10

Mains croisées derrière le dos, Higgins observait Scott Marlow et l’explorateur, surpris par l’apparition de l’ex-inspecteur-chef.
– Un sabotage, répéta-t-il, la moustache ornée de flocons de neige.
– Comment pouvez-vous dire ça ! s’indigna Adonis Forsyte. Vous n’avez aucune preuve ! Et ça n’aurait aucun sens !
Higgins dodelina de la tête, comme un professeur atterré par le mauvais comportement d’un élève insuffisant.
– Vous trouverez cette preuve demain matin, monsieur Forsyte.
L’explorateur, piqué au vif, se pencha une nouvelle fois sur le moteur. Il n’insista pas longtemps.
– On verra ça demain, en effet.
Scott Marlow, frigorifié, se sentait gagné par une dépression qui lui gelait le sang.
– Qu’est-ce que ça signifie, Higgins ? Pourquoi aurait-on saboté ma voiture ?
– Pour nous retenir ici, mon cher Marlow. Quelqu’un souhaite notre présence àLost Manor.Soit pour nous permettre d’identifier un assassin, soit pour nous supprimer.
Scott Marlow trembla des pieds à la tête.
Encore un espoir, cependant : utiliser son portable pour appeler un dépanneur.
Espoir déçu. Étant donné la situation isolée deLost Manor, aucune communication possible *
– Vous restez parmi nous ? s’étonna le notaire Kathryn Root en voyant revenir les deux policiers.
– Le destin nous y oblige, maître, expliqua Higgins. Le superintendant Marlow et moi sommes tout à fait désolés de troubler cette réunion de famille. Notre voiture est en panne et nous sommes contraints de vous demander l’hospitalité.
– C’est un honneur d’accueillir Scotland Yard pour célébrerChristmas,déclara le baron Breakstone sur un ton mielleux.
Il n’avait point omis de jeter un œil en direction de la comtesse Arabella von Rigelstrand afin de quêter son approbation. Le regard noir de cette dernière effraya Scott Marlow et rassura le baron.
Presque cachés dans un angle obscur du grand hall, le docteur Fitzgerald et son épouse se tassaient l’un contre l’autre.
– Puis-je vous conduire à vos chambres ? proposa le majordome.
Higgins dévisagea Aldebert Tilbury avec autant d’acuité que les autres personnes présentes dans le grand hall. Scott Marlow était persuadé qu’il cherchait un indice dénonçant le saboteur. Mais le visage de l’ex-inspecteur-chef demeura indéchiffrable.
Non sans raideur, le majordome pria d’abord la comtesse von Rigelstrand de le suivre. Il la guida jusqu’à la chambre orange. Au baron Breakstone fut attribuée la chambre verte ; au notaire Kathryn Root, la bleue ; au couple Fitzgerald, la jaune ; à Adonis Forsyte, la rouge ; au superintendant Marlow, l’indigo ; à Higgins, la violette.
L’ex-inspecteur-chef, au passage, jeta un œil dans chaque chambre. Il nota qu’elles étaient toutes meublées de façon semblable et de manière fort austère : un lit, une armoire, un minuscule bureau, une chaise.
Il s’installa à son bureau et rédigea trois pages de notes avant d’être interrompu par Scott Marlow, fort irrité.
– Higgins, ça ne peut plus durer ! Je ne supporte pas l’indigo… et tout est indigo dans cette cellule de moine !
– Comme tout est violet ici. Si vous préférez changer de chambre…
– Je l’ai également en horreur, comme j’ai en horreur les membres de cette famille ! Ils sont tous fous, ma parole !
Higgins se gratta le menton, perplexe.
– Tous… Je ne crois pas. Certains ont peut-être un talent inné pour la comédie. Notamment le saboteur.
Scott Marlow se pencha vers son collègue.
– Pensez-vous vraiment qu’on cherche à nous éliminer ?
– C’est selon, répondit Higgins, énigmatique. À ce stade de l’enquête, il ne faut négliger aucune hypothèse.
– Enquête, enquête, grogna Scott Marlow. En réalité, nous sommes prisonniers de cette horrible bâtisse. Nous voila entre les mains d’une bande de rapaces et condamnés au plus effroyable desChristmas !
– Le sage s’adapte au lieu où il doit subsister, répliqua Higgins. Rien ne sert de se révolter contre une tempête de neige ni contre le destin qui nous a amenés ici. Il est probable que l’âme de Lord James Rupert, pour reposer enfin en paix, exige que son assassin soit identifié.
On frappa à la porte.
– Soyez aimable d’ouvrir, superintendant.
Scott Marlow s’empara du bougeoir qui dispensait une faible lumière, complétée par celle émanant du feu de bois. Higgins se félicitait d’avoir pris la précaution d’enfiler un caleçon long qui mettait ses reins à l’abri du froid. L’hiver, affirmaient les vieux Chinois, est particulièrement redoutable pour cette partie du corps.
