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– Un crime ! s’exclama Aldebert
Tilbury, perdant le contrôle de lui-même. Mais qui ?… comment
?…
– Nous pourrions poursuivre cette
conversation à l’intérieur, suggéra Higgins, craignant fort de
ressembler bientôt à un bonhomme de neige.
– Si vous voulez, céda le majordome,
dépassé par les circonstances.
Scott Marlow, qui avait garé la
Bentley sous un auvent entre deux chênes, descendit à son tour du
véhicule. Le superintendant de Scotland Yard, malgré ses efforts
vestimentaires, paraissait éternellement fripé, engoncé dans un
costume trop petit et un imperméable trop grand. Autant un rien
soulignait l’élégance innée de Higgins, autant le plus génial des
tailleurs sur mesure était-il assuré d’échouer en s’attaquant à la
corpulence épanouie de Scott Marlow. Ce dernier gravit prudemment
les marches du perron, craignant de glisser.
Prisant fort peu les déplacements qui
l’éloignaient de son bureau londonien et détestant la campagne, à
la différence de sa vieille Bentley, ravie d’absorber un bol d’air
pur, le superintendant avait l’obscur sentiment d’être tombé dans
un piège. Désirant éviter la tristesse d’une soirée de fête
solitaire, il avait réussi à se faire inviter àThe Slaughterers,le village où était sise la
demeure familiale de Higgins, pourtant peu enclin à ce genre de
concessions. Mais Scott Marlow avait à peine eu le temps de
franchir la porte d’entrée de la vieille demeure en pierres de
taille, aux admirables proportions. Higgins était monté dans la
vieille Bentley du superintendant, lui ordonnant de démarrer au
plus vite et de suivre l’itinéraire qu’il lui indiquerait. Scott
Marlow avait bien tenté d’obtenir quelques explications, mais
Higgins s’était contenté de préciser : « une affaire criminelle
».
Bougon, frigorifié, le superintendant
pénétra dans le hall deLost Manor,à la
suite de Higgins et du majordome.
Il eut le souffle coupé.
Aux murs étaient accrochés des
dizaines de trophées : têtes d’éléphants, de panthères, de lions,
de buffles, de girafes. Les yeux des animaux empaillés semblaient
encore remplis d’agressivité, s’exprimant par un regard de reproche
à l’adresse du chasseur qui les avait privés de vie. Scott Marlow
recula d’un pas, hésitant à courir jusqu’à sa voiture et à
reprendre la route vers la civilisation.
L’attitude sévère de Higgins, mains
croisées derrière le dos, l’œil accusateur, mit fin à cette
tentative de fuite.
– Tout à fait insolite, constata
l’ex-inspecteur-chef.
Higgins, qui éprouvait une amitié
profonde pour son chat Trafalgar, le seul être vivant en lequel il
avait une totale confiance, avait horreur que l’on attentât à
l’existence d’animaux prétendus sauvages. Comme l’avait écrit la
poétesse Harriet J. B. Harrenlittlewoodrof, futur prix Nobel dont
l’ex-inspecteur-chef possédait les œuvres complètes, « un tigre
mangeur d’hommes fait moins de ravages qu’un banquier de la City
».
– Belles pièces, apprécia le
superintendant Marlow, admirant une panthère noire trônant sur un
socle.
La gueule ouverte, les crocs
menaçants, les moustaches agressives, le fauve semblait prêt à
bondir. Scott Marlow rêvait parfois des chasses africaines de
l’époque victorienne où un lord anglais, en veste de smoking rouge
et en pantalon blanc, assisté par une cohorte de serviteurs noirs,
partait à la recherche du rhinocéros blanc.
Higgins, subitement inquiet, se
dirigea vers la porte du grand hall donnant sur la salle à manger.
Son odorat, l’un des plus fins de Grande-Bretagne, ne pouvait
l’abuser : à proximité, il y avait du thé fumant, cette boisson que
détestait l’ex-inspecteur-chef. Obligé, par décence, de cacher une
telle aversion à sa gouvernante, Mary, il avait à subir une autre
épreuve redoutable, lors de chaque Christmas : déguster le
traditionnel pudding qui lui déclenchait immanquablement une crise
de foie et le rendait nauséeux pour plus d’une semaine. Cette fois,
grâce à cette étrange affaire criminelle, il échappait à cette
catastrophe.
– Où allez-vous ? s’étonna le
majordome, suivant Higgins qui se mouvait sans hâte, d’une allure
régulière, le conduisant inévitablement au but qu’il s’était
fixé.
L’accès à la salle à manger
deLost Manorétait marqué par deux
candélabres de trois mètres de haut, représentant un Africain et
une Africaine nus, en équilibre sur un pied, et tenant une torche.
Sans y prêter attention, Higgins s’engouffra dans une vaste pièce
où régnait une atmosphère coloniale nourrie d’exotisme. Au centre,
une table en bois d’ébène reposant sur deux pattes d’éléphant en
acajou. Un tam-tam gigantesque servait de lustre. Disposées devant
les fenêtres, des sagaies. Suspendus aux murs, des masques aux
rictus inquiétants. Sur de petits guéridons en peaux de bête, des
statuettes d’envoûtement en cire. La table était ornée de couverts
en ivoire et de plats en argent décorés de signes
magiques.
Higgins enregistra ces détails,
concentrant son attention sur une tasse de thé fumante, disposée
devant une chaise en rotin.
Sévère, il se tourna vers le
majordome.
– Où se trouve Lord Rupert
?
Aldebert Tilbury afficha une dignité
distante.
– Il est absent,
inspecteur.
Le superintendant Marlow, qui s’était
pudiquement détourné de l’africaine dévêtue, pointa un index
accusateur vers le majordome.
– C’est vous qui l’avez tué ! Vous
n’avez pas eu le temps de desservir, l’intervention du Yard vous a
pris de vitesse !
Aldebert Tilbury resta de
marbre.
– Je ne partage pas votre opinion,
déclara-t-il, hautain.
– Et pourquoi donc ? s’acharna Scott
Marlow. Parce que vous êtes pris la main dans le sac ?
– Non, monsieur. Parce que Lord
Rupert est mort il y a dix ans.