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– Mon mari, mon mari, gémit-elle, où
est-il ?
La petite Asiatique, égarée, explora
nerveusement la chambre, meublée comme les autres.
– Inspecteur, il a disparu
!
Thereza Fitzgerald avait des yeux de
folle.
– Pas de conclusions hâtives, objecta
Higgins. Personne ne peut sortir deLost
Manor.Voyons d’abord s’il ne se trouve pas tout simplement
dans une autre chambre. Une rapide inspection sera
édifiante.
Higgins se dirigea vers la chambre
violette. Thereza Fitzgerald, ébahie, le suivit.
– Mais, inspecteur, c’est… c’est
votre propre chambre !
– Il ne faut rien négliger, répliqua
Higgins.
L’homme du Yard inspecta donc la
chambre violette, puis l’indigo, attribuée à Scott Marlow. Elles
étaient aussi vides que celle des Fitzgerald. Il en vint à frapper
à la porte de la chambre orange, celle de la comtesse Arabella von
Rigelstrand.
Un petit cri étouffé lui
répondit.
– Arabella ? Tu as besoin d’aide ?
interrogea Thereza Fitzgerald d’une voix aigrelette.
Une kyrielle de bruits diffus dura
quelques secondes. Puis ce fut le déclic caractéristique d’une clé
tournant dans une serrure.
Apparut le visage mal rasé du docteur
Patrick Fitzgerald, dont les épais sourcils semblaient plus
broussailleux que jamais.
Son épouse, Thereza, avait retrouvé
sa raideur et son immobilité naturelles.
– Que faites-vous ici ? interrogea
Higgins.
– La comtesse Arabella vient d’avoir
un malaise, expliqua le docteur Fitzgerald, sortant de la chambre
orange dont il tenta de repousser discrètement la
porte.
– Permettez, s’imposa Higgins, en
poussant nettement cette dernière.
Il aperçut la comtesse Arabella von
Rigelstrand étendue sur le lit orange. Elle dormait, respirant
faiblement.
– Je lui ai administré un sédatif,
indiqua Patrick Fitzgerald à voix basse. Comme tous les artistes,
la comtesse est très fragile. Le meurtre d’Aldebert l’a beaucoup
impressionnée. Il faut la laisser se reposer.
Higgins réfléchit une longue minute,
comme s’il était seul.
– Entendu, conclut-il. Madame
Fitzgerald, regagnez votre chambre et enfermez-vous. Vous, docteur,
suivez-moi.
– Mais pourquoi ?
– Pour vous demander votre
témoignage, bien entendu.
*
Higgins emmena le docteur Fitzgerald
jusqu’au patio Tetouan, oasis étrange aménagée au cœur
deLost Manor,entre la salle à manger
africaine et les salons du Lotus bleu et du Berger hindou. Aucune
fenêtre, mais une baie vitrée servant de plafond. Encadrée par
quatre piliers torsadés d’une grande finesse, une fontaine égrenait
une eau argentine qui montait dans une courbe gracieuse, arrosant
un parterre d’iris et de coloquintes. Adossés aux murs, des bancs
de pierre recouverts de coussins moelleux aux couleurs variées. Sur
le sol étaient gravés, en caractères d’arabe littéraire, des
versets extraits desRoubaïatesd’Omar
Khayyam, célébrant la toute-puissance du vin et la magnificence de
l’ivresse. Sur des plateaux en or repoussé, disposés sur des cubes
en bois rares, des dizaines de petits objets, chefs-d’œuvre des
arts marocains et tunisiens: lampes, brûle-parfums, vases, coupes,
bijoux, pots à onguents, pièces de monnaie… Dans les angles du
patio, quatre tapis berbères au décor géométrique, datant du Moyen
Âge. Ces pièces, d’une exceptionnelle finition, irradiaient une
véritable chaleur qui rappela à Higgins l’exquise douceur des
soirées du Proche Orient.
Le docteur Fitzgerald, crispé,
s’était assis de la pointe des fesses sur un banc de pierre. Il
croisait et décroisait les mains. Ses sourcils broussailleux
paraissaient animés d’une vie propre, se haussaient et se
déployaient en cadence. Higgins fut de nouveau frappé par la
disproportion existant entre la grosseur de la tête, l’étroitesse
des épaules et la petitesse des jambes. Il aurait été difficile de
faire plus disharmonieux mais ce n’était point là un indice de
culpabilité.
– Vous m’interrogez, ou quoi ? Voilà
dix minutes que nous sommes ici et vous n’avez pas prononcé un seul
mot ! J’ai sommeil, moi. Le Seigneur a créé le jour pour le travail
et la nuit pour le sommeil.
Higgins s’abîmait dans la
contemplation de la fontaine. Elle évoquait les interminables
discussions entre amis, rythmées par les cafés turcs et les
narguilés.
