15

Higgins lissa longuement sa moustache. Une lueur perçait timidement les ténèbres deLost Manor.Aldebert Rupert était donc condamné au silence jusqu’à l’expiration du délai imposé par son frère. L’assassin, qui faisait partie du groupe formé des cousins et des cousines, avait, lui aussi, été obligé d’attendre ce sinistreChristmaspour supprimer l’héritier.
Aldebert s’était fait une joie, après avoir bénéficié de la protection du Yard, de révéler sa véritable identité. Higgins se sentait coupable de ne pas avoir démonté plus tôt ce mécanisme diabolique. Mais pourquoi Aldebert Rupert s’était-il montré si peu confiant ? Pourquoi avait-il joué ainsi avec sa vie, mésestimant les capacités criminelles de celui ou de celle qui avait juré sa perte ? Il s’était laissé griser par un succès trop facile, heureux d’accéder enfin à une fortune durement gagnée.
– Vous ne m’avez pas tout dit, maître. En cas de décès d’Aldebert après la limite fatidique des dix années, autrement dit après ceChristmastragique que nous venons de vivre, à qui revient l’héritage ?
– Eh bien…
– Je vous écoute.
– À ses cousins et cousines.
– Vous avez parfaitement rempli votre fonction, maître, reconnut Higgins. Votre discrétion a été tout à fait remarquable.
Kathryn Root se leva, empourprée, et marcha vers Higgins.
– Je n’accepte aucun soupçon, inspecteur ! J’ai simplement veillé à ce que fussent parfaitement respectées les dernières volontés de mon client !
Higgins leva un regard sévère vers son interlocutrice.
– Je suppose que Lord Rupert vous a versé une forte somme pour y veiller. Sauf votre respect, je vous vois mal travailler gracieusement à la mémoire d’un mort. Sans doute ce dernier vous a-t-il couché sur le testament afin d’acquérir davantage encore votre dévouement.
Kathryn Root, figée, avait le souffle court.
– C’est vrai, admit-elle, la mort d’Aldebert va probablement nous enrichir. Du moins, c’est ce que la rumeur publique pourrait laisser croire. Profonde erreur, inspecteur. Le malheureux Aldebert a beaucoup travaillé… pour pas grand-chose. Lord Rupert n’était pas si riche qu’on l’imaginait. Son héritage, divisé en plusieurs parts, ne représentera plus que des amusettes.
–Lost Manorcompris ? demanda Higgins, intrigué.
– Non, je ne parlais que des actions et des liquidités. Mais cette vieille bâtisse est le contraire d’un cadeau. L’entretenir sera impossible. Il faudra tenter de la vendre au plus vite, à n’importe quel prix.
Higgins contempla un vase chinois, fort pansu, dont il flatta le col.
– Cessez de vous moquer de moi, maître Root.
Malgré son assurance toute virile, Kathryn Root détourna la tête, évitant le regard accusateur de Higgins.
– Peu importe la valeur marchande deLost Manor,indiqua Higgins. Le vrai trésor, c’est le contenu de cette demeure. Tous les objets sont authentiques, qu’ils soient chinois, africains, berbères. Chacun d’entre eux est une pièce rare. Le dernier testament que vous a dicté Lord Rupert comportait deux parties : la première concernant ses maigres avoirs financiers, la seconde une liste détaillée des objets de grand prix qu’il a acquis au cours de ses innombrables voyages et qu’il a rassemblés ici.Lost Manorest un écrin qui abrite une immense fortune, dûment répertoriée par son propriétaire et surveillée avec zèle par son frère et par vous-même. Pendant ces dix années, aucun objet n’a disparu, n’est-il pas vrai ?
Kathryn Root garda le silence. Les intuitions de Higgins se révélaient parfaitement exactes. Elle lui montra le document qu’elle gardait par devers elle.
Higgins n’apprit rien de nouveau en le consultant. Il ne s’était trompé que sur la valeur réelle des objets, bien plus élevée que son estimation. La disparition tragique de l’héritier direct, Aldebert, rendait milliardaire le reste de la famille. Restait à savoir si chacun de ses membres en était parfaitement conscient.
– Aimez-vous les œuvres d’art, maître ?
– J’en ai horreur, répondit Kathryn Root avec vivacité. Je suis une femme sportive. Mon domaine, c’est le grand air. Quatre heures de cheval par jour, voilà la clé d’une bonne santé.
Higgins, qui comprenait mal comment une adepte de la nature pouvait autant fumer, souhaita ôter un doute.
– Voilà de saines distractions, maître, mais votre situation professionnelle m’étonne un peu. Cette région, peu peuplée, est assez déshéritée. La clientèle ne se fait-elle pas trop rare pour permettre à un notaire de vivre confortablement ?
Kathryn Root rougit jusqu’aux oreilles et aspira une longue bouffée.
– Un fonds de clientèle suffit, et j’ai eu la chance de succéder à un notaire très apprécié. En quoi ma vie professionnelle concerne-t-elle votre enquête ?
– Vous n’avez aucun intérêt à mentir, maître. Avoir des renseignements précis sur votre situation réelle me sera facile. Je suis presque certain que Lord James Rupert est l’un de vos seuls clients, sinon le seul. La rente qu’il vous a assurée pour vous occuper de ses affaires était si élevée qu’elle vous vous suffisait, n’est-ce pas ?
Le notaire ressemblait à un dragon furieux.
– C’est un viol de conscience ! Vous n’avez pas le droit.
– De conscience… N’exagérons rien, intervint Higgins. Vos protestations prouvent assez que cette conscience-là n’est guère tranquille. Vous vous êtes endormie sur vos lauriers, maître. Et à partir de minuit, en cette veillée deChristmas,votre principale source de revenu disparaît. À moins que… Ne seriez-vous pas apparentée à Lord Rupert d’une manière ou d’une autre ?
Un instant, l’ex-inspecteur-chef crut que Kathryn Root allait se jeter sur lui. Lui résister n’aurait pas été facile. Sa puissance physique s’annonçait telle qu’elle aurait pu lutter victorieusement contre un homme vigoureux. Son entraînement sportif quotidien, la largeur et l’épaisseur de ses mains, son poids constituaient des arguments sérieux.
Le notaire réussit à se contrôler.
S’accrochant aux accoudoirs de son siège, Kathryn Root, blême, semblait avoir perdu une bonne partie de son dynamisme.
– Qui… qui vous a renseigné ? Qui a osé ?
Higgins, songeur, ne répondit pas. Ainsi, Kathryn Root n’était pas seulement « l’homme de confiance » de feu Lord Rupert. Elle était également partie prenante dans l’héritage et avait intérêt, comme les autres, à voir disparaître le principal héritier.
– Connaissez-vous depuis longtemps le baron Breakstone ?
Kathryn Root se mordit les lèvres.
– Suis-je obligée de répondre à ce genre de questions ?
Higgins s’immobilisa devant un jade duXVe siècle représentant un chou-fleur. Le sculpteur avait taillé la pierre avec une précision stupéfiante.
– Vous êtes obligée, maître, de répondre à toutes mes questions.
– Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Cela signifie que vous me soupçonnez de… d’être…
– Un assassin, compléta Higgins d’une voix douce.
Les trois crimes de Noël
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