2

– Un crime ! s’exclama Aldebert Tilbury, perdant le contrôle de lui-même. Mais qui ?… comment ?…
– Nous pourrions poursuivre cette conversation à l’intérieur, suggéra Higgins, craignant fort de ressembler bientôt à un bonhomme de neige.
– Si vous voulez, céda le majordome, dépassé par les circonstances.
Scott Marlow, qui avait garé la Bentley sous un auvent entre deux chênes, descendit à son tour du véhicule. Le superintendant de Scotland Yard, malgré ses efforts vestimentaires, paraissait éternellement fripé, engoncé dans un costume trop petit et un imperméable trop grand. Autant un rien soulignait l’élégance innée de Higgins, autant le plus génial des tailleurs sur mesure était-il assuré d’échouer en s’attaquant à la corpulence épanouie de Scott Marlow. Ce dernier gravit prudemment les marches du perron, craignant de glisser.
Prisant fort peu les déplacements qui l’éloignaient de son bureau londonien et détestant la campagne, à la différence de sa vieille Bentley, ravie d’absorber un bol d’air pur, le superintendant avait l’obscur sentiment d’être tombé dans un piège. Désirant éviter la tristesse d’une soirée de fête solitaire, il avait réussi à se faire inviter àThe Slaughterers,le village où était sise la demeure familiale de Higgins, pourtant peu enclin à ce genre de concessions. Mais Scott Marlow avait à peine eu le temps de franchir la porte d’entrée de la vieille demeure en pierres de taille, aux admirables proportions. Higgins était monté dans la vieille Bentley du superintendant, lui ordonnant de démarrer au plus vite et de suivre l’itinéraire qu’il lui indiquerait. Scott Marlow avait bien tenté d’obtenir quelques explications, mais Higgins s’était contenté de préciser : « une affaire criminelle ».
Bougon, frigorifié, le superintendant pénétra dans le hall deLost Manor,à la suite de Higgins et du majordome.
Il eut le souffle coupé.
Aux murs étaient accrochés des dizaines de trophées : têtes d’éléphants, de panthères, de lions, de buffles, de girafes. Les yeux des animaux empaillés semblaient encore remplis d’agressivité, s’exprimant par un regard de reproche à l’adresse du chasseur qui les avait privés de vie. Scott Marlow recula d’un pas, hésitant à courir jusqu’à sa voiture et à reprendre la route vers la civilisation.
L’attitude sévère de Higgins, mains croisées derrière le dos, l’œil accusateur, mit fin à cette tentative de fuite.
– Tout à fait insolite, constata l’ex-inspecteur-chef.
Higgins, qui éprouvait une amitié profonde pour son chat Trafalgar, le seul être vivant en lequel il avait une totale confiance, avait horreur que l’on attentât à l’existence d’animaux prétendus sauvages. Comme l’avait écrit la poétesse Harriet J. B. Harrenlittlewoodrof, futur prix Nobel dont l’ex-inspecteur-chef possédait les œuvres complètes, « un tigre mangeur d’hommes fait moins de ravages qu’un banquier de la City ».
– Belles pièces, apprécia le superintendant Marlow, admirant une panthère noire trônant sur un socle.
La gueule ouverte, les crocs menaçants, les moustaches agressives, le fauve semblait prêt à bondir. Scott Marlow rêvait parfois des chasses africaines de l’époque victorienne où un lord anglais, en veste de smoking rouge et en pantalon blanc, assisté par une cohorte de serviteurs noirs, partait à la recherche du rhinocéros blanc.
Higgins, subitement inquiet, se dirigea vers la porte du grand hall donnant sur la salle à manger. Son odorat, l’un des plus fins de Grande-Bretagne, ne pouvait l’abuser : à proximité, il y avait du thé fumant, cette boisson que détestait l’ex-inspecteur-chef. Obligé, par décence, de cacher une telle aversion à sa gouvernante, Mary, il avait à subir une autre épreuve redoutable, lors de chaque Christmas : déguster le traditionnel pudding qui lui déclenchait immanquablement une crise de foie et le rendait nauséeux pour plus d’une semaine. Cette fois, grâce à cette étrange affaire criminelle, il échappait à cette catastrophe.
