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Higgins, après avoir médité quelques
minutes près de la fontaine, reprit le chemin de l’escalier
monumental. Scott Marlow, le dos calé contre une marche, avait de
nouveau sombré dans le sommeil. Comme la première fois,
l’ex-inspecteur-chef réveilla le superintendant avec
ménagement.
– Ah, c’est encore vous, Higgins
!
– Avez-vous vu passer le docteur
Fitzgerald, superintendant ?
– Le docteur Fitzgerald… ah, oui,
bien sûr ! Je venais juste de m’assoupir.
– Continuez à monter la garde,
recommanda Higgins qui grimpa l’escalier avec de plus en plus de
difficultés.
À l’intérieur de la grande bâtisse,
la température fraîchissait. L’arthrite de son genou s’aggravait.
L’oignon de Higgins marquait deux heures du matin quand il frappa à
la porte de la chambre rouge, celle qu’occupait Adonis Forsyte,
l’explorateur.
Un « entrez ! » vigoureux lui
répondit.
Higgins découvrit l’explorateur en
train de graisser le percuteur d’un fusil démonté dont il avait
posé les pièces sur le bureau. Adonis Forsyte occupait d’ailleurs
la totalité de son territoire. De ses deux valises ouvertes, posées
sur le sol, il avait extrait plusieurs fusils, des arcs, une
arbalète, des trophées, un album de photographies. Ces dernières le
montraient devant des éléphants et des rhinocéros abattus. Sur le
lit, une paire de bottes et une boîte de graisse.
– Je dois vous faire un aveu, dit
Adonis Forsyte. Je n’aime pas beaucoup les flics ; heureusement,
vous et votre copain, vous êtes plutôt sympathiques.
– Merci de cette appréciation,
monsieur Forsyte. Pour ma part, je n’aime guère les tueurs
d’animaux, mais je vous trouve également plutôt sympathique par
rapport aux membres ordinaires de votre profession.
– Chacun son style, inspecteur. Vous
vous y connaissez, en armes ?
– Celles qui m’intéressent servent
surtout aux criminels. Une fois utilisées, à condition qu’elles
soient retrouvées, elles sont étudiées avec beaucoup de compétence
par les laboratoires du Yard. L’arme m’intéresse moins que celui
qui la manie.
Adonis Forsyte s’empara du fourreau
de l’arbalète dont il sortit une bouteille plate contenant du
bourbon.
– Vous buvez, inspecteur
?
– Pas si tôt matin, monsieur
Forsyte.
– Moi, j’ai besoin de me réchauffer ;
ce n’est pas le climat africain, ici.
L’explorateur avala une longue rasade
de bourbon et s’essuya les lèvres du revers de la
manche.
– Je n’ai rien contre les bêtes,
poursuivit-il. Parfois, ce n’est pas facile de tuer. Mais c’est le
métier ! Je n’en connais pas d’autre et j’ai des goûts de
luxe.
– Aimez-vous cette demeure, monsieur
Forsyte ?
– Elle est aussi dingue que Lord
James. Une maison de fou pour un vieux fou ! Mais si ça lui
plaisait… À chacun sa liberté.
– Vous vous disputiez souvent,
paraît-il ?
– Qui vous a dit ça ? s’insurgea
l’explorateur.
Higgins le regarda droit dans les
yeux sans répondre. Adonis Forsyte se détourna, recommençant à
graisser les pièces d’un fusil de chasse.
– D’accord, vous faites votre boulot
de flic. C’est vrai, le vieux James et moi, on n’arrêtait pas de
s’envoyer des vannes. Il avait son caractère et j’ai le
mien.
– Sur quels points achoppiez-vous ?
demanda Higgins.
– Tout et rien. Il voulait toujours
avoir raison, moi aussi. Et nous n’étions ni l’un ni l’autre
disposés à céder ; forcément, le ton montait. C’est ça qui nous
plaisait : un jeu de forts en gueule ! Et ça se terminait par une
bonne cuite.
– Jamais de discussion sur l’héritage
?
Adonis Forsyte cessa de graisser,
éclatant d’un rire sonore.
– Ah si… si ! Une seule fois ! Nous
étions complètement saouls. Je lui ai dit que j’espérais bien avoir
la plus grosse partie de sa fortune et que je ne raterais pas la
lecture du testament en ma faveur. Même si j’étais au fin fond de
l’Afrique, l’odeur de l’argent ne manquerait pas de m’attirer
jusqu’àLost Manor.
