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Mains croisées derrière le dos,
Higgins observait Scott Marlow et l’explorateur, surpris par
l’apparition de l’ex-inspecteur-chef.
– Un sabotage, répéta-t-il, la
moustache ornée de flocons de neige.
– Comment pouvez-vous dire ça !
s’indigna Adonis Forsyte. Vous n’avez aucune preuve ! Et ça
n’aurait aucun sens !
Higgins dodelina de la tête, comme un
professeur atterré par le mauvais comportement d’un élève
insuffisant.
– Vous trouverez cette preuve demain
matin, monsieur Forsyte.
L’explorateur, piqué au vif, se
pencha une nouvelle fois sur le moteur. Il n’insista pas
longtemps.
– On verra ça demain, en
effet.
Scott Marlow, frigorifié, se sentait
gagné par une dépression qui lui gelait le sang.
– Qu’est-ce que ça signifie, Higgins
? Pourquoi aurait-on saboté ma voiture ?
– Pour nous retenir ici, mon cher
Marlow. Quelqu’un souhaite notre présence àLost Manor.Soit pour nous permettre d’identifier un
assassin, soit pour nous supprimer.
Scott Marlow trembla des pieds à la
tête.
Encore un espoir, cependant :
utiliser son portable pour appeler un dépanneur.
Espoir déçu. Étant donné la situation
isolée deLost Manor, aucune
communication possible *
– Vous restez parmi nous ? s’étonna
le notaire Kathryn Root en voyant revenir les deux
policiers.
– Le destin nous y oblige, maître,
expliqua Higgins. Le superintendant Marlow et moi sommes tout à
fait désolés de troubler cette réunion de famille. Notre voiture
est en panne et nous sommes contraints de vous demander
l’hospitalité.
– C’est un honneur d’accueillir
Scotland Yard pour célébrerChristmas,déclara le baron Breakstone sur un ton
mielleux.
Il n’avait point omis de jeter un œil
en direction de la comtesse Arabella von Rigelstrand afin de quêter
son approbation. Le regard noir de cette dernière effraya Scott
Marlow et rassura le baron.
Presque cachés dans un angle obscur
du grand hall, le docteur Fitzgerald et son épouse se tassaient
l’un contre l’autre.
– Puis-je vous conduire à vos
chambres ? proposa le majordome.
Higgins dévisagea Aldebert Tilbury
avec autant d’acuité que les autres personnes présentes dans le
grand hall. Scott Marlow était persuadé qu’il cherchait un indice
dénonçant le saboteur. Mais le visage de l’ex-inspecteur-chef
demeura indéchiffrable.
Non sans raideur, le majordome pria
d’abord la comtesse von Rigelstrand de le suivre. Il la guida
jusqu’à la chambre orange. Au baron Breakstone fut attribuée la
chambre verte ; au notaire Kathryn Root, la bleue ; au couple
Fitzgerald, la jaune ; à Adonis Forsyte, la rouge ; au
superintendant Marlow, l’indigo ; à Higgins, la
violette.
L’ex-inspecteur-chef, au passage,
jeta un œil dans chaque chambre. Il nota qu’elles étaient toutes
meublées de façon semblable et de manière fort austère : un lit,
une armoire, un minuscule bureau, une chaise.
Il s’installa à son bureau et rédigea
trois pages de notes avant d’être interrompu par Scott Marlow, fort
irrité.
– Higgins, ça ne peut plus durer ! Je
ne supporte pas l’indigo… et tout est indigo dans cette cellule de
moine !
– Comme tout est violet ici. Si vous
préférez changer de chambre…
– Je l’ai également en horreur, comme
j’ai en horreur les membres de cette famille ! Ils sont tous fous,
ma parole !
Higgins se gratta le menton,
perplexe.
– Tous… Je ne crois pas. Certains ont
peut-être un talent inné pour la comédie. Notamment le
saboteur.
Scott Marlow se pencha vers son
collègue.
– Pensez-vous vraiment qu’on cherche
à nous éliminer ?
– C’est selon, répondit Higgins,
énigmatique. À ce stade de l’enquête, il ne faut négliger aucune
hypothèse.
– Enquête, enquête, grogna Scott
Marlow. En réalité, nous sommes prisonniers de cette horrible
bâtisse. Nous voila entre les mains d’une bande de rapaces et
condamnés au plus effroyable desChristmas !
– Le sage s’adapte au lieu où il doit
subsister, répliqua Higgins. Rien ne sert de se révolter contre une
tempête de neige ni contre le destin qui nous a amenés ici. Il est
probable que l’âme de Lord James Rupert, pour reposer enfin en
paix, exige que son assassin soit identifié.
On frappa à la porte.
– Soyez aimable d’ouvrir,
superintendant.
Scott Marlow s’empara du bougeoir qui
dispensait une faible lumière, complétée par celle émanant du feu
de bois. Higgins se félicitait d’avoir pris la précaution d’enfiler
un caleçon long qui mettait ses reins à l’abri du froid. L’hiver,
affirmaient les vieux Chinois, est particulièrement redoutable pour
cette partie du corps.