– J’ai une requête à formuler, expliqua le majordome, se tenant sur le seuil et semblant toujours aussi mal à l’aise.
– Allez, mon ami ! l’encouragea Scott Marlow.
– Eh bien… c’est assez gênant.
– Allez donc ! s’énerva Scott Marlow.
– J’ai l’obligation de préparerLost ManorpourChristmas,avoua enfin Aldebert Tilbury. Seul, ce sera impossible. Impossible aussi de demander de l’aide aux membres de la famille. Alors, messieurs, il ne reste que vous. Si vous aviez l’immense bonté de me prêter main-forte…
Le superintendant était ébahi.
– Vous n’y pensez pas !
– Tout à fait d’accord, jugea Higgins. Qu’attendez-vous de nous ?
– Pendant que je disposerai la table du Noël, vous pourriez peut-être décorer.
Le majordome, la parole embarrassée, était atrocement gêné. Scott Marlow était sur le point d’exploser. Higgins, réjoui, arborait un bon sourire. À cause de Mary, sa gouvernante, voilà bien des années qu’il n’avait pas eu l’occasion de se livrer à cette saine distraction.
– Montrez-moi où vous rangez le matériel, demanda l’ex-inspecteur-chef. Je m’occuperai de tout avec le superintendant.
Ainsi fut fait. Les ornements traditionnels deChristmasse trouvaient dans un immense placard, au rez-de-chaussée, face à la chambrette qu’occupait le majordome, près de l’office. Pendant qu’Aldebert Tilbury s’affairait dans la salle à manger africaine où il servirait le repas de fête, Higgins voleta du salon du Berger hindou à celui du Lotus bleu, fureta dans le patio Tetouan, parcourut les couloirs. Il accrocha du gui au-dessus de chaque porte et du houx au-dessus de chaque fenêtre.
– Ne trouvez-vous pas ces coutumes désuètes ? protesta Scott Marlow, passant à son collègue une ultime branche de houx auquel il se piqua pour la dixième fois.
Higgins s’interrompit, considérant le superintendant d’un œil désapprobateur.
– N’êtes-vous un homme de tradition, mon cher Marlow ? Le gui guérit les maladies et empêche l’action du poison. Le houx est une protection souveraine contre la magie noire. Souhaiteriez-vous que nous fussions victimes de la sorcellerie ?
– Non… bien sûr que non, admit Scott Marlow, impressionné.
– Parfait. Prenez ce balai et donnez-moi le plumeau. La tradition de Noël est impérative : la maison où se célèbre la fête doit être nettoyée de fond en comble.
Scott Marlow n’eut pas le loisir d’émettre une protestation qu’il aurait voulu vigoureuse. Un balai à la main, il se réchauffa en répétant le geste auguste de l’homme de ménage. Higgins époussetait avec dextérité. Soudain anxieux, il se frappa le front.
– Superintendant… Avez-vous vu un arbre de Noël ?
– Ici ? Non, je ne crois pas.
– Habillez-vous et venez.
Abandonnant leurs outils ménagers, les deux policiers sortirent de la grande demeure, Scott Marlow éclairant Higgins avec un chandelier. L’ex-inspecteur-chef découvrit un sapineau qu’il demanda à Scott Marlow d’arracher de terre. Ce dernier échoua, s’acharna, réussit enfin.
– Bravo, mon cher Marlow. Il n’est pas grand, mais c’est un sapin.
Higgins installa le petit arbre dans le hall d’entrée.
L’ex-inspecteur-chef le décora de guirlandes un peu défraîchies. Scott Marlow songea avec émotion que c’était le prince Albert, époux de la reine Victoria, qui avait dressé le premier arbre de Noël anglais, au château de Windsor, en 1841.
Le temps avait passé très vite. L’oignon de l’ex-inspecteur-chef marquait dix-neuf heures quinze. Le majordome sortit de la salle à manger africaine, la mine défaite.
– Je suis épuisé, avoua-t-il. Mais tout est prêt. Je m’occupe du dîner, il ne reste qu’un peu de cuisson. Lord Rupert, lors de chaqueChristmas,exige un banquet strictement traditionnel. Merci pour votre aide, messieurs ; installez-vous confortablement dans le salon du Lotus bleu, je vais vous servir un porto. Nous dînerons à vingt et une heures.
Après avoir bu son second porto, Scott Marlow sentit une douce chaleur l’envahir.Lost Manorlui parut moins glacial et un peu moins hostile. Higgins examinait avec attention les potiches, les paravents, les vases, les pipes à opium, les nacres.
– Cette affaire, superintendant, pourrait être beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraît.
– Ne fabulons pas, objecta Scott Marlow. Un esprit facétieux a voulu nous jouer un mauvais tour, voilà tout. Tel est pris qui croyait prendre. Nous allons jouir d’un succulent réveillon. Soyez certain, Higgins, qu’il ne se produira plus rien de désagréable.
Un cri d’effroi, poussé par une voix masculine, déchira le silence glacé deLost Manor.
Les trois crimes de Noël
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