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La fausse comtesse, dont les forces
étaient décuplées par une rage proche de la folie, désarma Scott
Marlow et, sans même viser, tira sur Thereza Fitzgerald qui
s’écroula aussitôt.
– Traînée ! hurla Arabella. C’est toi
qui as tué mon mari ! C’est toi qui nous as trahis !
Déchaînée, elle poussa la lourde
porte de bronze et s’enfuit, dévalant l’escalier monumental à toute
allure. Kathryn Root la suivit, renversant le candélabre qui
offrait à la chambre noire son ultime lumière.
– Le feu ! hurla Adonis Forsyte,
constatant que les couvertures du lit s’embrasaient.
Paniqué, le faux explorateur ne
savait plus où se trouvait la porte de la chambre. Il marcha sur le
corps de Thereza Fitzgerald, bouscula le superintendant qui criait
« du calme ! », tenta d’ouvrir une fenêtre. Scott Marlow le saisit
par le bras.
– Venez avec moi, monsieur
Forsyte.
– Impossible d’éteindre le feu,
déclara Higgins, constatant que le planisphère était déjà la proie
des flammes.
Bientôt, l’incendie gagnerait le
parquet et les boiseries.
Les deux policiers et Adonis Forsyte
se retrouvèrent sur le palier.
– Prenons garde, recommanda Scott
Marlow, Arabella a mon revolver. Je crois que le médecin s’est
enfui, derrière le notaire. Ils peuvent trouver des armes en
bas.
– Et Thereza ? s’inquiéta Adonis
Forsyte.
– Elle est morte, répondit Higgins.
Une balle en plein front.
C’est au bas de l’escalier monumental
que les trois hommes découvrirent le cadavre du notaire Kathryn
Root, la nuque brisée. Elle avait voulu sauter du premier palier
pour gagner du temps.
Une fumée épaisse commençait à
envahir la vaste bâtisse. Scott Marlow eut une quinte de toux. Les
boiseries brûlaient à une allure incroyablement
rapide.
Un coup de feu claqua à
l’extérieur.
N’écoutant que son devoir, le
superintendant sortit sur le perron et s’aventura dans la neige,
éclairé par la lueur blafarde de l’aube. Il n’eut pas la moindre
difficulté à suivre les pas de la fausse comtesse qui gisait à une
cinquantaine de mètres de la maison, ses longs cheveux cachant son
visage.
Elle s’était tirée une balle dans la
tête.
– Qu’ils meurent tous ! Qu’ils soient
tous damnés par le Seigneur ! hurla la voix éraillée de Patrick
Fitzgerald, en proie à un accès de folie mystique.
Le superintendant, qu’avaient rejoint
Higgins et Adonis Forsyte, leva les yeux.
Debout sur le rebord du toit
deLost Manor,environné de flammèches et
de colonnes de fumée de plus en plus abondantes au fil des minutes,
le médecin légiste se lançait dans un sermon démentiel sur l’enfer
et le châtiment divin.
Une brusque rafale de vent
déséquilibra Patrick Fitzgerald qui, après avoir battu des bras,
tomba en arrière et disparut dans l’incendie.
– Je ne peux pas laisser faire ça,
ragea Adonis Forsyte, qui courut à toutes jambes vers le perron
deLost Manor.
– Higgins ! s’exclama Scott Marlow,
surpris. Il s’enfuit ! Nous nous sommes trompés sur son
compte.
– Je ne crois pas, répondit
l’ex-inspecteur-chef. Allons plutôt l’aider.
Quelques flocons voletaient encore
dans l’air glacé.
Les pas s’enfonçaient dans la neige
fraîche. Les deux policiers, malgré leur hâte, progressaient
lentement.
Une épaisse fumée sortait en
tourbillonnant par la porte principale deLost
Manor.Adonis Forsyte s’était engouffré à l’intérieur. Une
flamme énorme montant vers le ciel en spirale empêcha les deux
policiers de le suivre.
– Forsyte, revenez ! hurla Scott
Marlow, se protégeant le visage de ses mains.
Une silhouette s’extirpa de la fumée,
portant sur ses épaules un lourd fardeau.
Adonis Forsyte avait arraché à la
destruction le cadavre de son ami Aldebert Rupert.
– Je ne pouvais pas le laisser
disparaître comme ça, expliqua-t-il en le déposant sur la neige.
