44

– À supposer que cette reconstitution invraisemblable fût exacte, dit le docteur Fitzgerald, mielleux, il apparaît que le vrai coupable est décédé. Moi, j’ignorais tout, comme ma chère femme, de ces horribles événements. Dieu m’est témoin !
Horrifiée, Thereza Fitzgerald porta les mains à sa bouche pour retenir un cri d’indignation.
– Vous n’appréciez pas le blasphème, suggéra Higgins.
La petite Asiatique s’effondra en larmes.
– Vous, maître Root, précisa l’ex-inspecteur-chef, avez joué un rôle des plus vils. Vous seule saviez que les assassins devaient attendre dix ans avant de toucher leur héritage. Avec votre belle santé, vous espériez sans doute que certains d’entre eux passeraient de vie à trépas. Vous avez exercé une stricte surveillance tant sur Aldebert que sur les trésors deLost Manor.Les autres complices du meurtre de Lord Rupert nourrissaient d’ailleurs les mêmes espérances que vous. Quelle ne fut pas votre surprise de vous retrouver tous bien portants pour ceChristmasdécisif avec, en plus, Adonis Forsyte et… deux policiers du Yard dont la présence n’avait certes pas été prévue. Tous coupables ? Oui, à des degrés divers. Des coupables qui ont même tenté de s’entre-tuer. Kathryn Root, qui a essayé de me persuader qu’Adonis Forsyte voulait l’abattre, a effectivement eu l’intention de supprimer Thereza Fitzgerald dont elle redoutait, à juste titre, les talents d’empoisonneuse. Elle augmenterait ainsi sa part d’héritage en écartant une rivale fort dangereuse. Maître Root a simulé une disparition pour mieux agir par surprise et accréditer l’existence de l’espion. Mais elle avait sous-estimé la capacité de résistance de la petite Mme Fitzgerald.
Aucune des deux femmes ne réagit. Mais le bref regard qu’elles échangèrent suffisait à démontrer que la haine qu’elles éprouvaient l’une envers l’autre n’avait point de limite.
– Peu importe, poursuivit l’ex-inspecteur-chef, que des relations particulières aient autrefois uni Kathryn Root et Thereza Fitzgerald, créant entre elles un climat passionnel, selon l’indication fournie par Adonis Forsyte. Les héritiers se sont trouvés dans l’obligation de se liguer contre lui et contre Aldebert Rupert. Les faire disparaître s’avérait indispensable. C’est pourquoi on a tiré sur Adonis Forsyte avec son fusil. Je suppose qu’Arabella von Rigelstrand s’est emparée de l’arme dans la salle à manger, a tiré sur l’explorateur quand il est apparu au sommet de l’escalier monumental, a remis le fusil à sa place, regagné le salon du Lotus bleu, puis fait son entrée en compagnie du baron dans la salle à manger. Détails secondaires, puisque M. Forsyte est indemne. Aldebert Rupert, qui a joué avec le feu en ne me confiant pas la vérité, a malheureusement payé cette imprudence de sa vie. Un crime hâtif, mal préparé, exécuté avec la violence des lâches. Il est vrai que ma présence et celle du superintendant n’étaient pas annoncées.
Thereza Fitzgerald tenta d’échapper à son mari qui la retint par le bras et la gifla à nouveau.
– Tais-toi ! Je t’interdis de parler à la police !
– Je suis innocente, inspecteur, affirma Kathryn Root, d’une voix sifflante. Je n’ai pas participé à l’assassinat d’Aldebert.
– Mais vous n’avez rien fait pour l’empêcher, maître. Ce fut, comme je le précisais, une action brutale qui horrifia même le baron Breakstone. Sa veulerie naturelle s’accommodait mal du caractère et des exigences de sa femme, Arabella. Il avait été assez lâche pour empoisonner Lord Rupert mais il aurait sans doute aimé épargner Aldebert ou, tout au moins, l’écarter en douceur. Les conditions testamentaires ne permettaient pas d’éliminer ce dernier avant minuit. Mais son assassin ne voulait pas qu’il vive plus longtemps. Vous avez eu un étrange comportement, monsieur Forsyte, lorsqu’il a fallu trouver de la lumière dans la salle à manger.
Le faux explorateur sursauta, piqué au vif.
– Moi ? Pourquoi ?
