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– Aucune importance, répéta Kathryn Root, se drapant dans sa cape et manifestant une indifférence totale à cette accusation.
– Vous avez été la confidente de Lord Rupert, insista Higgins. Se sentant menacé par son frère Aldebert, c’est à vous qu’il a communiqué ses ultimes dispositions testamentaires. Vous avez nié avoir eu connaissance du journal intime du vieux lord, mais comment vous croire ? Si vous l’avez lu, comme je le suppose, vous avez vu le nom de l’assassin inscrit sur la dernière page, la page arrachée. Quel était ce nom, maître Root ?
Un épais silence s’installa dans la chambre noire. Le notaire siffla comme un serpent.
– Afin de vous éviter de mentir, maître, je vais vous donner ce nom. C’est celui d’Aldebert Rupert. L’homme que Lord James a lui-même désigné comme son assassin. Ce feuillet, nous ne le retrouverons jamais. Aldebert, pour des raisons évidentes, l’a détruit.
– Si vous savez tout ça, pourquoi nous importuner davantage ? Jeter un coup d’œil à un journal intime sans intérêt n’est pas un crime.
– En tant que parente de Lord Rupert, poursuivit Higgins, imperturbable, vous espériez avoir votre part d’héritage et, qui sait, toutes les autres.
Kathryn Root perdit toute contenance.
– Mais vous m’accusez de meurtre ! Avec quelles preuves ?
Scott Marlow avança d’un pas. Son attitude martiale tint le notaire à distance.
– Lord Rupert, ajouta Higgins, n’était pas naïf au point de vous faire totalement confiance, puisqu’il avait pris soin de déposer à Londres une copie de son testament. Je ne suis pas certain que vous ayez été à l’origine de cette initiative. Vous vous êtes félicitée de cette précaution, retournant les faits en votre faveur. Ce n’était pas malhabile, pour quelqu’un qui a menti en accréditant la thèse de l’espion mystérieux. Vous vous sentiez épiée par ce personnage imaginaire, avez-vous prétendu, lorsque vous veniez faire des tournées d’inspection àLost Manor.Pourquoi ? Afin de couvrir le véritable assassin de Lord Rupert.
– C’est faux ! Vous faites injure à ma probité !
Higgins n’accorda pas le moindre regard à Kathryn Root.
– Qui haïssait vraiment Lord Rupert ? demanda-t-il. Vous, monsieur Forsyte ?
– Moi ? Mais non !
– Pourtant, vous avez avoué vous être querellé avec lui à propos de son héritage.
– Nous avions bu ! Ce n’était pas sérieux.
– Et dans votre cas, maître Root, lorsque vous avez soutenu que Lord Rupert était mort de maladie, ce n’était pas sérieux non plus ?
Le notaire se détourna. L’homme du Yard, malgré sa bonhomie, commençait à lui faire peur.
– Le docteur Fitzgerald a, lui aussi, tenté d’accréditer la thèse d’une maladie grave conduisant inéluctablement Lord Rupert à la mort. Pour un médecin, croyant de surcroît, un tel mensonge est une faute grave. Dans son journal, Lord Rupert précise bien qu’il jouait au malade. Il avait adopté la ruse afin de mieux observer son entourage. Et Patrick Fitzgerald est tombé dans le piège, révélant sa duplicité.
Le petit docteur serrait les poignets de sa femme à les briser. Ses lèvres blanchissaient.
Higgins admirait le planisphère. Il songeait aux grands voyages qu’avait accompli le vieux lord avant de venir mourir dans sa chambre deLost Manor.
– Hyeronimus Breakstone, reprit-il, avait également tenté de jeter le discrédit sur la personne de Lord James. Il l’a qualifié d’excentrique, laissant supposer qu’il avait plus ou moins perdu l’esprit. Il a insisté sur son manque de culture qu’il a tenté de combler, inversant ainsi les rôles. Lord Rupert était, lui, un noble véritable, sans aucune mesure avec un petit escroc prétentieux. Mensonge plus énorme encore, Breakstone a tenté de me faire croire que lui et son épouse Arabella avaient accordé une importante aide financière à Lord Rupert ! Ils suggéraient ainsi l’idée qu’ils n’avaient nul besoin de convoiter l’héritage. Et vous, madame Fitzgerald, imaginiez-vous vraiment l’immensité de la fortune qui vous attendait ?
La petite Asiatique baissa les yeux, se serrant davantage contre son mari.
– C’est votre époux qui tient les comptes, m’avez-vous confié. Il devait accomplir ce travail avec une précision toute scientifique. Vous et le docteur Fitzgerald détestiez ce libertin de Lord James qui n’avait aucune religion et le proclamait bien haut. Que ses richesses vous revinssent apparaissait comme une conséquence normale de la justice divine. Encore fallait-il aider un peu cette dernière.
La lourde tête du légiste se mit en mouvement.
– Vos insinuations ne me touchent pas, inspecteur.
– Arabella von Rigelstrand ne portait pas non plus Lord Rupert dans son cœur, avança l’ex-inspecteur-chef. Il méprisait son talent de peintre, m’a-t-elle affirmé, elle qui n’a jamais peint le moindre tableau.
– Qu’est-ce que vous racontez ? explosa Adonis Forsyte. Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? Arabella n’est pas peintre ? Ils ont tous menti, ma parole !
