21

– Mon mari, mon mari, gémit-elle, où est-il ?
La petite Asiatique, égarée, explora nerveusement la chambre, meublée comme les autres.
– Inspecteur, il a disparu !
Thereza Fitzgerald avait des yeux de folle.
– Pas de conclusions hâtives, objecta Higgins. Personne ne peut sortir deLost Manor.Voyons d’abord s’il ne se trouve pas tout simplement dans une autre chambre. Une rapide inspection sera édifiante.
Higgins se dirigea vers la chambre violette. Thereza Fitzgerald, ébahie, le suivit.
– Mais, inspecteur, c’est… c’est votre propre chambre !
– Il ne faut rien négliger, répliqua Higgins.
L’homme du Yard inspecta donc la chambre violette, puis l’indigo, attribuée à Scott Marlow. Elles étaient aussi vides que celle des Fitzgerald. Il en vint à frapper à la porte de la chambre orange, celle de la comtesse Arabella von Rigelstrand.
Un petit cri étouffé lui répondit.
– Arabella ? Tu as besoin d’aide ? interrogea Thereza Fitzgerald d’une voix aigrelette.
Une kyrielle de bruits diffus dura quelques secondes. Puis ce fut le déclic caractéristique d’une clé tournant dans une serrure.
Apparut le visage mal rasé du docteur Patrick Fitzgerald, dont les épais sourcils semblaient plus broussailleux que jamais.
Son épouse, Thereza, avait retrouvé sa raideur et son immobilité naturelles.
– Que faites-vous ici ? interrogea Higgins.
– La comtesse Arabella vient d’avoir un malaise, expliqua le docteur Fitzgerald, sortant de la chambre orange dont il tenta de repousser discrètement la porte.
– Permettez, s’imposa Higgins, en poussant nettement cette dernière.
Il aperçut la comtesse Arabella von Rigelstrand étendue sur le lit orange. Elle dormait, respirant faiblement.
– Je lui ai administré un sédatif, indiqua Patrick Fitzgerald à voix basse. Comme tous les artistes, la comtesse est très fragile. Le meurtre d’Aldebert l’a beaucoup impressionnée. Il faut la laisser se reposer.
Higgins réfléchit une longue minute, comme s’il était seul.
– Entendu, conclut-il. Madame Fitzgerald, regagnez votre chambre et enfermez-vous. Vous, docteur, suivez-moi.
– Mais pourquoi ?
– Pour vous demander votre témoignage, bien entendu.

*

Higgins emmena le docteur Fitzgerald jusqu’au patio Tetouan, oasis étrange aménagée au cœur deLost Manor,entre la salle à manger africaine et les salons du Lotus bleu et du Berger hindou. Aucune fenêtre, mais une baie vitrée servant de plafond. Encadrée par quatre piliers torsadés d’une grande finesse, une fontaine égrenait une eau argentine qui montait dans une courbe gracieuse, arrosant un parterre d’iris et de coloquintes. Adossés aux murs, des bancs de pierre recouverts de coussins moelleux aux couleurs variées. Sur le sol étaient gravés, en caractères d’arabe littéraire, des versets extraits desRoubaïatesd’Omar Khayyam, célébrant la toute-puissance du vin et la magnificence de l’ivresse. Sur des plateaux en or repoussé, disposés sur des cubes en bois rares, des dizaines de petits objets, chefs-d’œuvre des arts marocains et tunisiens: lampes, brûle-parfums, vases, coupes, bijoux, pots à onguents, pièces de monnaie… Dans les angles du patio, quatre tapis berbères au décor géométrique, datant du Moyen Âge. Ces pièces, d’une exceptionnelle finition, irradiaient une véritable chaleur qui rappela à Higgins l’exquise douceur des soirées du Proche Orient.