– Où allez-vous ? s’étonna le majordome, suivant Higgins qui se mouvait sans hâte, d’une allure régulière, le conduisant inévitablement au but qu’il s’était fixé.
L’accès à la salle à manger deLost Manorétait marqué par deux candélabres de trois mètres de haut, représentant un Africain et une Africaine nus, en équilibre sur un pied, et tenant une torche. Sans y prêter attention, Higgins s’engouffra dans une vaste pièce où régnait une atmosphère coloniale nourrie d’exotisme. Au centre, une table en bois d’ébène reposant sur deux pattes d’éléphant en acajou. Un tam-tam gigantesque servait de lustre. Disposées devant les fenêtres, des sagaies. Suspendus aux murs, des masques aux rictus inquiétants. Sur de petits guéridons en peaux de bête, des statuettes d’envoûtement en cire. La table était ornée de couverts en ivoire et de plats en argent décorés de signes magiques.
Higgins enregistra ces détails, concentrant son attention sur une tasse de thé fumante, disposée devant une chaise en rotin.
Sévère, il se tourna vers le majordome.
– Où se trouve Lord Rupert ?
Aldebert Tilbury afficha une dignité distante.
– Il est absent, inspecteur.
Le superintendant Marlow, qui s’était pudiquement détourné de l’africaine dévêtue, pointa un index accusateur vers le majordome.
– C’est vous qui l’avez tué ! Vous n’avez pas eu le temps de desservir, l’intervention du Yard vous a pris de vitesse !
Aldebert Tilbury resta de marbre.
– Je ne partage pas votre opinion, déclara-t-il, hautain.
– Et pourquoi donc ? s’acharna Scott Marlow. Parce que vous êtes pris la main dans le sac ?
– Non, monsieur. Parce que Lord Rupert est mort il y a dix ans.
Les trois crimes de Noël
titlepage.xhtml
9791090278066_tit_1_1_6.xhtml
9791090278066_pre_1_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_1.xhtml
9791090278066_chap_1_3_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_3.xhtml
9791090278066_chap_1_3_4.xhtml
9791090278066_chap_1_3_5.xhtml
9791090278066_chap_1_3_6.xhtml
9791090278066_chap_1_3_7.xhtml
9791090278066_chap_1_3_8.xhtml
9791090278066_chap_1_3_9.xhtml
9791090278066_chap_1_3_10.xhtml
9791090278066_chap_1_3_11.xhtml
9791090278066_chap_1_3_12.xhtml
9791090278066_chap_1_3_13.xhtml
9791090278066_chap_1_3_14.xhtml
9791090278066_chap_1_3_15.xhtml
9791090278066_chap_1_3_16.xhtml
9791090278066_chap_1_3_17.xhtml
9791090278066_chap_1_3_18.xhtml
9791090278066_chap_1_3_19.xhtml
9791090278066_chap_1_3_20.xhtml
9791090278066_chap_1_3_21.xhtml
9791090278066_chap_1_3_22.xhtml
9791090278066_chap_1_3_23.xhtml
9791090278066_chap_1_3_24.xhtml
9791090278066_chap_1_3_25.xhtml
9791090278066_chap_1_3_26.xhtml
9791090278066_chap_1_3_27.xhtml
9791090278066_chap_1_3_28.xhtml
9791090278066_chap_1_3_29.xhtml
9791090278066_chap_1_3_30.xhtml
9791090278066_chap_1_3_31.xhtml
9791090278066_chap_1_3_32.xhtml
9791090278066_chap_1_3_33.xhtml
9791090278066_chap_1_3_34.xhtml
9791090278066_chap_1_3_35.xhtml
9791090278066_chap_1_3_36.xhtml
9791090278066_chap_1_3_37.xhtml
9791090278066_chap_1_3_38.xhtml
9791090278066_chap_1_3_39.xhtml
9791090278066_chap_1_3_40.xhtml
9791090278066_chap_1_3_41.xhtml
9791090278066_chap_1_3_42.xhtml
9791090278066_chap_1_3_43.xhtml
9791090278066_chap_1_3_44.xhtml
9791090278066_chap_1_3_45.xhtml
9791090278066_chap_1_3_46.xhtml
9791090278066_collec_1_1_4.xhtml
9791090278066_isbn_1_1_9.xhtml