– Parce que vous avez mis un certain temps à découvrir votre briquet alors que vous aviez sur vous des allumettes dont vous vous êtes servi pour examiner le moteur de la Bentley du superintendant.
– Un oubli, rien de plus ! Je n’avais plus ma tête… et j’ai quand même été le premier à rallumer !
– Exact, monsieur Forsyte. Ce ne fut pas votre cas, maître Root. Une grande fumeuse comme vous n’avait ni briquet ni allumettes… Étrange. Et vous étiez bouleversée en fixant le cadavre d’Aldebert Rupert. C’est le baron Breakstone qui vous avait aidée à vous dépêtrer d’une peau de léopard que vous aviez décrochée du mur afin de créer une confusion, n’est-ce pas ?
– Laissez-moi tranquille ! siffla-t-elle, dans un mouvement de cape destiné à cacher son émotion.
– C’est vous, docteur Fitzgerald, indiqua Higgins, qui avez officiellement annoncé la décision de supprimer Aldebert Rupert en déclarant que le mal serait consommé et que ceux qui meurent à minuit, la nuit de Noël, vont directement au ciel. Les dés étaient jetés. Vous avez tenté d’approcher du corps… pour effectuer quel trucage ?
– Aucun, voyons ! protesta Patrick Fitzgerald. Un réflexe professionnel.
– Votre épouse, Thereza, a eu un rôle actif dans ce deuxième meurtre. Sur votre ordre, elle a renversé un chandelier, mis le feu à l’alcool du pudding et surtout à la nappe et fait semblant de se trouver mal. Après le crime, elle a sangloté avec beaucoup de conviction dans vos bras, vous qui étiez assis sur une statue d’envoûtement.
– Ces incidents ne font pas de nous des criminels, estima le médecin légiste.
Higgins s’immobilisa devant Adonis Forsyte.
– Votre arrivée àLost Manor,monsieur Forsyte, a été des plus spectaculaires. Vous avez tiré un coup de fusil.
– Pour m’annoncer ! réagit le faux explorateur.
– Thereza Fitzgerald et le baron Breakstone vous ont pourtant désigné comme un tueur. Arabella von Rigelstrand ne vous a pas ménagé non plus.
Higgins consulta ses notes. Il lut à haute voix.
– « Chacun sait qu’Aldebert a tué son frère James et qu’Adonis a exécuté Aldebert pour obtenir une part d’héritage substantielle. Cet explorateur est un boucher et une bête sanguinaire. Il tue par plaisir. Il a planté un couteau dans le dos de celui qu’il prétendait être son ami. »
Arabella von Rigelstrand souriait, triomphante.
– C’est faux, inspecteur ! ragea Adonis Forsyte. Aldebert était mon ami ! Vous devez me croire, elle essaye de m’accuser de meurtre !
Higgins lissa de l’index droit sa moustache poivre et sel.
– Arabella von Rigelstrand a menti en ajoutant que vous aviez été expulsé de plusieurs pays d’Afrique après avoir violenté des fillettes. Pays où vous n’êtes jamais allé ! Je crois, en effet, que vous éprouviez réellement de l’amitié pour Aldebert Rupert. Vous êtes le seul à lui avoir offert des marques d’affection et d’estime. « Le seul type bien de la famille », avez-vous dit devant son cadavre au pied duquel vous avez placé une bougie, selon la vieille coutume qui consiste à donner de la lumière à la tête du mort. C’est vous, également, qui avez redéplacé le cadavre pour qu’il repose dans un coin tranquille de la salle à manger. Vous êtes croyant, à votre manière, monsieur Forsyte, et vous avez rendu des honneurs posthumes à votre ami. Mais vous m’avez fait douter de vous à cause de votre maladresse, lorsque vous avez plongé le lieu du crime dans l’obscurité en étouffant hâtivement les flammes de la nappe… Un réflexe qui rendit un fieffé service au criminel.
Le visage du faux explorateur exprimait une profonde reconnaissance à l’égard de Higgins qui se dirigea vers la fausse comtesse, boudeuse.
