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Arabella von Rigelstrand se mua en
furie.
– Inspecteur ! Je vous interdis de
colporter de tels ragots ! Je refuse de savoir par qui ils ont été
propagés ! Soyez certain qu’ils n’ont aucune valeur !
Le bar, à part quelques médiocres
flacons de gin, se composait d’une centaine de bouteilles de sherry
millésimées. Une superbe collection.
– Pensez-vous, comtesse, que Maître
Root a préservé le secret testamentaire avec tout le soin
nécessaire ?
– Kathryn Root est une femme austère
et indépendante. Personne ne peut l’influencer. Elle jouit d’une
excellente réputation dans notre milieu. Bien qu’elle soit
surchargée de travail, elle a veillé avec zèle à ce que les
dernières volontés de lord Rupert fussent scrupuleusement
respectées.
– Donc, d’après vous, personne ne
connaîtrait encore le véritable testament du feu lord
?
– Non, à moins que…
– À moins que, comtesse
?
– À moins que Kathryn Root ait dû
céder à une menace, à un chantage. Mais je ne peux
imaginer…
– Vous avez raison, approuva Higgins.
Dans une affaire de meurtre, il ne faut jamais rien imaginer. Seuls
comptent l’ordre et la méthode. Êtes-vous fréquemment sujette à des
malaises ?
– Fréquemment, non. Cette fois,
l’émotion a été trop forte. Par bonheur, le docteur Fitzgerald est
intervenu avec promptitude.
– Vous lui faites entière confiance
?
– C’est un homme discret, mais
remarquable. Il est devenu médecin légiste un peu par hasard. Sa
vocation, c’est la chirurgie. Sa passion, l’histoire de la
médecine. Il a tellement de dons qu’il finira bien par se faire
reconnaître comme la grande personnalité qu’il est.
– Sa foi très affirmée ne vous gêne
pas ?
– Un peu, parfois, mais les hommes de
conviction ne sont-ils pas préférables aux tièdes et aux mous
?
Brandissant une longue aiguille en
nacre, Arabella von Rigelstrand commença à se confectionner un
chignon compliqué. Les bras levés au-dessus de sa tête, un sourire
charmeur aux lèvres, elle regardait fixement
l’ex-inspecteur-chef.
– Sa femme, Thereza, a la même
conviction que vous, exposa Higgins. Elle fait le maximum pour
aider son mari.
– Je n’en suis pas si sûre, objecta
Arabella von Rigelstrand. Peut-être Thereza n’est-elle pas l’épouse
qui convient à un scientifique brillant, un érudit comme Patrick
Fitzgerald. Elle est un peu trop… effacée.
– Et un peu trop… étrangère ? suggéra
Higgins.
Une lueur de contrariété traversa le
regard de la comtesse.
– Appelez ça comme vous voudrez.
Disons que c’est un couple mal assorti. Thereza est douce,
gentille, affectueuse, très travailleuse. Elle se dévoue sans
compter pour les pauvres et les malades mais, dans le domaine
intellectuel, elle est un peu… limitée. Il est impossible, pour son
mari, de la laisser figurer dans des dîners où les interventions
des convives doivent posséder pertinence et brillant. Nous sommes
de grandes amies, inspecteur. Vous adresser ces confidences est une
marque de confiance à votre égard. Mais je sais que Patrick est
conscient du problème.
– Au point de… divorcer
?
– Hors de question, inspecteur !
Patrick et Thereza sont de fervents croyants, ne l’oubliez pas !
Non, il faut aider Thereza à se cultiver, à s’améliorer. Je m’y
emploie, autant que possible.
Le ton d’Arabella von Rigelstrand
devenait plus doux, presque tendre. Elle tentait de nouer
délicatement son chignon, de rendre ses gestes moins
saccadés.
– Cette attitude vous honore,
comtesse. Avec votre aide, Thereza Fitzgerald réussira certainement
à devenir une personne digne de la meilleure société. Savez-vous
que je suis amateur de peinture ?