Le docteur Fitzgerald, crispé, s’était assis de la pointe des fesses sur un banc de pierre. Il croisait et décroisait les mains. Ses sourcils broussailleux paraissaient animés d’une vie propre, se haussaient et se déployaient en cadence. Higgins fut de nouveau frappé par la disproportion existant entre la grosseur de la tête, l’étroitesse des épaules et la petitesse des jambes. Il aurait été difficile de faire plus disharmonieux mais ce n’était point là un indice de culpabilité.
– Vous m’interrogez, ou quoi ? Voilà dix minutes que nous sommes ici et vous n’avez pas prononcé un seul mot ! J’ai sommeil, moi. Le Seigneur a créé le jour pour le travail et la nuit pour le sommeil.
Higgins s’abîmait dans la contemplation de la fontaine. Elle évoquait les interminables discussions entre amis, rythmées par les cafés turcs et les narguilés.
– Pourquoi tant d’impatience, docteur ? Éprouvez-vous un quelconque sentiment de responsabilité dans la mort de Lord Rupert ou dans celle d’Aldebert ?
Le praticien, irrité, haussa les épaules.
– Êtes-vous bien payé, docteur ?
Patrick Fitzgerald leva des yeux étonnés vers Higgins.
– En quoi cela concerne-t-il votre enquête, inspecteur ?
– J’ai entendu dire que les légistes n’étaient guère fortunés. Vos clients ne protestent guère, certes, mais suffisent-ils à satisfaire vos légitimes ambitions ?
– À quoi voulez-vous faire allusion, inspecteur ?
Higgins détaillait une lampe à huile portant une inscription permettant d’éloigner les démons.
– Je ne soigne pas que des cadavres, protesta Patrick Fitzgerald. Je suis également consultant exceptionnel à l’hôpital de Norwich. C’est sur mes avis qu’on décide de certaines opérations graves.
– Une spécialité ?
– Les tumeurs au cerveau. Des analyses lucratives, je vous le garantis. Mon épouse et moi-même ne manquons de rien.
– Votre épouse a pourtant besoin de beaucoup d’argent pour ses œuvres. L’assistance aux pauvres ne connaît pas de fin.
– Par le Saint Nom du Seigneur, voilà une vérité absolue, inspecteur ! Si une quelconque fortune m’échoit un jour, je sais déjà à qui elle sera destinée.
– Ces sentiments vous honorent, docteur. Votre femme m’a dit que vous formiez un couple parfait, uniquement soucieux du bien-être d’autrui.
– Nous n’avons aucun mérite, inspecteur. Le Seigneur nous a confié une mission que nous tentons de remplir de notre mieux. La charité est la plus belle des vertus. Dieu ne nous rendra-t-il pas au centuple ce que nous avons donné à autrui ?
– C’est écrit, admit Higgins, qui ne tenait pas à entamer des débats scripturaires. Avez-vous noté quelque chose d’insolite pendant le tragique banquet qui a précédé l’assassinat d’Aldebert Rupert ?
Patrick Fitzgerald eut un haut-le-corps.
– Aldebert Rupert… Vous avez découvert cela ? Je m’en doutais. J’étais tenu au silence, comme les autres. Respecter les dernières volontés d’un mourant est un devoir sacré.
– Tout à fait d’accord avec vous, docteur. Aussi ne vous ferai-je pas grief de cette discrétion imposée. Pour ce banquet tragique…
– Je n’ai rien remarqué. Tout se passait bien jusqu’à l’incident du pudding. Après, ce fut la confusion totale.
Higgins s’attarda devant une paire de babouches princières dont le cuir était rehaussé d’or et d’argent.
– Ah, cette pénible confusion ! se plaignit-il. Tout s’est passé si vite, en effet. Personne n’a rien pu voir, personne ne pouvait rien voir, personne n’a assassiné Aldebert… Mais si, voyons !
Patrick Fitzgerald sursauta.
– Quelqu’un a pourtant bien planté un couteau dans le dos d’Aldebert.