– Pourquoi tant d’impatience, docteur
? Éprouvez-vous un quelconque sentiment de responsabilité dans la
mort de Lord Rupert ou dans celle d’Aldebert ?
Le praticien, irrité, haussa les
épaules.
– Êtes-vous bien payé, docteur
?
Patrick Fitzgerald leva des yeux
étonnés vers Higgins.
– En quoi cela concerne-t-il votre
enquête, inspecteur ?
– J’ai entendu dire que les légistes
n’étaient guère fortunés. Vos clients ne protestent guère, certes,
mais suffisent-ils à satisfaire vos légitimes ambitions
?
– À quoi voulez-vous faire allusion,
inspecteur ?
Higgins détaillait une lampe à huile
portant une inscription permettant d’éloigner les
démons.
– Je ne soigne pas que des cadavres,
protesta Patrick Fitzgerald. Je suis également consultant
exceptionnel à l’hôpital de Norwich. C’est sur mes avis qu’on
décide de certaines opérations graves.
– Une spécialité ?
– Les tumeurs au cerveau. Des
analyses lucratives, je vous le garantis. Mon épouse et moi-même ne
manquons de rien.
– Votre épouse a pourtant besoin de
beaucoup d’argent pour ses œuvres. L’assistance aux pauvres ne
connaît pas de fin.
– Par le Saint Nom du Seigneur, voilà
une vérité absolue, inspecteur ! Si une quelconque fortune m’échoit
un jour, je sais déjà à qui elle sera destinée.
– Ces sentiments vous honorent,
docteur. Votre femme m’a dit que vous formiez un couple parfait,
uniquement soucieux du bien-être d’autrui.
– Nous n’avons aucun mérite,
inspecteur. Le Seigneur nous a confié une mission que nous tentons
de remplir de notre mieux. La charité est la plus belle des vertus.
Dieu ne nous rendra-t-il pas au centuple ce que nous avons donné à
autrui ?
– C’est écrit, admit Higgins, qui ne
tenait pas à entamer des débats scripturaires. Avez-vous noté
quelque chose d’insolite pendant le tragique banquet qui a précédé
l’assassinat d’Aldebert Rupert ?
Patrick Fitzgerald eut un
haut-le-corps.
– Aldebert Rupert… Vous avez
découvert cela ? Je m’en doutais. J’étais tenu au silence, comme
les autres. Respecter les dernières volontés d’un mourant est un
devoir sacré.
– Tout à fait d’accord avec vous,
docteur. Aussi ne vous ferai-je pas grief de cette discrétion
imposée. Pour ce banquet tragique…
– Je n’ai rien remarqué. Tout se
passait bien jusqu’à l’incident du pudding. Après, ce fut la
confusion totale.
Higgins s’attarda devant une paire de
babouches princières dont le cuir était rehaussé d’or et
d’argent.
– Ah, cette pénible confusion ! se
plaignit-il. Tout s’est passé si vite, en effet. Personne n’a rien
pu voir, personne ne pouvait rien voir, personne n’a assassiné
Aldebert… Mais si, voyons !
Patrick Fitzgerald
sursauta.
– Quelqu’un a pourtant bien planté un
couteau dans le dos d’Aldebert.
Higgins, concentré, semblait
découvrir un fait capital.
– Certes, certes, inspecteur ! Vous
m’avez d’ailleurs beaucoup vexé en me refusant le droit d’examiner
le corps.
– S’il y avait eu la moindre chance
de sauver le malheureux, docteur, j’aurais sollicité votre aide,
mais l’assassin n’avait pas raté son coup. Un acte de
professionnel, non ? Et puis, après le frère aîné… Votre deuxième
cadavre àLost Manor.
Patrick Fitzgerald fronça les
sourcils.
– Justement, je voulais vous dire, à
propos de Lord Rupert…
Higgins contemplait à nouveau la
fontaine que le défunt lord avait sans doute dérobée dans un vieux
village marocain pour la faire remonter dans son palais du froid et
des brumes. Sans doute incarnait-elle pour lui des moments heureux
de son existence itinérante, un amour passager vécu dans le secret
d’une nuit parfumée, derrière des fenêtres fermées donnant sur une
cour intérieure et un jardin clos de hauts murs où nul regard
indiscret ne pouvait pénétrer. C’était près de la fontaine que les
amants se donnaient rendez-vous, échangeant des paroles furtives
qu’ils murmuraient à peine. Le patio Tetouan deLost Manoravait presque la magie de ces lieux
oubliés du nord de l’Afrique dont le touriste pressé ne soupçonnait
même pas l’existence.
– Remettriez-vous en cause votre
diagnostic, après dix ans ? interrogea Higgins.