– Je m’en doutais, susurra Arabella
von Rigelstrand qui rapprocha son siège de Higgins.
Mains croisées derrière le dos, le
visage inexpressif, l’ex-inspecteur-chef ne sembla pas attacher
d’importance à ce déploiement de séduction.
– Vos toiles sont célèbres dans
l’Europe entière, comtesse. Malheureusement, je n’ai jamais eu le
privilège d’en contempler une.
– C’est normal, inspecteur. Les
grands de ce monde acceptent de poser pour moi, mais ils veulent
garder l’exclusivité absolue de leur portrait. Toute reproduction
est strictement interdite. Règle sévère, je le reconnais, mais qu’y
puis-je ? Et ne peut-on les comprendre ? Moi-même, je regrette
souvent de ne pouvoir admirer mon œuvre passée.
Le chignon était presque terminé. Il
demeurait encore deux ou trois mèches rebelles.
– Pourriez-vous m’aider, inspecteur
?
La comtesse tourna le dos à
l’ex-inspecteur-chef de sorte qu’il découvrît le fragile édifice
capillaire.
– C’est parfait, estima Higgins. Un
souvenir me revient : d’excellents amis, le duc et la duchesse de
Warburton, qui habitent un château dans la région de Whitesand, ont
dû me parler de vous… mais oui ! Anne de Warburton a même évoqué un
portrait exceptionnel pour lequel elle avait posé pendant plus de
deux mois. C’est votre nom qu’elle a mentionné, j’en suis certain à
présent. Elle n’a pas accepté de me montrer le tableau. Car
vous-même, n’est-il pas vrai, exigez que le propriétaire du
portrait ne le dévoile pas à autrui ?
Arabella von Rigelstrand fit à
nouveau face à Higgins. Un large sourire, qui se voulait
chaleureux, animait son visage.
– C’est bien la vérité, inspecteur,
car je ne souhaite pas que mes œuvres soient galvaudées. Un
portrait est la relation la plus intime possible entre l’artiste et
son modèle. Me permettez-vous d’exprimer un désir caché
?
– Je vous en prie,
comtesse.
– J’aimerais beaucoup faire votre
portrait, inspecteur. Votre regard est si mystérieux, si
attirant…
Arabella von Rigelstrand tendit le
cou pour venir frôler la joue de 1‘homme du Yard.
– C’est cette demeure qui est
mystérieuse et envoûtante. Un assassin joue avec nos vies, comme
vous l’avez souligné vous-même ; permettez-moi de lui accorder la
priorité.
– C’est bien naturel, inspecteur.
Quand nous serons sortis de ce drame, je vous
attendrai.
Câline, la comtesse s’écarta, comme
pour mieux attirer à nouveau sa proie. Higgins demeura
impassible.
– Comment est née votre vocation,
comtesse ?
Étonnée par la question, Arabella
parut hésiter pour répondre.
– Par hasard, comme toutes les
grandes vocations. Jeune fille, je m’admirais dans la glace et
j’eus envie de faire mon portrait. Dès le premier coup de pinceau,
ce fut une réussite. L’une de mes amies, une princesse
autrichienne, vit cette première toile et fut émerveillée. Puis ce
fut le bouche à oreille. Aujourd’hui, je n’ai plus une minute à moi
et je refuse d’innombrables propositions.
L’ex-inspecteur-chef se dirigea vers
la porte de la chapelle.
– La famille von Rigelstrand
appartient à la vieille noblesse autrichienne. Son blason est un
léopard de gueules1sur champ d’azur, si je ne m’abuse
?
La comtesse descendit du tabouret de
bar.
– Exactement.
– Je crois que je vais vous faire
plaisir, comtesse.
– Ah oui… Et de quelle manière,
inspecteur ?
– En demandant la lecture du
testament.