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Patrick Fitzgerald semblait embarrassé.
– Non, pas à ce point-là, mais vous avez semé le doute dans mon esprit. Lord Rupert était âgé, malade. Son organisme était délabré, à la suite d’une existence fort peu recommandable. Il n’a pas voulu de prêtre à son chevet. J’espère qu’il aura au moins remis son âme entre les mains de Dieu.
– Auriez-vous constaté quelque chose d’anormal ?
– À vrai dire, non. Mais j’avoue avoir pratiqué un examen très rapide. Comment aurais-je pu soupçonner un crime ? Comment aurais-je pu croire une seconde qu’Aldebert avait été assez féroce, assez cruel pour empoisonner son frère ?
– Empoisonner, dites-vous ?
– Si votre raisonnement s’avère exact, inspecteur, je ne vois pas d’autre solution. Aldebert a sans doute cru qu’il obtiendrait ainsi la fortune de son frère de la manière la plus rapide. Ils se sont toujours détestés. On doit à la vérité de dire que Lord James a persécuté Aldebert pendant les courtes périodes où ils ont vécu ensemble àLost Manor.Aldebert avait un caractère faible, veule. Son rêve était de devenir musicien, mais Lord James lui avait confié la surveillance de la maison. En cas de défaillance, il menaçait de le jeter à la rue. Beaucoup de haine s’était accumulée.
– Votre théorie est fort convaincante, reconnut Higgins, prenant des notes sur son carnet noir. Aldebert n’aura guère profité de son crime et moins encore de sa fortune. Sitôt milliardaire, sitôt assassiné.
Sa tête trop lourde penchée sur le côté, le médecin légiste paraissait accablé.
– Les voies de Dieu sont impénétrables. Pourquoi nous a-t-il frappés avec autant de sévérité ? Nous sommes tous des pécheurs, inspecteur, et nous ne connaissons ni le jour ni l’heure. Lorsque survient le châtiment, nous sommes étonnés. Pourtant, l’Écriture nous avait prévenus.
– Je n’ai rien lu dans l’Écriture concernant les assassinats des frères Rupert, objecta Higgins. Que pensez-vous d’Adonis Forsyte ?
Un rictus anima le visage du médecin légiste.
– L’explorateur ? Si j’osais…
– Osez donc, docteur.
Patrick Fitzgerald baissa la tête.
– Ce serait manquer de charité chrétienne. Je n’ai pas le droit.
Higgins vint s’asseoir à côté du médecin. Sa profession avait fait de lui une sorte de confesseur laïque qui savait inspirer la confiance.
– Je vous comprends, docteur ; à votre place, j’agirais comme vous. Mais Dieu exige la vérité. Il faut que cette enquête aboutisse pour que le Malin quitte cette demeure. Si vous savez quelque chose de grave concernant Adonis Forsyte, parlez sans crainte ; tel est votre devoir.
– Adonis Forsyte fait partie de ma famille.
– L’assassin d’Aldebert aussi, remarqua Higgins avec gravité.
La lourde tête du légiste se tourna vers l’ex-inspecteur-chef.
– Adonis est un homme violent, emporté. Lui et Lord James se sont souvent querellés, à propos de tout et de rien. En revanche, il s’entendait très bien avec Aldebert. Un homme qui a voyagé dans le monde entier doit connaître quantité de poisons exotiques qui ne laissent aucune trace dans l’organisme. Adonis aurait été le complice plus ou moins conscient d’Aldebert. Peut-être ce dernier lui a-t-il subtilisé une substance toxique sans même qu’Adonis s’en aperçoive.
– C’est peu probable, analysa Higgins. Si Adonis a bien prêté main-forte à Aldebert afin d’assassiner Lord James, il a gagné la confiance de son complice pour mieux le supprimer au moment opportun.
– Je tiens à souligner le fait que je ne possède aucune preuve, inspecteur. C’est un simple sentiment, rien de plus. Je souhaite de tout cœur me tromper. L’innocence d’Adonis Forsyte me comblerait de joie.
– Votre épouse ne l’aime pas beaucoup.
– Il faut comprendre Thereza. Elle est hypersensible, raffinée. Adonis est un tueur d’animaux. Mon épouse ne supporte pas l’idée de voir exécuter des créatures de Dieu.
– Votre cousin est un être passionné, capable de grands élans mais, comme l’a écrit Harriet J. B. Harrenlittlewoodrof, « une âme sèche peut se cacher derrière un regard mouillé ». Les êtres adoptent parfois des attitudes qui masquent leur véritable nature.
– L’hypocrisie est un péché grave que la Bible condamne sans ambages. Des personnes comme Kathryn Root devraient s’en souvenir plus souvent.
– Pour quelle raison, docteur ?
– J’exige une lecture du testament, inspecteur, devant tous les membres de la famille. Je n’éprouve qu’assez peu de confiance en MeRoot. Je crains qu’elle n’ait eu tout le temps nécessaire pour trafiquer ce document.
– Kathryn Root était pourtant la confidente de Lord Rupert.
– Confidente… Un peu trop, à mon sens.
– C’est-à-dire ?
