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– À supposer que cette reconstitution
invraisemblable fût exacte, dit le docteur Fitzgerald, mielleux, il
apparaît que le vrai coupable est décédé. Moi, j’ignorais tout,
comme ma chère femme, de ces horribles événements. Dieu m’est
témoin !
Horrifiée, Thereza Fitzgerald porta
les mains à sa bouche pour retenir un cri
d’indignation.
– Vous n’appréciez pas le blasphème,
suggéra Higgins.
La petite Asiatique s’effondra en
larmes.
– Vous, maître Root, précisa
l’ex-inspecteur-chef, avez joué un rôle des plus vils. Vous seule
saviez que les assassins devaient attendre dix ans avant de toucher
leur héritage. Avec votre belle santé, vous espériez sans doute que
certains d’entre eux passeraient de vie à trépas. Vous avez exercé
une stricte surveillance tant sur Aldebert que sur les trésors
deLost Manor.Les autres complices du
meurtre de Lord Rupert nourrissaient d’ailleurs les mêmes
espérances que vous. Quelle ne fut pas votre surprise de vous
retrouver tous bien portants pour ceChristmasdécisif avec, en plus, Adonis Forsyte et…
deux policiers du Yard dont la présence n’avait certes pas été
prévue. Tous coupables ? Oui, à des degrés divers. Des coupables
qui ont même tenté de s’entre-tuer. Kathryn Root, qui a essayé de
me persuader qu’Adonis Forsyte voulait l’abattre, a effectivement
eu l’intention de supprimer Thereza Fitzgerald dont elle redoutait,
à juste titre, les talents d’empoisonneuse. Elle augmenterait ainsi
sa part d’héritage en écartant une rivale fort dangereuse. Maître
Root a simulé une disparition pour mieux agir par surprise et
accréditer l’existence de l’espion. Mais elle avait sous-estimé la
capacité de résistance de la petite Mme Fitzgerald.
Aucune des deux femmes ne réagit.
Mais le bref regard qu’elles échangèrent suffisait à démontrer que
la haine qu’elles éprouvaient l’une envers l’autre n’avait point de
limite.
– Peu importe, poursuivit
l’ex-inspecteur-chef, que des relations particulières aient
autrefois uni Kathryn Root et Thereza Fitzgerald, créant entre
elles un climat passionnel, selon l’indication fournie par Adonis
Forsyte. Les héritiers se sont trouvés dans l’obligation de se
liguer contre lui et contre Aldebert Rupert. Les faire disparaître
s’avérait indispensable. C’est pourquoi on a tiré sur Adonis
Forsyte avec son fusil. Je suppose qu’Arabella von Rigelstrand
s’est emparée de l’arme dans la salle à manger, a tiré sur
l’explorateur quand il est apparu au sommet de l’escalier
monumental, a remis le fusil à sa place, regagné le salon du Lotus
bleu, puis fait son entrée en compagnie du baron dans la salle à
manger. Détails secondaires, puisque M. Forsyte est indemne.
Aldebert Rupert, qui a joué avec le feu en ne me confiant pas la
vérité, a malheureusement payé cette imprudence de sa vie. Un crime
hâtif, mal préparé, exécuté avec la violence des lâches. Il est
vrai que ma présence et celle du superintendant n’étaient pas
annoncées.
Thereza Fitzgerald tenta d’échapper à
son mari qui la retint par le bras et la gifla à
nouveau.
– Tais-toi ! Je t’interdis de parler
à la police !
– Je suis innocente, inspecteur,
affirma Kathryn Root, d’une voix sifflante. Je n’ai pas participé à
l’assassinat d’Aldebert.
– Mais vous n’avez rien fait pour
l’empêcher, maître. Ce fut, comme je le précisais, une action
brutale qui horrifia même le baron Breakstone. Sa veulerie
naturelle s’accommodait mal du caractère et des exigences de sa
femme, Arabella. Il avait été assez lâche pour empoisonner Lord
Rupert mais il aurait sans doute aimé épargner Aldebert ou, tout au
moins, l’écarter en douceur. Les conditions testamentaires ne
permettaient pas d’éliminer ce dernier avant minuit. Mais son
assassin ne voulait pas qu’il vive plus longtemps. Vous avez eu un
étrange comportement, monsieur Forsyte, lorsqu’il a fallu trouver
de la lumière dans la salle à manger.
Le faux explorateur sursauta, piqué
au vif.
– Moi ? Pourquoi ?
– Parce que vous avez mis un certain
temps à découvrir votre briquet alors que vous aviez sur vous des
allumettes dont vous vous êtes servi pour examiner le moteur de la
Bentley du superintendant.
– Un oubli, rien de plus ! Je n’avais
plus ma tête… et j’ai quand même été le premier à rallumer
!
– Exact, monsieur Forsyte. Ce ne fut
pas votre cas, maître Root. Une grande fumeuse comme vous n’avait
ni briquet ni allumettes… Étrange. Et vous étiez bouleversée en
fixant le cadavre d’Aldebert Rupert. C’est le baron Breakstone qui
vous avait aidée à vous dépêtrer d’une peau de léopard que vous
aviez décrochée du mur afin de créer une confusion, n’est-ce pas
?
– Laissez-moi tranquille !
siffla-t-elle, dans un mouvement de cape destiné à cacher son
émotion.
