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Réapparaissant comme par magie, le majordome fut le premier à se ruer vers l’extérieur, suivi d’Adonis Forsyte, de la comtesse et du baron. Higgins, qui réagissait ordinairement de façon posée aux situations dramatiques, ne céda point à ce mouvement de précipitation. Bien lui en prit, car des incidents retardèrent la progression du quatuor, lui faisant rapidement oublier l’appel de détresse lancé par le superintendant. Le majordome et Adonis Forsyte glissèrent sur le verglas du perron, évitant de peu une chute. Le baron et la comtesse éprouvèrent le désagrément du froid très vif qui mordit leur visage. La glissade de leurs prédécesseurs les dissuada d’aller plus avant.
– Je m’en occupe, dit Higgins. Rentrez tous à l’intérieur.
Après avoir revêtu son imperméable, l’homme du Yard descendit avec précaution les marches du perron et s’aventura dans la nuit blanche, à la recherche de son collègue.
Higgins voyait facilement dans l’obscurité, à la manière d’un chat. Grand amateur du froid et des intempéries, souffrant le martyre pendant les rares périodes de chaleur anglaise, Higgins aurait été capable de séjourner au pôle nord en toute quiétude. Le spectacle de ceChristmaslui parut magnifique. La neige avait effacé les reliefs, modifiant le paysage, le rendant encore plus fermé, plus inquiétant. Tout horizon avait disparu. Le monde se terminait ici. Ciel et terre s’étaient confondus dans un univers gris blanc, sans limites, sans aspérités, sans points de repère. Le chemin de neige crissa sous les pas de l’ex-inspecteur-chef qui, appréciant cette sensation, progressa avec lenteur en direction de l’auvent sous lequel se trouvait la Bentley.
Accroupi en position de guetteur contre le pare-chocs arrière, le superintendant Marlow, transi, était en proie à une vive agitation intérieure.
– Vous voilà enfin, Higgins ! C’est terrifiant… Un fantôme, j’ai vu un fantôme ! Il est apparu là-bas, près du monticule et puis… plus rien ! On aurait juré une sorte de dragon.
L’ex-inspecteur-chef, qui n’en était pas au premier fantôme de sa carrière, eut souhaité que le superintendant dît vrai. L’étude sur le terrain se serait révélée des plus instructives. Sceptique, il se vit obligé de mener rapidement une contre-enquête.
– De quel monticule, superintendant ?
Scott Marlow tendit une main hésitante.
– Celui qui est en contrebas de la colline, je crois… ou un peu plus à gauche… je ne sais plus, moi ! Avec cette neige qui recouvre tout !
– C’est bien dans cette direction ?
– Il me semble.
– Rentrez vous réchauffer, mon cher Marlow. Je vais éclaircir ce petit mystère.
– Vous n’allez pas partir tout seul, n’importe où !
Higgins s’engagea dans la direction indiquée par le superintendant qui renonça à argumenter. Il connaissait l’obstination de son collègue. Rien ni personne ne pouvaient le faire changer d’avis quand il avait pris une décision. L’angoisse au cœur, le superintendant se résigna à retourner vers le manoir. Il savait à présent que, seul, il ne pourrait pas dégager le chemin qui le ramènerait vers la civilisation. Fallait-il se résigner à passer le plus effroyable Noël de son existence ? Scott Marlow enfonçait dans la neige jusqu’à mi-mollet. Cette humidité blanchâtre lui gelait les os. D’un geste dérisoire, il tenta d’écarter le rideau de flocons qui lui masquait la vue deLost Manor,masse obscure à peine éclairée par les candélabres, les chandelles et les bougies que le majordome allumait avec conscience, comme chaque soir.
La nuit était tombée. Scott Marlow, le pas vacillant, avait mis plus de dix minutes pour franchir moins de cinquante mètres. Les marches du perron constituèrent une épreuve supplémentaire qu’il aborda avec la plus grande prudence. Il avait l’impression d’être prisonnier d’un linceul blanc qui l’enveloppait chaque seconde davantage. L’absence de whisky écossais n’était pas étrangère à cette crise de spleen.
Le superintendant poussa avec soulagement la porte du grand hall. Sa satisfaction fut de courte durée. L’endroit, désert, mal éclairé par deux torches murales au grésillement désagréable, était devenu sinistre. Il distinguait à peine l’entrée de la salle à manger et l’accès à l’escalier monumental. Les ténèbres de cette nuit d’hiver dévoraientLost Manorde l’intérieur.
Le majordome, l’explorateur, le baron et la comtesse avaient disparu.
– Il y a quelqu’un ? demanda Scott Marlow d’une voix forte mais mal assurée. Où êtes-vous passés ?
Personne ne répondit.
– Ils se sont volatilisés, ma parole ! continua le superintendant à haute voix, préférant encore dialoguer avec lui-même plutôt que de rester seul.
En son for intérieur, il maudit Higgins de l’avoir entraîné dans cette aventure insensée où le Yard et la morale civique n’avaient rien à gagner. À cet instant, dans les rues de Londres, les passants échangeaient des« Happy Christmas »avant de rentrer dans des appartements normalement chauffés et éclairés, pour y préparer la fête amicale ou familiale qui ferait de cette nuit la plus belle de l’année. Dans son moderne bureau de New Scotland Yard, où trônait un ordinateur de la dernière génération, Scott Marlow aurait pu contempler la plus prestigieuse cité du monde civilisé, brillant des mille feux de Noël, vibrant au son des cris d’enfants heureux de découvrir leurs cadeaux.
Au lieu de ce petit paradis, il lui fallait affronter une demeure lugubre et morte, tapie dans l’ombre comme un monstre aux aguets, se retrouver plongé en plein Moyen Âge, souffrir du froid, se perdre au fond d’une vallée fermée, sans issue.
– Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
Une voix de fausset s’était élevée dans le dos du superintendant. Cambrioleur ou assassin ? Avait-il déjà éliminé les autres ? Se remémorant les enseignements dispensés lors de la formation psychologique préparant les hommes du Yard aux situations à haut risque, le superintendant Marlow se comporta en vrai professionnel. Premier principe : manifester son autorité pour déclencher chez le malfaiteur un sentiment de culpabilité qui, à la longue, entamerait sa détermination.
– Superintendant Marlow, de Scotland Yard, annonça-t-il avec une mâle conviction, espérant que ces quelques mots suffiraient à retourner les circonstances en sa faveur.
– Je ne vous crois pas et cela m’importe peu, répondit la voix de fausset, énervée. N’essayez pas de vous retourner. J’ai une arme et je n’hésiterai pas à m’en servir.
Scott Marlow avala sa salive avec difficulté.
– Les autres… Qu’est-ce que vous avez…
– Répondez à ma question. Vous êtes sûrement un voleur qui croyait trouver le château vide.
– Mais non ! protesta énergiquement le superintendant. Je suis bel et bien un policier venu ici en compagnie d’un collègue, l’inspecteur Higgins.
– Invraisemblable, le coupa la voix de fausset. Scotland Yard àLost Manor,un soir de Noël ! À qui désirez-vous faire croire une pareille ineptie ?
Le superintendant aurait tenté de se lancer dans une argumentation serrée si une nouvelle apparition, des plus inquiétantes, ne lui avait cloué la langue.
À deux mètres de lui, surgissant des ténèbres et s’avançant dans la lumière tremblante d’un candélabre, une Asiatique.
Les trois crimes de Noël
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