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Resté seul, Higgins prit de
nombreuses notes sur son carnet noir. Puis, installé le plus
confortablement possible dans un fauteuil à bascule qu’il fit
doucement osciller, il se laissa absorber par les souvenirs que lui
inspirait cet étrange décor. Higgins, pendant son adolescence,
avait bien connu la Chine. Pas seulement Hong-Kong et son mélange
de civilisations, mais Pékin la rigide, Nankin la mystérieuse et le
petit village de Kiensi où il avait rencontré un vieux taoïste qui
lui avait appris les premiers rudiments de son métier. « De
l’ordre, de la méthode et un regard apaisé », lui avait-il
recommandé. Le jeune Higgins avait mis de longues années avant de
comprendre la pertinence de ces conseils qui lui avaient permis, au
cours de sa carrière, d’identifier des assassins qui croyaient
avoir commis un crime parfait.
Au cœur de cette sinistre et froide
demeure, l’ex-inspecteur-chef se sentait bien. Le silence presque
absolu qui régnait en ces lieux lui convenait tout à fait. Être
isolé du reste du monde présentait un intérêt certain, même si la
mort rôdait dans ces salons et ces couloirs à peine éclairés. Cette
tendre et chère amie de l’homme, selon l’expression de Mozart,
n’effrayait pas Higgins qui l’avait souvent côtoyée. Mais il ne
tolérait pas qu’elle fût octroyée sous la forme d’un crime. Bien
sûr, l’ex-inspecteur-chef menait un combat impossible et ses
quelques victoires sur le mal ne changeraient pas la face du monde.
Il ne faisait que remplir un devoir au service du Yard et tenter de
demeurer impeccable à ses propres yeux. Le vieux taoïste ne
disait-il pas, lissant sa courte barbe blanche : « Commettre un
acte juste ou rétablir la vérité, c’est participer à l’harmonie »
?
Lost
Manoravait déjà engendré deux crimes, deuxChristmasplacés sous le sceau du meurtre. Les deux
frères Rupert avaient vu leur vie dévorée par l’inquiétante
bâtisse. Celle-ci était-elle satisfaite ou réclamait-elle davantage
?
Tout dépendait du degré d’union des
membres de la famille. Tous coupables ? Possible. En ce cas, il n’y
aurait plus d’autre meurtre. Ils s’offriraient les uns aux autres
des alibis qu’il faudrait démonter un à un pour établir cette
culpabilité collective. Mais cette hypothèse, simple et
convaincante, était-elle la bonne ?
Higgins et Marlow se trouvaient pris
au centre d’une toile d’araignée patiemment tissée par une bande
d’insectes organisés selon une hiérarchie que l’ex-inspecteur-chef
devait découvrir pour savoir comment ils avaient
procédé.
Higgins se leva, sortit du salon du
Lotus bleu et alla retrouver le superintendant Marlow qui, à
présent, montait le guet au pied du grand escalier.
– Avez-vous vu passer Kathryn Root ?
demanda-t-il à son collègue.
– Oui, répondit le superintendant.
Elle m’a dit qu’elle montait dans sa chambre et m’a demandé de bien
surveiller les allées et venues.
– Soyez particulièrement vigilant,
mon cher Marlow. Le notaire se sent menacé. Je me rends chez le
baron Breakstone.
Higgins grimpa lentement l’escalier
monumental.
Au milieu de son ascension se
déclencha un début de crise d’arthrite dans son genou gauche. Il
parcourut avec peine le reste du parcours et frappa à la porte de
la chambre de Hyeronimus Breakstone.
– Qui est-ce ? demanda une voix
tremblante.
– Inspecteur Higgins.
– Entrez.
Higgins pénétra dans la chambre verte
qu’occupait l’aristocrate, assis sur son lit. Le vert, sombre et un
peu passé, était franchement détestable.
– En avez-vous terminé avec votre
enquête, inspecteur ?
Higgins sourit, tentant d’apaiser un
peu la nervosité apparente de son interlocuteur.
– La vérité ne sera pas facile à
découvrir, baron. Êtes-vous décidé à m’aider dans cette tâche
malaisée ?
Les yeux exorbités du baron
Breakstone diminuèrent brutalement de volume, se réduisant à deux
fentes.
– Bien entendu, inspecteur ! La
vérité est mon unique passion, vous pouvez compter sur
moi.
– J’ai discerné en vous un
observateur de grande qualité ; il est vrai que votre activité de
collectionneur vous oblige à une rigueur quasi
scientifique.
– Scientifique, vous pouvez le dire !
s’emporta Hyeronimus Breakstone. Vous n’imaginez pas l’étendue de
mes responsabilités et l’ampleur de mon travail. S’il n’y avait que
les jetons… Mais le monde entier me consulte sur les délicats
problèmes posés par les armoiries et les généalogies.