– Quelle fut la réaction de Lord
James ?
– Il est resté de marbre, indiqua
l’explorateur. Cette déclaration d’ivrogne, je l’ai presque
regrettée.
– Pourquoi ?
– Parce que, le lendemain, le vieux
James avait passé l’arme à gauche. Et je me demande encore si
c’était de façon bien naturelle.
– Auriez-vous surpris un détail
insolite ?
– Non, pas vraiment. Je déplore de ne
pas avoir revu ce vieux filou. Il était malade, d’accord, mais
cette disparition si brutale ! Il avait un cœur en acier. À son
âge, il tenait mieux l’alcool que moi. Je crois que vous avez
raison, inspecteur ; c’est l’un de ces cloportes qui l’a
assassiné.
Higgins examinait avec attention
l’album de photographies évoquant les exploits cynégétiques
d’Adonis Forsyte. On le voyait, dans de somptueux costumes de
chasse, le pied triomphant posé sur de gros mammifères, la langue
pendante.
– Par « cloportes », je suppose que
vous entendez les membres de votre famille, Aldebert compris
?
– Aldebert ? Vous plaisantez !
C’était le seul type vraiment bien de cette famille pourrie. Même
moi, je ne lui arrivais pas à la cheville. Aldebert adorait James.
Il le vénérait, exécutait ses quatre volontés sans discuter. Son
seul défaut, c’était sa faiblesse de caractère. Et ça lui a gâché
la vie.
– Vous ne croyez donc pas qu’il a
assassiné Lord James Rupert.
L’explorateur roula des yeux
furieux.
– Vous n’allez pas soutenir une telle
ineptie ! Aldebert était le plus pacifique des hommes. Porter la
main sur son frère ne lui serait jamais venu à l’idée.
Higgins s’attardait sur une
photographie représentant Adonis Forsyte, dressé sur un buffle
abattu. Au fond, le Kilimandjaro aux pentes neigeuses.
– Belle bête et beau pays. Quand
avez-vous effectué cette chasse ?
– Cinq ans, six peut-être. Je ne me
souviens plus très bien.
– Si ce n’est pas Aldebert Rupert qui
a tué son frère, l’auteur de cet acte est forcément l’un des…
cloportes.
Adonis Forsyte s’offrit une nouvelle
rasade de bourbon.
– Vous avez le choix, inspecteur. Une
belle brochette d’hypocrites et de lâches. Moi, je suis venu ici
pour l’héritage et je n’hésite pas à le dire. Eux, ils font
semblant d’honorer la mémoire du vieux James qu’ils haïssaient. Il
le leur rendait bien. L’un d’entre eux l’a supprimé pour obtenir la
fortune. Il ne se doutait pas de l’astuce utilisée par Lord Rupert
: dix ans d’attente et le pactole pour Aldebert ! Alors, le même
salopard a exécuté mon copain Aldebert.
– Il fallait être sûr du contenu du
dernier testament, indiqua Higgins.
– Comment faire confiance à cette
virago de notaire ? Elle n’a jamais importuné un homme, celle-là !
En revanche, avec la sainte nitouche de Thereza Fitzgerald, elles
ont dû s’amuser plus d’une fois !
– Vous me surprenez beaucoup,
s’étonna Higgins. Thereza Fitzgerald est une croyante fervente,
dont l’existence entière est consacrée aux bonnes
œuvres.
L’explorateur
s’étrangla.
– Vous êtes devenus aveugles, à
Scotland Yard ! Du baratin, de la poudre aux yeux ! Thereza
Fitzgerald est une vraie vipère qui se moque du bon Dieu comme de
son premier mensonge ! Elle est obsédée par l’argent… et par le
baron Breakstone. Une ambivalente, votre croyante !
– Moi qui croyais que les Fitzgerald
formaient un couple parfait.
– Et vous n’êtes pas au fond du
gouffre, continua l’explorateur. Côté relations avec le baron,
j’avoue que je m’avance un peu… mais côté couple parfait, il y a de
quoi tomber raide ! Patrick Fitzgerald est le toubib le plus nul de
la planète. Comme escroc et maître-chanteur, en revanche, il en
remontrerait à Breakstone qui est pourtant un rude rapace. Ses
diplômes, il les a obtenus sans trop se fatiguer. Il suivait ses
professeurs, identifiait leurs maîtresses, prenait des photos et
les leur vendait en échange de sa réussite aux examens.
