37

Les deux policiers s’engagèrent à nouveau dans le couloir menant au salon du Lotus bleu.
Ce dernier était vide et silencieux.
Même constat dans le salon du Berger hindou et dans la chapelle.
Le baron Breakstone s’était volatilisé.
De retour dans la salle à manger africaine, les deux policiers constatèrent une autre disparition : celle de l’explorateur, Adonis Forsyte.
– Ces gens se moquent de nous, dit Scott Marlow, ulcéré. Où est-il parti, à votre avis ? Disparu, lui aussi ?
L’incertitude concernant l’explorateur fut de courte durée. Adonis Forsyte fit son entrée dans la salle à manger, porteur d’un plateau lourdement chargé de biscuits secs, de marmelade, de raisins de Corinthe, d’une théière et d’une bouteille de whisky.
– À table ! annonça-t-il d’une voix forte. Je meurs de faim. Pas vous ?
Higgins observa longuement l’explorateur pendant qu’il disposait les mets. Scott Marlow était indigné par le comportement de Forsyte, bien qu’il ressentît un creux certain à l’estomac.
– Superintendant, auriez-vous l’obligeance d’aller chercher nos hôtes ?
Bougonnant, Scott Marlow accepta. L’explorateur, utilisant les quelques assiettes qui n’avaient pas été brisées, mit la table avec soin, tel un cordon bleu s’apprêtant à faire savourer un chef-d’œuvre à ses invités.
– Aimez-vous faire la cuisine, monsieur Forsyte ? demanda Higgins.
– Plus ou moins, mais il faut bien s’occuper, dans cette triste baraque ! La cuisine, c’était le seul plaisir d’Aldebert. Il aimait préparer des petits plats. Autant lui rendre un ultime hommage en mangeant de bon appétit.
– Êtes-vous croyant, monsieur Forsyte ?
L’explorateur interrompit sa besogne.
– Ça ne vous regarde pas, inspecteur. Je garde mes convictions pour moi. N’espérez pas les connaître un jour.
Higgins n’indiqua point que cette connaissance-là faisait pourtant partie des éléments déterminants de l’enquête. Comment résoudre une affaire criminelle sans pénétrer l’âme de ceux qui s’y trouvaient mêlés ? Comment analyser le moindre des actes commis par eux sans avoir percé les convictions les plus intimes des innocents comme des coupables ? C’était dans cet entrecroisement de désirs, de dissimulations et de mensonges, à soi-même comme à autrui, que surgissait la vérité.
Patrick et Thereza Fitzgerald entrèrent en silence dans la salle à manger africaine. Si Higgins, par habitude, n’avait pas eu un œil partout, il n’aurait pas remarqué leur présence. Tapis dans un angle de la pièce, ils regardaient fixement la table du breakfast.
Vint ensuite la comtesse von Rigelstrand, vêtue à la garçonne d’un pantalon fauve en cuir et d’un pull mauve délavé. Elle laissa tomber un regard dédaigneux sur l’assistance et prit place sur le premier siège confortable.
La suivit de peu Kathryn Root, aux côtés de Scott Marlow. Le notaire avait revêtu une sorte de cape noire qui, au lieu d’effacer la lourdeur de ses formes, l’accentuait davantage.
– On va manger ? dit-elle, gourmande, en découvrant les nourritures et en tendant la main vers un biscuit.
– Ne touchez à rien, intervint Higgins.
Un froid plus glacial encore serra les cœurs. Les regards apeurés convergèrent vers l’ex-inspecteur-chef.
– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda l’explorateur, livide. Qu’est-ce que vous insinuez contre moi ?
Scott Marlow, déçu, se détourna de la bouteille de whisky.
– Simple mesure de précaution, indiqua Higgins.
– Précaution contre qui ou contre quoi ? interrogea la comtesse von Rigelstrand, très intriguée, voire anxieuse.
– Mieux vaut ne pas prendre le moindre risque dans une demeure telle que celle-ci, dit Higgins, énigmatique.
Adonis Forsyte défia l’ex-inspecteur-chef.
– M’accusez-vous d’avoir empoisonné ces aliments ?
– Ce n’est pas à vous de poser des questions, s’opposa le superintendant Marlow que l’attitude agressive de l’explorateur irritait.
– Il faudrait quand même éclaircir cette situation, exigea le notaire Kathryn Root.
– Je suis prêt à analyser les solides et les liquides, proposa le docteur Fitzgerald. Il faudra nous contenter de quelques réactions chimiques simples, mais elles pourraient être instructives.
– Merci de votre collaboration, docteur, dit Higgins, examinant la marmelade et les biscuits. Nous n’aurons pas besoin de chimie pour découvrir la vérité.
La comtesse Arabella s’approcha de l’homme du Yard. Une ride creusait son front.
– Où est le baron Breakstone ?
La question demeura sans réponse. Chacun paraissait fort embarrassé.
– Il n’a tout de même pas disparu ! Il était ici, lorsque je l’ai quitté pour monter dans ma chambre. Où a-t-il pu passer ?
Personne ne répondit.
– Cette vaste demeure offre un nombre considérable de cachettes, précisa Higgins.
– Mais pourquoi le baron se serait-il caché ? s’étonna le docteur Fitzgerald tandis que son épouse, effrayée, se serrait contre lui.
– Peut-être pour échapper à un danger, supposa Scott Marlow.
– Je suis certaine que Hyeronimus connaissait l’identité de l’assassin qui rôde dans ces murs, dit Kathryn Root. Il était toujours au courant de tout. Il a voulu résoudre cette affaire seul et s’est attaqué à un trop gros gibier.
– C’est bien possible, en effet, admit le docteur Fitzgerald, et cela correspond au caractère de Hyeronimus.
L’explorateur éclata d’un rire sonore.
– Le baron, se lancer seul sur la piste des Indiens ? Vous plaisantez ! C’était le plus grand froussard que j’ai connu ! Le dernier des lâches !
– Espèce de menteur ! rugit la comtesse von Rigelstrand. Le seul lâche, ici, c’est vous ! Tuer des animaux sans défense, c’est facile, mais…
– Mais quoi, espèce de pimbêche ?
Scott Marlow, une fois de plus, fut obligé de s’interposer pour éviter un pugilat.
– Nous entre-déchirer ne servira à rien, remarqua le docteur Fitzgerald. Ne cédons pas à la colère, qui est un péché grave. Plaçons-nous sous la protection du Seigneur qui nous demande de nous aimer les uns les autres.
– Amour ou pas, observa le notaire Kathryn Root, nous sommes tous placés sous la menace d’un tueur invisible et incapables d’y faire face !
– Je croyais qu’il s’était enfui, ironisa l’explorateur.
Arabella von Rigelstrand, folle furieuse, essayait de contourner la masse tranquille de Scott Marlow pour mieux agresser l’explorateur Adonis Forsyte. En reculant, elle heurta la table.
Le hurlement qu’elle poussa glaça le sang de toutes les personnes présentes.
Portant les mains à son visage, presque incapable de respirer, elle se tourna très lentement.
– Là, sous la table… Quelque chose a heurté ma jambe !
Higgins se pencha vers l’endroit désigné par la comtesse. De fait, il y avait bien une protubérance anormale sous la nappe. Il la souleva avec précaution, chacun suivant son geste dans le plus profond silence.
C’est ainsi que l’ex-inspecteur-chef retrouva le baron Breakstone, dont le cadavre, le bras droit levé, avait été dissimulé sous la table du banquet de Noël.
Les trois crimes de Noël
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