– C’est bien compréhensible, admit
Higgins. La mémoire des familles est un élément primordial de leur
équilibre. L’héraldique est une noble science qui réclame
l’attention de spécialistes dévoués.
Le nez de vautour du baron sembla
s’allonger. D’un geste sec, il réajusta sa lavallière qu’il n’avait
pas quittée.
– Vous… vous y connaissez un peu,
inspecteur ?
– Je suis membre correspondant de
l’Académie Royale d’Histoire, révéla Higgins. Un des passe-temps de
ma retraite. Un homme de votre talent devrait y présenter des
communications.
Hyeronimus Breakstone frotta la
chevalière ornant son auriculaire gauche.
– Je n’aime pas le genre compassé de
ces académies, leur style si snob. Elles se consacrent trop à la
théorie et pas assez à la pratique. Je préfère le contact direct
avec les objets.
Higgins parla à voix beaucoup plus
basse.
– L’érudition, malheureusement, ne
suffit pas à nourrir son homme. Sans doute êtes-vous obligé de
jouer un rôle d’expert lors de l’achat et de la revente de pièces
rares ?
– Eh bien, répondit Hyeronimus
Breakstone sur le ton de la confidence, c’est l’aspect le plus
délicat de mon travail. Je suppose que nous sommes entre gens
discrets ?
– Je suis une tombe,
baron.
Un sourire satisfait aux lèvres, le
nez légèrement pincé, Hyeronimus Breakstone déplia ses longues
jambes et s’assit sur le bord du lit pendant que Higgins, se
déplaçant sans bruit, faisait le tour de la chambre.
– Disons, inspecteur, que je rétablis
un peu de morale dans un marché que troubleraient volontiers
aigrefins et commerçants véreux.
– Rude tâche, baron.
– Je ne vous le fais pas dire
!
– Vous devez être souvent sollicité
par des personnages douteux qui aimeraient acheter votre
conscience, suggéra Higgins, dont le regard venait de repérer un
recueil d’armoiries, posé sur le petit bureau vert.
– Les certificats d’authenticité que
je délivre, dit le baron, relevant la tête, sont pesés avec
minutie. Je rejette impitoyablement les faux, qu’il s’agisse de
jetons, de pièces d’armures ou de blasons.
– Mes félicitations, dit
l’ex-inspecteur-chef, approchant une bougie de l’armorial. Quelle
date, ce document ?
– 1612. Une réédition del’Armorial des chevaliers de la Table Ronde.Je
travaille à une étude sur ce thème et j’espère pouvoir l’offrir à
Sa Majesté.
– Vos goûts érudits ne devaient guère
convenir à l’aventurier qu’était Lord Rupert. Ne vous êtes-vous pas
affronté avec lui sur ce sujet ?
– À vrai dire… Parfois ! James avait
un cœur d’or et une tête de bois. Il détestait être contrarié et ne
supportait pas qu’on fût supérieur à lui dans quelque domaine que
ce soit. Sa culture, hélas, laissait beaucoup à désirer. J’ai
essayé de lui inculquer quelques notions élémentaires de chevalerie
médiévale, mais je dois reconnaître mon échec.
– Les aventuriers ne sont pas faciles
à manier, admit Higgins, feuilletant l’armorial avec délicatesse.
N’avez-vous rien observé de particulier pendant l’échauffourée qui
a précédé le meurtre d’Aldebert Tilbury ?
Surpris par la question, le baron
prit quelques instants pour recouvrer sa contenance.
– Non, rien. J’ai été pris au
dépourvu par l’incident. Cette obscurité totale m’a désarçonné. On
m’a bousculé, je suis tombé, on m’a bousculé à nouveau… Je ne
savais même plus où je me trouvais. Et puis la clarté est revenue
et j’ai découvert l’horrible spectacle.
– Quelles sont vos relations avec le
couple Fitzgerald ?
– Patrick est un excellent légiste et
un parfait croyant. Il est appelé à la plus brillante des carrières
en tant qu’historien de la médecine. Je l’ai initié en moins d’un
an à la science des jetons. En ce qui concerne les monnaies
byzantines et le trafic de faux dont elles font l’objet, il en
remontrerait à des spécialistes. Cette année, il s’est lancé dans
l’étude des gantelets de chevaliers.
– Son épouse, Thereza, lui
apporte-t-elle aide et assistance dans cette entreprise
?
– Thereza est la plus admirable des
épouses, déclara le baron Breakstone avec emphase. Douce, discrète,
toujours prête à rendre service… Il n’existe pas assez d’adjectifs
pour rendre compte de ses innombrables qualités. Elle veille avec
ferveur sur le bien-être de son mari. Ils forment un couple
parfait.
– Comme vous et la comtesse Arabella
von Rigelstrand.