Heureusement, il ne soigne que des cadavres. Les vrais médecins,
les guérisseurs, je les ai rencontrés dans la brousse africaine.
Ils vous font boire les pires poisons et vous remettent sur pied.
Ils ne sont pas confits en bondieuseries, mais soignent les hommes
et les bêtes. Vous connaissez le loisir préféré de cette ordure de
Fitzgerald ? Torturer des chats ! Moi, inspecteur, je tue, je ne
torture pas !
– Grâce vous soit rendue, reconnut
Higgins.
– Et vous savez qui lui donne les
chats ? La tendre et délicieuse comtesse von Rigelstrand ! Elle
s’en réjouit, cette traînée !
Higgins utilisait son self-control
pour ne pas être en proie à une émotion certaine. Il éprouvait un
si grand respect à l’égard de la gent féline que les accusations
portées par Adonis Forsyte provoquaient en lui un dégoût profond.
Si Patrick Fitzgerald et Arabella von Rigelstrand avaient
réellement commis les méfaits révélés par l’explorateur, ils
étaient passibles d’un sévère châtiment.
Adonis Forsyte commença à cirer
vigoureusement ses bottes de chasse.
– À votre avis, existe-t-il une
liaison entre la comtesse et le docteur ?
L’explorateur cracha sur le cuir pour
se faciliter la tâche.
– Pas au courant. De la part de la
comtesse, ça m’étonnerait. Exceptées ses fantaisies avec la fausse
bonne sœur, elle est froide comme un glaçon. Elle ne déteste rien
tant que les hommes.
Higgins, déambulant dans la chambre
rouge, examinait la panoplie d’armes déployées par
l’explorateur.
– Aucun membre de cette honorable
famille ne semble trouver grâce à vos yeux, monsieur
Forsyte.
– Je dis la vérité, inspecteur. La
vérité toute simple : ils m’écœurent. S’il n’y avait pas la fortune
du vieux, je n’aurais pas remis les pieds àLost Manor.À présent, cette fortune aura un goût de
sang… Celui d’Aldebert.
– Je suis persuadé, dit Higgins avec
douceur, que vous avez une opinion précise sur l’identité de
l’assassin de votre ami Aldebert.
Adonis Forsyte cessa d’astiquer ses
bottes.
– Négatif, inspecteur. Si j’en avais
une, je réglerais moi-même son compte au criminel. Je ne suis pas
homme à faire des cachotteries. J’ai pensé un instant qu’ils
étaient tous d’accord, qu’ils avaient fomenté un complot, mais
cette théorie est idiote. Ils se détestent les uns les autres et
n’ont qu’une seule foi : « chacun pour soi ». La concurrence va
être féroce, à présent. Ça ne m’étonnerait pas que d’autres
cadavres s’accumulent sur la route de l’héritage.
– Craignez-vous pour votre vie,
monsieur Forsyte ?
– Je suis un dangereux candidat à
éliminer, inspecteur ! Mais avec moi, le tueur va tomber sur un os.
Je suis armé jusqu’aux dents et je saurai me défendre. Le premier
qui tente quelque chose contre moi, je le…
– Prévenez-moi d’abord, recommanda
Higgins, si vous ne souhaitez pas être accusé de meurtre avec
préméditation.
– Moi ? explosa l’explorateur. Moi,
accusé de meurtre ?
Il lâcha la botte qu’il
cirait.
– Certains prétendent que vous
n’auriez pas tué que des bêtes sauvages, monsieur
Forsyte.
– Mensonges ! Ragots ! La petite
Thereza a déversé son fiel contre moi, hein ? Elle ne l’emportera
pas dans son paradis, croyez-moi !
– Calmez-vous, monsieur
Forsyte.
– Me calmer ? Me calmer, avec une
bande d’assassins sous le même toit et des policiers qui n’y voient
que du feu ? Me calmer, alors qu’Aldebert a été massacré sous mes
yeux ? Vous ne connaissez pas Adonis Forsyte ! Quand il se
déchaîne, il est pire qu’un typhon ! Pire qu’un ouragan ! Pire
qu’un… hep ! Vous m’écoutez ?
L’explorateur demeura la bouche
ouverte. Higgins venait de quitter la chambre rouge.