35

Abandonnant le couple, Higgins gravit une fois de plus l’escalier monumental, mettant son genou à rude épreuve.
L’ex-inspecteur-chef avait besoin de solitude pour faire le point. De nombreuses hypothèses lui traversaient l’esprit, mais aucune n’emportait sa conviction. Aucune ne tenait compte du tissu de petits faits qui s’était tramé devant lui. Mensonges ? Dissimulations ? Calomnies ? Il y avait eu tout cela, bien sûr. On avait multiplié les fausses pistes et les pièges, espérant décourager et égarer Scotland Yard. La tactique n’était pas absurde et la manière de l’appliquer n’avait pas été malhabile.
Higgins piétinait, car il lui manquait un élément essentiel dont il ignorait la nature. Il demeurait persuadé, à la lecture de ses notes, que l’assassinat d’Aldebert Rupert n’était pas dissociable de celui de son frère, Lord James Rupert. Mais quel était le lien précis entre ces deux crimes, commis à dix ans de distance ? Le premier expliquait-il vraiment le second ? Et surtout, l’assassin pouvait-il être le même ?
Higgins croyait savoir qui avait tué Aldebert Rupert. Mais, en supposant que sa déduction fût exacte, elle n’éclairait en rien la disparition du vieux lord. Et cette faille dans le raisonnement faisait s’écrouler la théorie entière.
Parvenu au palier desservant les chambres, Higgins avait l’intention de se rendre jusqu’à la sienne pour y classer ses notes. Mais une inspiration soudaine lui fit modifier son projet initial. Il pénétra dans la chambre de Lord James Rupert.
La chambre noire n’était éclairée que par un pâle rayon blanchâtre provenant de la fenêtre par laquelle passait la clarté glacée d’une nuit d’hiver. Higgins resta quelques instants immobile sur le seuil pour s’habituer à l’obscurité.
Higgins s’aperçut très vite que l’esprit de Lord Rupert n’avait pas quitté les lieux. Puisqu’il y rôdait, l’ex-inspecteur-chef devait tenter de le percevoir. Higgins savait, comme tout policier expérimenté, que les âmes des victimes ne trouvaient pas le repos éternel tant que l’assassin n’avait pas été identifié. Le vieux lord marquait encore de sa présence les murs deLost Manor.Il fallait faire parler cette chambre mortuaire. Elle connaissait la vérité.
L’homme du Yard fit les cent pas, très lentement. Il se laissa imprégner par une atmosphère vieille de dix ans, par des scènes tragiques qu’il pouvait ressentir en se mettant sur la bonne longueur d’ondes. Higgins quitta l’heure présente pour se plonger dans le passé.
Malgré ses efforts, il n’obtint aucun résultat tangible. La chambre de Lord Rupert restait obstinément muette.
Higgins s’était approché du lit. Le seul endroit de la pièce qu’il n’ait pas complètement exploré. Le lit où Lord James Rupert avait vécu ses derniers instants. Il tira le couvre-lit et, à sa grande surprise, découvrit un désordre plutôt insolite. Les couvertures et les draps étaient chiffonnés, tirebouchonnés comme si une véritable bataille avait été livrée sur cette couche. On s’était contenté de recouvrir l’ensemble sans rien arranger. Oubli ? Pièce à conviction ? Montage ?
Higgins grimpa sur le lit et s’étendit à la place qui, voici dix ans, avait été celle de Lord James Rupert. L’ex-inspecteur-chef prit ses aises, allongea les jambes et ferma les yeux.
Que restait-il à un homme âgé, sans doute immobilisé, sur le point de mourir ? Ses bras et ses mains. Higgins supposa que Lord James Rupert était droitier, personne ne lui ayant signalé le contraire. Il laissa donc sa main droite s’aventurer vers la tête du lit, ses doigts progressant centimètre par centimètre. Ils touchèrent soudain quelque chose de rêche.
Higgins se mit sur le côté et regarda.
Deux longs cheveux noirs s’étaient enfoncés dans l’épaisseur du lin, comme momifiés. Il aurait fallu découper le drap pour les en extraire sans les briser.
L’ex-inspecteur-chef s’allongea à nouveau dans sa position initiale. Il continua son exploration de la tête du lit, mais ne découvrit aucun autre indice. Tendant le bras droit le long du corps, il laissa tomber la main et tâta les boiseries avec la plus extrême méticulosité, persuadé que l’intuition qui venait de jaillir n’allait pas tarder à se concrétiser.
Higgins retint son souffle.
Gravés dans le bois, des signes. Lord James Rupert s’était sans doute servi de ses ongles pour inscrire un ultime message. Higgins devait répertorier ces marques dans l’ordre où elles avaient été conçues, les redessiner depuis la place du mort où il se trouvait. Il lui fallait donc progresser avec la plus extrême lenteur.
L’ex-inspecteur-chef identifia d’abord des lettres :
P… A… R… D… O… N. PARDON. La lettre N était beaucoup moins bien gravée que les précédentes, comme si les forces du vieux lord avaient décliné de manière inéluctable. Il avait pourtant trouvé la force de tracer un dernier signe, un cercle au contour vague et tremblant.
Rien d’autre. Higgins vérifia deux fois de suite, au même rythme, pour être certain de ne pas omettre la moindre inscription, fut-elle superficielle.
Convaincu que Lord James Rupert avait formulé ses dernières pensées par cet étrange « pardon » et ce non moins étrange cercle, Higgins ferma à nouveau les yeux pour mieux se concentrer.
C’est alors que la lumière jaillit dans l’esprit de l’homme du Yard.
Higgins savait qui avait commis les deux crimes de Noël.
Les trois crimes de Noël
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