– On ne peut rien affirmer, inspecteur, mais je suis à peu près certain que Lord James éprouvait un goût prononcé pour Kathryn Root. Comme il n’était pas homme à se satisfaire d’un simple désir, je vous laisse imaginer le reste.
Higgins manipula un collier en argent provenant du Haut Atlas. Il était formé d’une succession de mains et d’yeux, autant d’éléments magiques et protecteurs. L’objet n’était guère attrayant, mais il possédait une valeur sacrée.
– Ainsi, selon vous, Kathryn Root aurait été la maîtresse de Lord Rupert.
Très rouge, Patrick Fitzgerald se cabra.
– Je n’ai jamais dit ça ! Vous exagérez, inspecteur !
– Veuillez m’excuser, docteur ; j’ai sans doute outrepassé votre pensée. Rasseyez-vous donc.
Un peu calmé, le légiste s’installa à nouveau sur le bord du banc de pierre. Levant les yeux vers la verrière qui servait de plafond au patio, Higgins nota que le soleil marocain avait été remplacé par une couche de neige opaque.
– C’est seulement lors de la lecture de ce testament que nous pourrons savoir si Kathryn Root a scrupuleusement conservé le document authentique. Mais ce ne sera pas suffisant ! Il faudra faire un inventaire détaillé et précis de tous les objets que contientLost Mano r .Apparemment, rien n’a été volé, mais une vérification s’impose.
Higgins lissa sa moustache poivre et sel.
– Je suppose, docteur, que ces exigences sont liées à votre volonté de donner aux pauvres votre éventuel héritage ?
– Bien entendu, inspecteur, répondit Patrick Fitzgerald avec un sourire onctueux.
– Que pensez-vous du baron Breakstone ?
Higgins se leva et s’approcha de la fontaine. L’eau émettait une plainte joyeuse, perpétuellement renouvelée. Elle mettait dans l’oreille le paisible discours des vieux lettrés qui, le soir venant, transmettaient aux jeunes les traditions ancestrales.
– Hyeronimus Breakstone est un excellent homme. Je regrette la tiédeur de sa croyance et aussi… le fait qu’il omette de payer des impôts. Moi, je n’ai qu’un salaire et tout est déclaré !
– Dans son métier, le baron est malheureusement obligé de verser dans une certaine illégalité. Ses clients apprécient la discrétion.
– Le Seigneur aime la justice en toutes choses, inspecteur.
– De quoi souffre la comtesse ?
Patrick Fitzgerald remonta sur son nez ses lunettes à épaisse monture.
– Évanouissement dû au choc émotionnel. Rien de grave. Arabella von Rigelstrand est une personne très remarquable qui saura se montrer à la hauteur de la situation.
– Est-elle coutumière de ce genre d’accident ?
Derrière les verres de lunettes, le regard du légiste devenait inaccessible.
– Je l’ignore. N’oubliez pas qu’une artiste a les nerfs fragiles.
– Auriez-vous l’obligeance de me décrire l’un de ses tableaux ?
– Difficile, inspecteur. Le style d’Arabella est classique, somptueux, elle a réussi le portrait de tous les gens qui comptent dans les plus grandes familles d’Europe.
– Il n’existe pas de reproductions ?
– Elles sont formellement interdites ! Les modèles d’Arabella ne le supporteraient pas. Aucun de ses tableaux n’est passé en vente publique. Leurs propriétaires ne s’en sépareraient à aucun prix.
– La comtesse doit être milliardaire ?
– Je ne m’occupe jamais des affaires d’autrui, répondit sèchement Patrick Fitzgerald.
– Permettez-moi de vous en féliciter, docteur.
Qui n’a pas vécu dans un petit village d’Afrique du Nord, pensait Higgins, ignore tout de la qualité du temps qui passe, s’écoule à peine, sans bruit, et glisse très lentement entre les doigts avec le goût fruité d’une figue mordorée. Lorsque la medina s’enfermait dans le silence paisible du soir, quand les conversations s’estompaient et que les regards se tournaient vers le soleil orange, plus rien d’autre n’existait que la subtile communion entre l’homme et le ciel déployé au-dessus des petites maisons blanches, tassées les unes contre les autres afin de mieux garder leur secret.
– Puis-je rejoindre mon épouse, inspecteur ?
– Bien sûr, docteur.
Patrick Fitzgerald se leva et se dirigea vers la porte du patio Tetouan, d’une démarche saccadée qui mettait en relief son curieux centre de gravité situé trop bas. Il évoquait les gnomes, tantôt agressifs, tantôt facétieux, qui hantaient les gravures gothiques du Moyen Âge écossais.
– Un instant, docteur.
Le légiste s’immobilisa.
– Vous sentez-vous en sécurité, dans cette demeure ?
Patrick Fitzgerald répondit sans se retourner.
– Je n’osais pas vous en parler. Je crois être menacé, en effet. La famille a coutume de me reprocher ma probité et ma rigueur. L’assassin sait que je serais obligé de le dénoncer si j’apprenais quelque chose. Je suis certain que Scotland Yard veille sur les innocents et saura vite identifier le coupable.
– Vous pouvez y compter, docteur.
Les trois crimes de Noël
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