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Se concentrant à nouveau sur la
flamme, Higgins vit apparaître le docteur Patrick Fitzgerald, porté
par ses jambes trop courtes. Sa lourde tête dodelinait de droite et
de gauche.
– Vous souhaitiez me parler,
inspecteur ? demanda-t-il d’une voix suave, en remontant de l’index
droit la monture de ses lunettes.
– En effet, docteur.
– À quel sujet ?
– Votre profession.
Patrick Fitzgerald serra les
dents.
– Par le Saint Nom du Seigneur, pour
quel motif ?
Higgins abandonna un instant la
flamme de la bougie et considéra son interlocuteur d’un œil
acéré.
– Ce que j’ai entendu sur votre
compte m’a troublé, docteur. Votre réputation est des plus
flatteuses : remarquable carrière universitaire, nombre
incalculable de diplômes, mémoire extraordinaire, passion pour
l’histoire de la médecine, initié en un temps record à la science
des jetons, des monnaies byzantines et des gantelets de chevalier,
consultant exceptionnel à l’hôpital de Norwich, spécialiste des
analyses destinées à déceler des troubles du cerveau : quelle carte
de visite !
– En quoi mes qualifications vous
importunent-elles ?
Higgins consulta son carnet noir, y
relut quelques phrases.
– La comtesse Arabella a prononcé
d’étranges paroles à votre propos : « sa vocation, a-t-elle dit,
c’est la chirurgie ». Avec les multiples dons que vous possédez,
pourquoi n’êtes-vous pas devenu chirurgien ? Pourquoi vous
contentez-vous d’une médiocre situation de légiste de province
?
La lourde tête de Patrick Fitzgerald
s’inclina vers la gauche. Il remonta son pantalon qui s’était un
peu affaissé.
– Par… par amour de
Dieu.
– Pardonnez-moi, docteur, mais je ne
vois pas ce que Dieu aurait à gagner dans cette affaire.
Apprécierait-il davantage les cadavres que les êtres vivants
?
– Ne blasphémez pas, inspecteur
!
Le visage du légiste s’était enlaidi.
Higgins laissa retomber la tension avant de
poursuivre.
– Un autre témoignage fait de vous un
mauvais médecin, un escroc qui aurait obtenu ses diplômes grâce à
divers chantages, plus ignobles les uns que les autres. Sans doute
êtes-vous devenu chirurgien en utilisant cette méprisable méthode.
Mais le jour où il a fallu exercer, n’auriez-vous pas commis une
grave erreur ? Une erreur mortelle pour un patient ? Grâce à vos
appuis, vous avez pu demeurer dans le corps médical, mais loin de
Londres, à un poste où vous vous faites oublier depuis de longues
années. Une occupation qui est loin de correspondre à vos
ambitions. Et vous voilà sans doute désargenté au point d’attendre
l’héritage de Lord Rupert avec la plus grande
impatience.
Les épaules étroites du médecin
légiste semblèrent se resserrer encore.
– Vous n’avez aucune preuve de ce que
vous avancez, aucune ! J’ai déjà dit que ma part d’héritage
reviendrait aux pauvres et à personne d’autre !
Higgins referma son
carnet.
– Est-ce bien nécessaire de vous
entêter à ce point, docteur ? Une enquête des plus élémentaires
suffira à retrouver les traces de votre passé. Je la déclencherai
dès demain. Mais votre foi en Dieu ne devrait-elle pas vous
interdire le mensonge et la dissimulation ?
La lourde tête du légiste s’inclina
sur la droite.
– Chaque homme a droit à de petits
secrets, dit-il d’une voix onctueuse. Il faut me comprendre,
inspecteur. Ma carrière a été brisée par un accident, c’est vrai.
Ma responsabilité a été entièrement dégagée, mais ma conscience
m’interdisait de poursuivre le métier de chirurgien. J’ai prié
Dieu. Il m’a conseillé d’accomplir un acte de contrition en
devenant légiste et en offrant le maximum aux pauvres. Rien de
plus, rien de moins.
– Merci de votre sincérité,
docteur.
– Je peux… m’en aller ?
– Retournez au patio, je vous
prie.
Le médecin ne se fit pas prier. D’une
allure précipitée, il sortit de la salle à manger.
Quelques instants plus tard lui
succéda la bruyante démarche du notaire, Kathryn Root.
– Pourquoi regardez-vous cette bougie
comme ça ! s’exclama-t-elle. On croirait que vous êtes hypnotisé
!
– Pas à ce point, maître, répondit
Higgins, consultant ses notes relatives au notaire, enveloppée dans
son ample cape noire.
– Vous avez besoin de moi, inspecteur
?
– J’aimerais connaître votre avis sur
mes conclusions vous concernant.
La dentition proéminente de Kathryn
Root se fit agressive. Elle siffla comme un serpent.
– Vous vous moquez de moi
?