– Vous avez, madame, organisé un simulacre d’attentat contre vous. Un peu théâtral et excessif, comme tout ce que vous avez entrepris dans cette maison. Patrick Fitzgerald, bien entendu, a signalé une blessure imaginaire, misant sur l’obscurité. Bien déplorable mise en scène, aussi, que ce réduit avec une corde de pendu que vous m’aviez fait découvrir pour accréditer l’hypothèse des tendances suicidaires d’Aldebert Rupert. Vous pressentiez que la vérité serait mise à nu. Vous et le baron Breakstone étiez placés à l’extrémité de la table du banquet la plus éloignée du superintendant et de moi-même, mais la plus proche de la porte par laquelle allait entrer Aldebert Rupert. Les Fitzgerald, avec l’accord de Kathryn Root, avaient pour mission de faire l’obscurité en simulant des maladresses. Adonis Forsyte vous a involontairement prêté son concours. Vous êtes aussitôt sortie de la salle à manger, munie d’un poignard dissimulé près de la porte et avez violemment frappé le malheureux Aldebert. Vous êtes dotée de beaucoup de force, madame ; j’ai pu le vérifier en vous demandant d’ouvrir une fenêtre que j’avais bloquée de mon mieux. Votre crime accompli, vous avez souillé votre robe d’un morceau de pudding pour faire croire que vous étiez restée près de la table. Votre malaise, lui, n’était pas simulé. Un petit choc nerveux consécutif à votre geste. « Comme tous les artistes, a déclaré Patrick Fitzgerald, la comtesse est très fragile. Le meurtre d’Aldebert l’a beaucoup impressionnée. » On ne pouvait mieux dire, en effet. Peut-être aviez-vous pris conscience de votre crime.
Le visage d’Arabella von Rigelstrand devenait progressivement celui d’une bête féroce. Scott Marlow, imperturbable, dirigea son arme dans la direction de la fausse comtesse qui était prête à se jeter sur Higgins, toutes griffes dehors. La vue du revolver calma sa fureur. Elle sentit que le superintendant était prêt à tirer.
Les trois crimes de Noël
titlepage.xhtml
9791090278066_tit_1_1_6.xhtml
9791090278066_pre_1_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_1.xhtml
9791090278066_chap_1_3_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_3.xhtml
9791090278066_chap_1_3_4.xhtml
9791090278066_chap_1_3_5.xhtml
9791090278066_chap_1_3_6.xhtml
9791090278066_chap_1_3_7.xhtml
9791090278066_chap_1_3_8.xhtml
9791090278066_chap_1_3_9.xhtml
9791090278066_chap_1_3_10.xhtml
9791090278066_chap_1_3_11.xhtml
9791090278066_chap_1_3_12.xhtml
9791090278066_chap_1_3_13.xhtml
9791090278066_chap_1_3_14.xhtml
9791090278066_chap_1_3_15.xhtml
9791090278066_chap_1_3_16.xhtml
9791090278066_chap_1_3_17.xhtml
9791090278066_chap_1_3_18.xhtml
9791090278066_chap_1_3_19.xhtml
9791090278066_chap_1_3_20.xhtml
9791090278066_chap_1_3_21.xhtml
9791090278066_chap_1_3_22.xhtml
9791090278066_chap_1_3_23.xhtml
9791090278066_chap_1_3_24.xhtml
9791090278066_chap_1_3_25.xhtml
9791090278066_chap_1_3_26.xhtml
9791090278066_chap_1_3_27.xhtml
9791090278066_chap_1_3_28.xhtml
9791090278066_chap_1_3_29.xhtml
9791090278066_chap_1_3_30.xhtml
9791090278066_chap_1_3_31.xhtml
9791090278066_chap_1_3_32.xhtml
9791090278066_chap_1_3_33.xhtml
9791090278066_chap_1_3_34.xhtml
9791090278066_chap_1_3_35.xhtml
9791090278066_chap_1_3_36.xhtml
9791090278066_chap_1_3_37.xhtml
9791090278066_chap_1_3_38.xhtml
9791090278066_chap_1_3_39.xhtml
9791090278066_chap_1_3_40.xhtml
9791090278066_chap_1_3_41.xhtml
9791090278066_chap_1_3_42.xhtml
9791090278066_chap_1_3_43.xhtml
9791090278066_chap_1_3_44.xhtml
9791090278066_chap_1_3_45.xhtml
9791090278066_chap_1_3_46.xhtml
9791090278066_collec_1_1_4.xhtml
9791090278066_isbn_1_1_9.xhtml