le Kilimandjaro aux pentes neigeuses.
– Belle bête et beau pays. Quand avez-vous effectué cette chasse ?
– Cinq ans, six peut-être. Je ne me souviens plus très bien.
– Si ce n’est pas Aldebert Rupert qui a tué son frère, l’auteur de cet acte est forcément l’un des… cloportes.
Adonis Forsyte s’offrit une nouvelle rasade de bourbon.
– Vous avez le choix, inspecteur. Une belle brochette d’hypocrites et de lâches. Moi, je suis venu ici pour l’héritage et je n’hésite pas à le dire. Eux, ils font semblant d’honorer la mémoire du vieux James qu’ils haïssaient. Il le leur rendait bien. L’un d’entre eux l’a supprimé pour obtenir la fortune. Il ne se doutait pas de l’astuce utilisée par Lord Rupert : dix ans d’attente et le pactole pour Aldebert ! Alors, le même salopard a exécuté mon copain Aldebert.
– Il fallait être sûr du contenu du dernier testament, indiqua Higgins.
– Comment faire confiance à cette virago de notaire ? Elle n’a jamais importuné un homme, celle-là ! En revanche, avec la sainte nitouche de Thereza Fitzgerald, elles ont dû s’amuser plus d’une fois !
– Vous me surprenez beaucoup, s’étonna Higgins. Thereza Fitzgerald est une croyante fervente, dont l’existence entière est consacrée aux bonnes œuvres.
L’explorateur s’étrangla.
– Vous êtes devenus aveugles, à Scotland Yard ! Du baratin, de la poudre aux yeux ! Thereza Fitzgerald est une vraie vipère qui se moque du bon Dieu comme de son premier mensonge ! Elle est obsédée par l’argent… et par le baron Breakstone. Une ambivalente, votre croyante !
– Moi qui croyais que les Fitzgerald formaient un couple parfait.
– Et vous n’êtes pas au fond du gouffre, continua l’explorateur. Côté relations avec le baron, j’avoue que je m’avance un peu… mais côté couple parfait, il y a de quoi tomber raide ! Patrick Fitzgerald est le toubib le plus nul de la planète. Comme escroc et maître-chanteur, en revanche, il en remontrerait à Breakstone qui est pourtant un rude rapace. Ses diplômes, il les a obtenus sans trop se fatiguer. Il suivait ses professeurs, identifiait leurs maîtresses, prenait des photos et les leur vendait en échange de sa réussite aux examens. Heureusement, il ne soigne que des cadavres. Les vrais médecins, les guérisseurs, je les ai rencontrés dans la brousse africaine. Ils vous font boire les pires poisons et vous remettent sur pied. Ils ne sont pas confits en bondieuseries, mais soignent les hommes et les bêtes. Vous connaissez le loisir préféré de cette ordure de Fitzgerald ? Torturer des chats ! Moi, inspecteur, je tue, je ne torture pas !
– Grâce vous soit rendue, reconnut Higgins.
– Et vous savez qui lui donne les chats ? La tendre et délicieuse comtesse von Rigelstrand ! Elle s’en réjouit, cette traînée !
Higgins utilisait son self-control pour ne pas être en proie à une émotion certaine. Il éprouvait un si grand respect à l’égard de la gent féline que les accusations portées par Adonis Forsyte provoquaient en lui un dégoût profond. Si Patrick Fitzgerald et Arabella von Rigelstrand avaient réellement commis les méfaits révélés par l’explorateur, ils étaient passibles d’un sévère châtiment.
Adonis Forsyte commença à cirer vigoureusement ses bottes de chasse.
– À votre avis, existe-t-il une liaison entre la comtesse et le docteur ?
L’explorateur cracha sur le cuir pour se faciliter la tâche.
– Pas au courant. De la part de la comtesse, ça m’étonnerait. Exceptées ses fantaisies avec la fausse bonne sœur, elle est froide comme un glaçon. Elle ne déteste rien tant que les hommes.
Higgins, déambulant dans la chambre rouge, examinait la panoplie d’armes déployées par l’explorateur.
– Aucun membre de cette honorable famille ne semble trouver grâce à vos yeux, monsieur Forsyte.
– Je dis la vérité, inspecteur. La vérité toute simple : ils m’écœurent. S’il n’y avait pas la fortune du vieux, je n’aurais pas remis les pieds àLost Manor.À présent, cette fortune aura un goût de sang… Celui d’Aldebert.
– Je suis persuadé, dit Higgins avec douceur, que vous avez une opinion précise sur l’identité de l’assassin de votre ami Aldebert.
Adonis Forsyte cessa d’astiquer ses bottes.
– Négatif, inspecteur. Si j’en avais une, je réglerais moi-même son compte au criminel. Je ne suis pas homme à faire des cachotteries. J’ai pensé un instant qu’ils étaient tous d’accord, qu’ils avaient fomenté un complot, mais cette théorie est idiote. Ils se détestent les uns les autres et n’ont qu’une seule foi : « chacun pour soi ». La concurrence va être féroce, à présent. Ça ne m’étonnerait pas que d’autres cadavres s’accumulent sur la route de l’héritage.
– Craignez-vous pour votre vie, monsieur Forsyte ?
– Je suis un dangereux candidat à éliminer, inspecteur ! Mais avec moi, le tueur va tomber sur un os. Je suis armé jusqu’aux dents et je saurai me défendre. Le premier qui tente quelque chose contre moi, je le…
– Prévenez-moi d’abord, recommanda Higgins, si vous ne souhaitez pas être accusé de meurtre avec préméditation.
– Moi ? explosa l’explorateur. Moi, accusé de meurtre ?
Il lâcha la botte qu’il cirait.
– Certains prétendent que vous n’auriez pas tué que des bêtes sauvages, monsieur Forsyte.
– Mensonges ! Ragots ! La petite Thereza a déversé son fiel contre moi, hein ? Elle ne l’emportera pas dans son paradis, croyez-moi !
– Calmez-vous, monsieur Forsyte.
– Me calmer ? Me calmer, avec une bande d’assassins sous le même toit et des policiers qui n’y voient que du feu ? Me calmer, alors qu’Aldebert a été massacré sous mes yeux ? Vous ne connaissez pas Adonis Forsyte ! Quand il se déchaîne, il est pire qu’un typhon ! Pire qu’un ouragan ! Pire qu’un… hep ! Vous m’écoutez ?
L’explorateur demeura la bouche ouverte. Higgins venait de quitter la chambre rouge.
Les trois crimes de Noël
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