– Pas le moins du monde. Vous êtes
une sportive, dotée d’une force très supérieure à la moyenne,
volontaire, obstinée, ayant les œuvres d’art en horreur. Vous vous
êtes enterrée dans cette région presque déserte pour vous mettre au
service d’un unique client qui payait largement vos services, Lord
Rupert. Vous vous êtes moquée de moi en tentant de me faire croire
que vous ignoriez la valeur réelle des trésors deLost Manoret que vous aviez une intense activité
professionnelle. Étant une cousine de Lord James Rupert, vous êtes
concernée par un héritage que vous appelez de tous vos vœux,
puisque vous êtes à présent sans travail. Et il vous semblerait
bien pénible de vous remettre au labeur, après tant d’années
d’oisiveté, n’est-ce pas ?
– Mes sentiments ne concernent que
moi, inspecteur !
– Inexact, maître. Vous m’avez
dissimulé des faits précis concernant l’enquête. Et puisque vous
m’avez menti sur ces détails-là, vous l’avez peut-être fait sur
d’autres…
La réaction de Kathryn Root fut
brutale. Se drapant dans sa cape à la manière d’une tragédienne,
elle balaya l’air et éteignit la bougie que contemplait Higgins, ne
laissant subsister qu’une très faible lueur dans la salle à manger
africaine.
– Quand vous aurez quelque chose
d’intéressant à me dire, inspecteur, prévenez-moi ! En attendant,
je préfère retourner auprès des autres !
– Soyez prudente dans les
couloirs.
Les ténèbres avaient envahi la vaste
pièce où reposaient Aldebert Rupert, qui avait menti sur son
identité réelle, et Hyeronimus Breakstone, un faux
baron.
Higgins ne ralluma pas la bougie. Il
ne demeurait que la lumière grésillante d’un candélabre et les
lueurs blanchâtres de la neige, à travers les fenêtres.
L’ex-inspecteur-chef assista à l’arrivée silencieuse de Thereza
Fitzgerald.
La petite Asiatique, un chapelet
entre ses doigts croisés, se déplaçait sans faire de bruit. D’un
pas égal, elle passa entre les statues africaines et pénétra dans
la salle à manger. Elle s’immobilisa à la hauteur de la collection
de statuettes d’envoûtement, évitant de marcher sur les débris de
celle brisée par Arabella von Rigelstrand.
– N’ayez pas peur, madame Fitzgerald,
dit Higgins, apaisant. Vous êtes une personne modeste, silencieuse,
qui avez choisi de vivre dans l’ombre de votre mari. Un choix
délibéré, conscient, qui vous a conduite vers un bonheur
tranquille. Mais saviez-vous que Patrick Fitzgerald avait subi un
grave revers professionnel compromettant la suite de sa carrière
?
Thereza Fitzgerald s’était raidie, de
manière presque imperceptible. D’une rigidité de marbre, elle ne
semblait plus animée par la moindre parcelle de vie.
– Cette grave contrariété a dû jeter
une ombre sur la paisible vie de famille à laquelle vous aspiriez.
L’existence provinciale et terne, à laquelle vous fûtes condamnée,
n’a-t-elle pas déçu la jeune étrangère avide de puissance, de
fortune, si ambitieuse pour son époux ?
Thereza Fitzgerald, statue de chair,
avait fermé les yeux.
– C’est une réflexion de MeRoot qui a éveillé mon attention, poursuivit
Higgins, lisant ses notes. « Thereza n’est pas une femme d’argent,
a-t-elle déclaré. Peut-être nous sommes-nous trompés sur son compte
depuis longtemps. En ce cas, quelle formidable dissimulatrice !
»
Higgins laissa le silence
s’installer, ce qui ne provoqua aucune réaction de la part de la
petite Asiatique.
– J’ai entendu d’autres critiques à
votre endroit, madame Fitzgerald. La comtesse von Rigelstrand, qui
vous apprécie, craint cependant que vous ne soyez trop effacée pour
collaborer de manière efficace à l’ascension sociale de votre
époux. Adonis Forsyte a prononcé des paroles encore plus dures. Il
vous a qualifiée de « vraie vipère se moquant du bon dieu comme de
son premier mensonge ».
Les doigts de Thereza Fitzgerald
égrenèrent très lentement son chapelet.
– Vous avez commis au moins un petit
mensonge, indiqua Higgins. Vous qui vous prétendiez végétarienne,
avez dégusté du sanglier pendant le banquet de Noël. Par politesse,
prétendiez-vous. Mais il y aurait beaucoup plus grave, d’après
Adonis Forsyte ; vous auriez, paraît-il, éprouvé un penchant
coupable pour Kathryn Root, cette incroyante avec laquelle, selon
vous, tout contact était impossible. Je n’aurais, bien entendu,
attaché aucune importance à cette accusation s’il n’y avait eu,
entre MeRoot et vous, cette violente
altercation où vous vous êtes mutuellement accusées de meurtre.
N’auriez-vous pas tenté de la supprimer afin d’effacer toute trace
de votre péché ?
Les doigts de la petite Asiatique
égrenèrent le chapelet un peu plus vite.
– Je vous remercie pour vos réponses,
dit Higgins, refermant son carnet noir.