– Vous compris, monsieur Forsyte, rappela Higgins. La fausse comtesse, il est vrai, n’a pas été avare de fausses informations. Avoir prétendu que MeRoot était surchargée de travail fut une des nombreuses erreurs qu’elle et ses amis ont commis. Arabella a sans doute entendu, sur son compte, des paroles très dures de la part de Lord Rupert dont le sens artistique était, lui, bien réel. Elle a été profondément vexée. Elle a inventé une fausse carrière d’artiste pour se valoriser à ses propres yeux, se persuader qu’elle était capable, elle aussi, d’être un grand personnage. Lord Rupert méprisait Arabella, elle m’a avoué qu’elle le lui rendait bien.
La fausse comtesse fulminait, mais préféra se taire. Higgins s’arrêta un instant pour consulter son carnet noir.
Puis il s’approcha d’elle, la considérant avec gravité.
– Vous avez manifesté une grande angoisse, madame, lorsqu’il a été question d’ingérer quelques aliments. Vous saviez bien qu’Adonis Forsyte n’était pas un empoisonneur, mais vous redoutiez pourtant que la véritable main criminelle eût glissé une substance mortelle dans la nourriture ou dans la boisson pour se débarrasser à la fois des autres héritiers et… de ses complices. Quelle était cette main criminelle ?
Les traits crispés de la fausse comtesse étaient devenus cruels.
– Trouvez vous-même, inspecteur.
– Lorsque j’ai servi la tisane, une autre personne eut une réaction significative : Thereza Fitzgerald. Elle a refusé d’en boire. Le docteur Fitzgerald, de son côté, s’est bien vite proposé pour analyser le breakfast préparé par Adonis Forsyte. Je suppose qu’il avait l’intention de truquer son expérimentation afin de faire accuser l’explorateur.
– Ridicule ! Avec quel produit aurais-je pu effectuer pareille manipulation ?
– Avec celui-ci, répondit Higgins, sortant un petit flacon de sa poche. Je l’ai découvert sous votre lit, dans votre chambre. Le superintendant Marlow, qui est un spécialiste des poisons, n’a pas mis longtemps à identifier une substance rare, hautement toxique.
Scott Marlow découvrait ainsi un talent qu’il ne croyait pas posséder, mais ne réagit pas.
Patrick Fitzgerald n’eut pas le même self-control.
Il gifla sa femme avec violence. Elle ne hurla pas.
– Petite imbécile ! glapit-il, furieux. Je t’avais ordonné de jeter ce produit ! Je t’avais interdit de le rapporter ici !
– Mais… je t’ai obéi, comme toujours ! sanglota Thereza Fitzgerald.
Son mari la gifla à nouveau.
– Cette fois, indiqua Higgins, madame Fitzgerald ne ment pas. Ce flacon m’appartient. Vous me pardonnerez d’avoir utilisé une méthode peu orthodoxe mais efficace.
Le médecin légiste agrippa sa femme par les poignets et regarda Higgins avec des yeux injectés de sang. Scott Marlow sortit son arme, dont la vue apaisa les ardeurs du médecin légiste.
L’ex-inspecteur-chef se plaça au pied du lit, comme s’il regardait un être invisible couché là.
– Il est possible, à présent, de décrire la manière dont a été perpétré le premier crime de Noël, voici dix ans. Lord James Rupert a commis une erreur fatale en croyant que son frère allait l’assassiner. Certes, ils ne s’entendaient pas, mais Aldebert était dévoué à son aîné qu’il admirait et craignait, comme tout un chacun. Lord Rupert a pris des dispositions testamentaires pour le punir. C’est lorsqu’il a vu entrer dans sa chambre les assassins qu’il a pris conscience de sa terrible méprise. MeRoot avait décidé de fermer les yeux sur ce qui se passerait. Elle assista au meurtre ou fit le guet pour empêcher Aldebert et Adonis Forsyte d’entrer, s’ils en avaient eu l’intention. Thereza Fitzgerald, qui avait fourni le poison, dut se réjouir du spectacle, aux côtés de son mari qui avait préparé un permis d’inhumer en bonne et due forme. Il fallait faire boire une dose mortelle au vieil homme dont la résistance semblait être à toute épreuve. Ce sont le faux baron et la fausse comtesse qui s’en sont chargés. Je me trompe peut-être sur quelques détails, mais l’ensemble doit être à peu près correct.
– Facile d’accuser un mort ! protesta Arabella von Rigelstrand. Et vous n’avez aucune preuve pour justifier cette fable !
– C’est Lord James Rupert lui-même qui m’a révélé la vérité, dit Higgins. D’abord, il s’est débattu. Son lit n’était plus qu’un champ de bataille qu’Aldebert a laissé tel quel ou a reconstitué afin de laisser un indice sur le chemin de la vérité qu’il avait entrevue. En livrant combat, le vieux lord a tiré les cheveux d’Arabella. Avant de mourir, il en a incrusté deux dans un drap qui est demeuré en place. Une analyse nous prouvera qu’ils vous appartiennent bien, madame von Rigelstrand.
La fausse comtesse défia l’homme du Yard.
– Et si cela était ? J’aimais témoigner de mon affection à Lord Rupert. Je l’ai embrassé plusieurs fois dans son lit. J’y ai peut-être perdu deux cheveux. Cela ne fait pas de moi une criminelle.
– Ce n’est pas vous, en effet, qui avez versé le poison dans la gorge de Lord Rupert. Il a eu le temps de graver dans le bois de son lit de supplice le mot « PARDON ». Il ne pouvait être adressé qu’à son frère Aldebert sur le compte duquel il s’était lourdement trompé. Après ce mot, un signe. Une sorte de cercle mal fait qui voulait représenter une pièce ou un jeton, bref, désigner… un numismate. Le faux baron Breakstone. L’assassin qui, poussé par des complices impitoyables, avait commis un acte irréparable.
Les trois crimes de Noël
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