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Ainsi, l’épouse du médecin légiste accusait formellement de meurtre Aldebert Rupert.
– Votre opinion est-elle étayée sur des faits concrets, madame ?
Thereza Fitzgerald garda le silence.
– Connaissiez-vous l’étendue de la fortune de Lord Rupert ?
– Les biens matériels ne m’intéressent pas. À la maison, c’est mon mari qui tient les comptes. Nous ne serons jamais riches. Donner aux pauvres nous paraît plus important que d’amasser de faux trésors.
– Cela n’empêche pas d’apprécier les objets d’art à leur juste valeur.
– Vanités de ce monde, inspecteur. Ni mon mari ni moi-même n’accordons le moindre intérêt à ce bric-à-brac.
– Maître Root ne vous a pas renseignée sur la fortune que représente ce… bric-à-brac ?
– Kathryn Root et moi-même sommes en froid.
Higgins déplaçait les pièces sur le jeu d’échecs, attaquant avec les blancs et répondant avec les noirs.
– Vous voulez savoir pourquoi, bien sûr : une incompatibilité d’humeur, rien de plus. Nous nous respectons. Mais Maître Root est une incroyante qui n’hésite pas à insulter le nom du Seigneur. Pour mon mari et moi, cela rend tout contact impossible.
– Pendant la confusion qui a régné avant l’assassinat d’Aldebert, avez-vous remarqué quelque chose ?
– Non. Il régnait une obscurité totale.
– Personne ne vous a bousculée ?
– Je ne sais plus. Si, peut-être… Tout s’est passé si vite. J’étais terrorisée. Je suis tombée.
– Vous serez sans doute héritière, madame Fitzgerald.
– Si Dieu en a décidé ainsi, inspecteur, ce sont mes pauvres qui en bénéficieront. Avec son aide, je ferai deLost Manorun hospice.
Higgins entrevit une attaque originale en déplaçant un fou blanc qui mettrait en danger la reine noire. Le coup effectué, il passa mentalement dans le camp des noirs afin de contrer cette stratégie inédite.
– La comtesse Arabella von Rigelstrand est-elle une incroyante, elle aussi ?
Thereza Fitzgerald hésita.
– Ses convictions religieuses pourraient être mieux affirmées, certes, mais Arabella est une grande dame. Sa noblesse naturelle est garante d’une belle âme.
– Saviez-vous, madame Fitzgerald, que la comtesse et le baron étaient mariés depuis plusieurs années ?
Higgins ne trouvait pas de solution pour sauver la reine noire.
– Bien sûr. S’ils n’avaient point été mariés, mon mari et moi-même ne leur aurions plus adressé la parole. Nous ne fréquentons pas les couples illégitimes dont l’union n’a pas été célébrée devant le Seigneur.
– Pourquoi ce secret ?
– À cause de Lord Rupert. Il n’aimait pas Arabella. Pour ne pas le choquer, la comtesse et le baron ne lui ont pas révélé leur mariage. C’est la preuve d’un tact remarquable qui les honore.
L’ex-inspecteur-chef tenta un coup désespéré avec un pion noir. Aux blancs de jouer.
– Aucun membre de la famille n’a donc trahi le baron et la comtesse.
– Si cela avait été le cas, Lord Rupert les aurait déshérités publiquement. Il ne supportait pas que l’on s’opposât à ses décisions.
Une lueur traversa l’esprit de Higgins. Il venait d’entrevoir une possibilité de sauver les noirs. L’entreprise n’avait guère de chance de réussir, mais l’expérience méritait d’être tentée.
– Je suppose que le baron et la comtesse forment un couple aussi parfait que le vôtre, madame Fitzgerald ? Aucune dissension, aucune dispute ?
– La comtesse Arabella est une artiste, le baron Hyeronimus un poète. Des vagues de romantisme traversent leurs âmes. Parfois, ils semblent s’affronter ; mais ce n’est que superficiel. Le baron éprouve un amour profond pour la comtesse.
– Pourriez-vous me décrire l’un de ses tableaux ?
– Eh bien, ce sont des portraits officiels, très… très classiques. Je n’ai aucun talent pour décrire des tableaux. J’espère qu’Arabella se consacrera un jour à des thèmes religieux.
Higgins coucha le roi noir. Son audacieuse stratégie avait échoué.
– Vous pourriez peut-être m’expliquer, à présent, pourquoi vous vous introduisiez si discrètement dans la chambre du baron Breakstone ?
Thereza Fitzgerald, embrassant à nouveau l’Immaculée Conception, leva les yeux et regarda devant elle.
– Je voulais… je voulais lui faire part de mes craintes et de celles de mon mari.
Higgins remit en place les pièces du jeu d’échecs.
– Quelles sont ces craintes, madame Fitzgerald ?
– Je suis sûre que notre vie est en danger.
– A-t-on tenté quelque chose contre vous ?
– Non, mais je voulais obtenir l’avis et la protection de Hyeronimus Breakstone. C’est un homme responsable capable de faire face aux plus graves difficultés.
Higgins abandonna le jeu d’échecs et s’installa sur un pouf en soie du Pendjab. Il fixa du regard son interlocutrice.
– Graves difficultés, dites-vous. Est-ce une allusion à l’assassin qui rôde dans les ténèbres deLost Manor ?
Thereza Fitzgerald rangea nerveusement sa croix et son image pieuse. Ses doigts menus se nouèrent.
Elle leva des yeux éperdus vers l’ex-inspecteur-chef.
– J’ai peur. Protégez-nous, inspecteur.
La voix aigrelette tremblait.
– L’aide du baron Breakstone est-elle insuffisante ?
– Ne vous moquez pas de moi, implora Thereza Fitzgerald. Je n’ai jamais eu affaire à la police. Je cherchais un peu de réconfort auprès d’un ami.
Higgins sourit.
– Je vous raccompagne à votre chambre, madame Fitzgerald. J’ai quelques questions à poser à votre mari.

*

Au pied de l’escalier monumental, Scott Marlow s’était assoupi. Le dos calé contre une marche, les mains croisées sur la poitrine, il émettait même un léger ronflement. Higgins le réveilla avec ménagement.
Scott Marlow sursauta.
– Ah, c’est vous, Higgins !
– Avez-vous sombré dans le sommeil depuis longtemps, mon cher Marlow ?
– Non… juste à l’instant.
– Personne n’est descendu ?
– Personne.
– Continuez à veiller, superintendant. Plus les minutes passent, moins l’assassin possède de marge de manœuvre. Bientôt, il commettra une erreur. Venez, madame Fitzgerald.
La femme du médecin légiste progressa avec une sage lenteur, comme une paroissienne en procession. Higgins la précédait. Il frappa à la porte de la chambre jaune, attribuée aux Fitzgerald.
Personne ne répondit.
L’ex-inspecteur-chef se tourna vers Thereza Fitzgerald. L’Asiatique était crispée, livide.
– Ouvrez vous-même, madame.
La main tremblante, Thereza Fitzgerald ouvrit la porte.
La chambre jaune était vide.
Les trois crimes de Noël
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