– C’est vous, docteur Fitzgerald,
indiqua Higgins, qui avez officiellement annoncé la décision de
supprimer Aldebert Rupert en déclarant que le mal serait consommé
et que ceux qui meurent à minuit, la nuit de Noël, vont directement
au ciel. Les dés étaient jetés. Vous avez tenté d’approcher du
corps… pour effectuer quel trucage ?
– Aucun, voyons ! protesta Patrick
Fitzgerald. Un réflexe professionnel.
– Votre épouse, Thereza, a eu un rôle
actif dans ce deuxième meurtre. Sur votre ordre, elle a renversé un
chandelier, mis le feu à l’alcool du pudding et surtout à la nappe
et fait semblant de se trouver mal. Après le crime, elle a sangloté
avec beaucoup de conviction dans vos bras, vous qui étiez assis sur
une statue d’envoûtement.
– Ces incidents ne font pas de nous
des criminels, estima le médecin légiste.
Higgins s’immobilisa devant Adonis
Forsyte.
– Votre arrivée àLost Manor,monsieur Forsyte, a été des plus
spectaculaires. Vous avez tiré un coup de fusil.
– Pour m’annoncer ! réagit le faux
explorateur.
– Thereza Fitzgerald et le baron
Breakstone vous ont pourtant désigné comme un tueur. Arabella von
Rigelstrand ne vous a pas ménagé non plus.
Higgins consulta ses notes. Il lut à
haute voix.
– « Chacun sait qu’Aldebert a tué son
frère James et qu’Adonis a exécuté Aldebert pour obtenir une part
d’héritage substantielle. Cet explorateur est un boucher et une
bête sanguinaire. Il tue par plaisir. Il a planté un couteau dans
le dos de celui qu’il prétendait être son ami. »
Arabella von Rigelstrand souriait,
triomphante.
– C’est faux, inspecteur ! ragea
Adonis Forsyte. Aldebert était mon ami ! Vous devez me croire, elle
essaye de m’accuser de meurtre !
Higgins lissa de l’index droit sa
moustache poivre et sel.
– Arabella von Rigelstrand a menti en
ajoutant que vous aviez été expulsé de plusieurs pays d’Afrique
après avoir violenté des fillettes. Pays où vous n’êtes jamais allé
! Je crois, en effet, que vous éprouviez réellement de l’amitié
pour Aldebert Rupert. Vous êtes le seul à lui avoir offert des
marques d’affection et d’estime. « Le seul type bien de la famille
», avez-vous dit devant son cadavre au pied duquel vous avez placé
une bougie, selon la vieille coutume qui consiste à donner de la
lumière à la tête du mort. C’est vous, également, qui avez
redéplacé le cadavre pour qu’il repose dans un coin tranquille de
la salle à manger. Vous êtes croyant, à votre manière, monsieur
Forsyte, et vous avez rendu des honneurs posthumes à votre ami.
Mais vous m’avez fait douter de vous à cause de votre maladresse,
lorsque vous avez plongé le lieu du crime dans l’obscurité en
étouffant hâtivement les flammes de la nappe… Un réflexe qui rendit
un fieffé service au criminel.
Le visage du faux explorateur
exprimait une profonde reconnaissance à l’égard de Higgins qui se
dirigea vers la fausse comtesse, boudeuse.
– Vous avez, madame, organisé un
simulacre d’attentat contre vous. Un peu théâtral et excessif,
comme tout ce que vous avez entrepris dans cette maison. Patrick
Fitzgerald, bien entendu, a signalé une blessure imaginaire, misant
sur l’obscurité. Bien déplorable mise en scène, aussi, que ce
réduit avec une corde de pendu que vous m’aviez fait découvrir pour
accréditer l’hypothèse des tendances suicidaires d’Aldebert Rupert.
Vous pressentiez que la vérité serait mise à nu. Vous et le baron
Breakstone étiez placés à l’extrémité de la table du banquet la
plus éloignée du superintendant et de moi-même, mais la plus proche
de la porte par laquelle allait entrer Aldebert Rupert. Les
Fitzgerald, avec l’accord de Kathryn Root, avaient pour mission de
faire l’obscurité en simulant des maladresses. Adonis Forsyte vous
a involontairement prêté son concours. Vous êtes aussitôt sortie de
la salle à manger, munie d’un poignard dissimulé près de la porte
et avez violemment frappé le malheureux Aldebert. Vous êtes dotée
de beaucoup de force, madame ; j’ai pu le vérifier en vous
demandant d’ouvrir une fenêtre que j’avais bloquée de mon mieux.
Votre crime accompli, vous avez souillé votre robe d’un morceau de
pudding pour faire croire que vous étiez restée près de la table.
Votre malaise, lui, n’était pas simulé. Un petit choc nerveux
consécutif à votre geste. « Comme tous les artistes, a déclaré
Patrick Fitzgerald, la comtesse est très fragile. Le meurtre
d’Aldebert l’a beaucoup impressionnée. » On ne pouvait mieux dire,
en effet. Peut-être aviez-vous pris conscience de votre
crime.
Le visage d’Arabella von Rigelstrand
devenait progressivement celui d’une bête féroce. Scott Marlow,
imperturbable, dirigea son arme dans la direction de la fausse
comtesse qui était prête à se jeter sur Higgins, toutes griffes
dehors. La vue du revolver calma sa fureur. Elle sentit que le
superintendant était prêt à tirer.