C’était le seul type bien de la famille.
*
La nuit était tombée depuis longtemps
lorsque la vieille Bentley de Scott Marlow s’arrêta devant la
demeure de Higgins, sans conteste la plus ancienne et la plus jolie
deThe Slaughterers,où
l’ex-inspecteur-chef coulait des jours heureux et
paisibles.
Il neigeait. Aucune étoile n’était
visible. Pas un seul passant sur la route. Il avait fallu une
longue journée pour résoudre quelques problèmes administratifs
après que le corps d’Aldebert Rupert eut été enseveli non loin
deLost Manor, en partie ravagé par les
flammes. Heureusement, quantité d’œuvres d’art avaient échappé à
l’incendie.
Devenu milliardaire, Adonis Forsyte
avait inauguré sa nouvelle vie par un don somptueux aux œuvres
sociales de Scotland Yard. Puis Scott Marlow s’était fait un devoir
de raccompagner Higgins qui, tout au long du chemin, avait soigné
son arthrite grâce aux granulés homéopathiques spécialement
préparés pour lui par la pharmacie Nelson’s. Il rêvait à la
délicieuse tisane de thym frais qu’il boirait dans quelques heures
devant un feu de bois d’où émanerait une douce chaleur
réconfortante.
Un félin sauta d’une branche de chêne
et atterrit sur le dos de Higgins, prenant soin de ne pas planter
ses griffes.
– Trafalgar ! s’exclama Higgins, ravi
de l’accueil que lui réservait le siamois, d’ordinaire peu prodigue
de marques d’affection.
Higgins prit le chat dans ses bras
afin de lui éviter de se mouiller les pattes, ce dont il avait
horreur.
Il passa par le jardinet de derrière
où il cultivait lui-même des légumes avec de l’engrais naturel,
sans accorder à la chimie la moindre parcelle de terrain.
L’ex-inspecteur-chef jeta un œil attendri à sa roseraie
ensommeillée où il étudiait la naissance de nouvelles espèces. Il
avait emprunté ce chemin pour éviter de réveiller sa vieille
gouvernante, Mary, un véritable dragon. Elle dormait depuis
longtemps.
Introduisant sa clé dans la serrure
de la porte-fenêtre du bureau donnant sur le jardin, Higgins
pénétra sans bruit dans la demeure douillette. Il lâcha le siamois
qui alla aussitôt se pelotonner devant la cheminée.
Higgins ôta son imperméable lorsque
une vive lumière inonda la pièce.
Sur le seuil du bureau se tenait
Mary, en robe de chambre orange.
– Où avez-vous passé Noël,
demanda-t-elle, et d’où venez-vous à une heure pareille
?
– Des flammes de l’enfer, répondit
Higgins.
– Si vous n’avez rien de plus
intelligent à dire, je retourne me coucher. Ah ! vous trouverez
votre tisane dans le salon. Comme vous avez probablement pris froid
avec vos excentricités, j’ai préparé aussi une inhalation.
Faites-la à fond et ne trichez pas sur la durée.
Sans souhaiter « bonne nuit » au
légitime propriétaire de la demeure, Mary regagna ses
appartements.
Higgins attendit un long moment pour
être certain qu’elle fût assoupie et se dirigea vers l’angle de la
cheminée principale où, en retirant une fausse pierre, il accédait
à un bar dont Mary ignorait l’existence.
La bouteille d’Armagnac sur laquelle
il comptait pour oublier les émotions des dernières heures avait
disparu.
Philosophe, Higgins accepta la
fatalité. Il lui restait leTimesde la
veille, que Mary avait lu avant lui, comme d’habitude, en remettant
ensuite à sa place la bande d’abonnement.
Le siamois ronronnait doucement. Le
feu dansait dans la cheminée, un silence apaisant habitait la
vieille maison en pierres de taille. Que le monde fût mauvais, que
la haine, l’hypocrisie, la lâcheté et l’ambition y régnassent en
maîtresses insatiables, l’ex-inspecteur-chef n’en doutait pas. Mais
ce soir, il préférait penser à un souvenir plus riant. À un homme
qui avait risqué sa vie pour sauver un mort.
Higgins éternua à plusieurs reprises.
Un refroidissement. Une fois de plus, Mary triomphait.