Higgins, concentré, semblait découvrir un fait capital.
– Certes, certes, inspecteur ! Vous m’avez d’ailleurs beaucoup vexé en me refusant le droit d’examiner le corps.
– S’il y avait eu la moindre chance de sauver le malheureux, docteur, j’aurais sollicité votre aide, mais l’assassin n’avait pas raté son coup. Un acte de professionnel, non ? Et puis, après le frère aîné… Votre deuxième cadavre àLost Manor.
Patrick Fitzgerald fronça les sourcils.
– Justement, je voulais vous dire, à propos de Lord Rupert…
Higgins contemplait à nouveau la fontaine que le défunt lord avait sans doute dérobée dans un vieux village marocain pour la faire remonter dans son palais du froid et des brumes. Sans doute incarnait-elle pour lui des moments heureux de son existence itinérante, un amour passager vécu dans le secret d’une nuit parfumée, derrière des fenêtres fermées donnant sur une cour intérieure et un jardin clos de hauts murs où nul regard indiscret ne pouvait pénétrer. C’était près de la fontaine que les amants se donnaient rendez-vous, échangeant des paroles furtives qu’ils murmuraient à peine. Le patio Tetouan deLost Manoravait presque la magie de ces lieux oubliés du nord de l’Afrique dont le touriste pressé ne soupçonnait même pas l’existence.
– Remettriez-vous en cause votre diagnostic, après dix ans ? interrogea Higgins.
Les trois crimes de Noël
titlepage.xhtml
9791090278066_tit_1_1_6.xhtml
9791090278066_pre_1_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_1.xhtml
9791090278066_chap_1_3_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_3.xhtml
9791090278066_chap_1_3_4.xhtml
9791090278066_chap_1_3_5.xhtml
9791090278066_chap_1_3_6.xhtml
9791090278066_chap_1_3_7.xhtml
9791090278066_chap_1_3_8.xhtml
9791090278066_chap_1_3_9.xhtml
9791090278066_chap_1_3_10.xhtml
9791090278066_chap_1_3_11.xhtml
9791090278066_chap_1_3_12.xhtml
9791090278066_chap_1_3_13.xhtml
9791090278066_chap_1_3_14.xhtml
9791090278066_chap_1_3_15.xhtml
9791090278066_chap_1_3_16.xhtml
9791090278066_chap_1_3_17.xhtml
9791090278066_chap_1_3_18.xhtml
9791090278066_chap_1_3_19.xhtml
9791090278066_chap_1_3_20.xhtml
9791090278066_chap_1_3_21.xhtml
9791090278066_chap_1_3_22.xhtml
9791090278066_chap_1_3_23.xhtml
9791090278066_chap_1_3_24.xhtml
9791090278066_chap_1_3_25.xhtml
9791090278066_chap_1_3_26.xhtml
9791090278066_chap_1_3_27.xhtml
9791090278066_chap_1_3_28.xhtml
9791090278066_chap_1_3_29.xhtml
9791090278066_chap_1_3_30.xhtml
9791090278066_chap_1_3_31.xhtml
9791090278066_chap_1_3_32.xhtml
9791090278066_chap_1_3_33.xhtml
9791090278066_chap_1_3_34.xhtml
9791090278066_chap_1_3_35.xhtml
9791090278066_chap_1_3_36.xhtml
9791090278066_chap_1_3_37.xhtml
9791090278066_chap_1_3_38.xhtml
9791090278066_chap_1_3_39.xhtml
9791090278066_chap_1_3_40.xhtml
9791090278066_chap_1_3_41.xhtml
9791090278066_chap_1_3_42.xhtml
9791090278066_chap_1_3_43.xhtml
9791090278066_chap_1_3_44.xhtml
9791090278066_chap_1_3_45.xhtml
9791090278066_chap_1_3_46.xhtml
9791090278066_collec_1_1_4.xhtml
9791090278066_isbn_1_1_9.xhtml