– J’ai une requête à formuler,
expliqua le majordome, se tenant sur le seuil et semblant toujours
aussi mal à l’aise.
– Allez, mon ami ! l’encouragea Scott
Marlow.
– Eh bien… c’est assez
gênant.
– Allez donc ! s’énerva Scott
Marlow.
– J’ai l’obligation de
préparerLost ManorpourChristmas,avoua enfin Aldebert Tilbury. Seul, ce
sera impossible. Impossible aussi de demander de l’aide aux membres
de la famille. Alors, messieurs, il ne reste que vous. Si vous
aviez l’immense bonté de me prêter main-forte…
Le superintendant était
ébahi.
– Vous n’y pensez pas !
– Tout à fait d’accord, jugea
Higgins. Qu’attendez-vous de nous ?
– Pendant que je disposerai la table
du Noël, vous pourriez peut-être décorer.
Le majordome, la parole embarrassée,
était atrocement gêné. Scott Marlow était sur le point d’exploser.
Higgins, réjoui, arborait un bon sourire. À cause de Mary, sa
gouvernante, voilà bien des années qu’il n’avait pas eu l’occasion
de se livrer à cette saine distraction.
– Montrez-moi où vous rangez le
matériel, demanda l’ex-inspecteur-chef. Je m’occuperai de tout avec
le superintendant.
Ainsi fut fait. Les ornements
traditionnels deChristmasse trouvaient
dans un immense placard, au rez-de-chaussée, face à la chambrette
qu’occupait le majordome, près de l’office. Pendant qu’Aldebert
Tilbury s’affairait dans la salle à manger africaine où il
servirait le repas de fête, Higgins voleta du salon du Berger
hindou à celui du Lotus bleu, fureta dans le patio Tetouan,
parcourut les couloirs. Il accrocha du gui au-dessus de chaque
porte et du houx au-dessus de chaque fenêtre.
– Ne trouvez-vous pas ces coutumes
désuètes ? protesta Scott Marlow, passant à son collègue une ultime
branche de houx auquel il se piqua pour la dixième
fois.
Higgins s’interrompit, considérant le
superintendant d’un œil désapprobateur.
– N’êtes-vous un homme de tradition,
mon cher Marlow ? Le gui guérit les maladies et empêche l’action du
poison. Le houx est une protection souveraine contre la magie
noire. Souhaiteriez-vous que nous fussions victimes de la
sorcellerie ?
– Non… bien sûr que non, admit Scott
Marlow, impressionné.
– Parfait. Prenez ce balai et
donnez-moi le plumeau. La tradition de Noël est impérative : la
maison où se célèbre la fête doit être nettoyée de fond en
comble.
Scott Marlow n’eut pas le loisir
d’émettre une protestation qu’il aurait voulu vigoureuse. Un balai
à la main, il se réchauffa en répétant le geste auguste de l’homme
de ménage. Higgins époussetait avec dextérité. Soudain anxieux, il
se frappa le front.
– Superintendant… Avez-vous vu un
arbre de Noël ?
– Ici ? Non, je ne crois
pas.
– Habillez-vous et
venez.
Abandonnant leurs outils ménagers,
les deux policiers sortirent de la grande demeure, Scott Marlow
éclairant Higgins avec un chandelier. L’ex-inspecteur-chef
découvrit un sapineau qu’il demanda à Scott Marlow d’arracher de
terre. Ce dernier échoua, s’acharna, réussit enfin.
– Bravo, mon cher Marlow. Il n’est
pas grand, mais c’est un sapin.
Higgins installa le petit arbre dans
le hall d’entrée.
L’ex-inspecteur-chef le décora de
guirlandes un peu défraîchies. Scott Marlow songea avec émotion que
c’était le prince Albert, époux de la reine Victoria, qui avait
dressé le premier arbre de Noël anglais, au château de Windsor, en
1841.
Le temps avait passé très vite.
L’oignon de l’ex-inspecteur-chef marquait dix-neuf heures quinze.
Le majordome sortit de la salle à manger africaine, la mine
défaite.
– Je suis épuisé, avoua-t-il. Mais
tout est prêt. Je m’occupe du dîner, il ne reste qu’un peu de
cuisson. Lord Rupert, lors de chaqueChristmas,exige un banquet strictement
traditionnel. Merci pour votre aide, messieurs ; installez-vous
confortablement dans le salon du Lotus bleu, je vais vous servir un
porto. Nous dînerons à vingt et une heures.
Après avoir bu son second porto,
Scott Marlow sentit une douce chaleur l’envahir.Lost Manorlui parut moins glacial et un peu moins
hostile. Higgins examinait avec attention les potiches, les
paravents, les vases, les pipes à opium, les nacres.
– Cette affaire, superintendant,
pourrait être beaucoup plus compliquée qu’il n’y
paraît.
– Ne fabulons pas, objecta Scott
Marlow. Un esprit facétieux a voulu nous jouer un mauvais tour,
voilà tout. Tel est pris qui croyait prendre. Nous allons jouir
d’un succulent réveillon. Soyez certain, Higgins, qu’il ne se
produira plus rien de désagréable.
Un cri d’effroi, poussé par une voix
masculine, déchira le silence glacé deLost
Manor.