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Higgins lissa longuement sa
moustache. Une lueur perçait timidement les ténèbres deLost Manor.Aldebert Rupert était donc condamné au
silence jusqu’à l’expiration du délai imposé par son frère.
L’assassin, qui faisait partie du groupe formé des cousins et des
cousines, avait, lui aussi, été obligé d’attendre ce
sinistreChristmaspour supprimer
l’héritier.
Aldebert s’était fait une joie, après
avoir bénéficié de la protection du Yard, de révéler sa véritable
identité. Higgins se sentait coupable de ne pas avoir démonté plus
tôt ce mécanisme diabolique. Mais pourquoi Aldebert Rupert
s’était-il montré si peu confiant ? Pourquoi avait-il joué ainsi
avec sa vie, mésestimant les capacités criminelles de celui ou de
celle qui avait juré sa perte ? Il s’était laissé griser par un
succès trop facile, heureux d’accéder enfin à une fortune durement
gagnée.
– Vous ne m’avez pas tout dit,
maître. En cas de décès d’Aldebert après la limite fatidique des
dix années, autrement dit après ceChristmastragique que nous venons de vivre, à qui
revient l’héritage ?
– Eh bien…
– Je vous écoute.
– À ses cousins et
cousines.
– Vous avez parfaitement rempli votre
fonction, maître, reconnut Higgins. Votre discrétion a été tout à
fait remarquable.
Kathryn Root se leva, empourprée, et
marcha vers Higgins.
– Je n’accepte aucun soupçon,
inspecteur ! J’ai simplement veillé à ce que fussent parfaitement
respectées les dernières volontés de mon client !
Higgins leva un regard sévère vers
son interlocutrice.
– Je suppose que Lord Rupert vous a
versé une forte somme pour y veiller. Sauf votre respect, je vous
vois mal travailler gracieusement à la mémoire d’un mort. Sans
doute ce dernier vous a-t-il couché sur le testament afin
d’acquérir davantage encore votre dévouement.
Kathryn Root, figée, avait le souffle
court.
– C’est vrai, admit-elle, la mort
d’Aldebert va probablement nous enrichir. Du moins, c’est ce que la
rumeur publique pourrait laisser croire. Profonde erreur,
inspecteur. Le malheureux Aldebert a beaucoup travaillé… pour pas
grand-chose. Lord Rupert n’était pas si riche qu’on l’imaginait.
Son héritage, divisé en plusieurs parts, ne représentera plus que
des amusettes.
–Lost
Manorcompris ? demanda Higgins, intrigué.
– Non, je ne parlais que des actions
et des liquidités. Mais cette vieille bâtisse est le contraire d’un
cadeau. L’entretenir sera impossible. Il faudra tenter de la vendre
au plus vite, à n’importe quel prix.
Higgins contempla un vase chinois,
fort pansu, dont il flatta le col.
– Cessez de vous moquer de moi,
maître Root.
Malgré son assurance toute virile,
Kathryn Root détourna la tête, évitant le regard accusateur de
Higgins.
– Peu importe la valeur marchande
deLost Manor,indiqua Higgins. Le vrai
trésor, c’est le contenu de cette demeure. Tous les objets sont
authentiques, qu’ils soient chinois, africains, berbères. Chacun
d’entre eux est une pièce rare. Le dernier testament que vous a
dicté Lord Rupert comportait deux parties : la première concernant
ses maigres avoirs financiers, la seconde une liste détaillée des
objets de grand prix qu’il a acquis au cours de ses innombrables
voyages et qu’il a rassemblés ici.Lost
Manorest un écrin qui abrite une immense fortune, dûment
répertoriée par son propriétaire et surveillée avec zèle par son
frère et par vous-même. Pendant ces dix années, aucun objet n’a
disparu, n’est-il pas vrai ?
Kathryn Root garda le silence. Les
intuitions de Higgins se révélaient parfaitement exactes. Elle lui
montra le document qu’elle gardait par devers elle.
Higgins n’apprit rien de nouveau en
le consultant. Il ne s’était trompé que sur la valeur réelle des
objets, bien plus élevée que son estimation. La disparition
tragique de l’héritier direct, Aldebert, rendait milliardaire le
reste de la famille. Restait à savoir si chacun de ses membres en
était parfaitement conscient.
– Aimez-vous les œuvres d’art, maître
?
– J’en ai horreur, répondit Kathryn
Root avec vivacité. Je suis une femme sportive. Mon domaine, c’est
le grand air. Quatre heures de cheval par jour, voilà la clé d’une
bonne santé.
Higgins, qui comprenait mal comment
une adepte de la nature pouvait autant fumer, souhaita ôter un
doute.
– Voilà de saines distractions,
maître, mais votre situation professionnelle m’étonne un peu. Cette
région, peu peuplée, est assez déshéritée. La clientèle ne se
fait-elle pas trop rare pour permettre à un notaire de vivre
confortablement ?
Kathryn Root rougit jusqu’aux
oreilles et aspira une longue bouffée.
– Un fonds de clientèle suffit, et
j’ai eu la chance de succéder à un notaire très apprécié. En quoi
ma vie professionnelle concerne-t-elle votre enquête ?
– Vous n’avez aucun intérêt à mentir,
maître. Avoir des renseignements précis sur votre situation réelle
me sera facile. Je suis presque certain que Lord James Rupert est
l’un de vos seuls clients, sinon le seul. La rente qu’il vous a
assurée pour vous occuper de ses affaires était si élevée qu’elle
vous vous suffisait, n’est-ce pas ?
Le notaire ressemblait à un dragon
furieux.
– C’est un viol de conscience ! Vous
n’avez pas le droit.
– De conscience… N’exagérons rien,
intervint Higgins. Vos protestations prouvent assez que cette
conscience-là n’est guère tranquille. Vous vous êtes endormie sur
vos lauriers, maître. Et à partir de minuit, en cette veillée
deChristmas,votre principale source de
revenu disparaît. À moins que… Ne seriez-vous pas apparentée à Lord
Rupert d’une manière ou d’une autre ?
Un instant, l’ex-inspecteur-chef crut
que Kathryn Root allait se jeter sur lui. Lui résister n’aurait pas
été facile. Sa puissance physique s’annonçait telle qu’elle aurait
pu lutter victorieusement contre un homme vigoureux. Son
entraînement sportif quotidien, la largeur et l’épaisseur de ses
mains, son poids constituaient des arguments sérieux.
Le notaire réussit à se
contrôler.
S’accrochant aux accoudoirs de son
siège, Kathryn Root, blême, semblait avoir perdu une bonne partie
de son dynamisme.
– Qui… qui vous a renseigné ? Qui a
osé ?
Higgins, songeur, ne répondit pas.
Ainsi, Kathryn Root n’était pas seulement « l’homme de confiance »
de feu Lord Rupert. Elle était également partie prenante dans
l’héritage et avait intérêt, comme les autres, à voir disparaître
le principal héritier.
– Connaissez-vous depuis longtemps le
baron Breakstone ?
Kathryn Root se mordit les
lèvres.
– Suis-je obligée de répondre à ce
genre de questions ?
Higgins s’immobilisa devant un jade
duXVe
siècle représentant un chou-fleur. Le sculpteur avait taillé la
pierre avec une précision stupéfiante.
– Vous êtes obligée, maître, de
répondre à toutes mes questions.
– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?
Cela signifie que vous me soupçonnez de… d’être…
– Un assassin, compléta Higgins d’une
voix douce.