17

Resté seul, Higgins prit de nombreuses notes sur son carnet noir. Puis, installé le plus confortablement possible dans un fauteuil à bascule qu’il fit doucement osciller, il se laissa absorber par les souvenirs que lui inspirait cet étrange décor. Higgins, pendant son adolescence, avait bien connu la Chine. Pas seulement Hong-Kong et son mélange de civilisations, mais Pékin la rigide, Nankin la mystérieuse et le petit village de Kiensi où il avait rencontré un vieux taoïste qui lui avait appris les premiers rudiments de son métier. « De l’ordre, de la méthode et un regard apaisé », lui avait-il recommandé. Le jeune Higgins avait mis de longues années avant de comprendre la pertinence de ces conseils qui lui avaient permis, au cours de sa carrière, d’identifier des assassins qui croyaient avoir commis un crime parfait.
Au cœur de cette sinistre et froide demeure, l’ex-inspecteur-chef se sentait bien. Le silence presque absolu qui régnait en ces lieux lui convenait tout à fait. Être isolé du reste du monde présentait un intérêt certain, même si la mort rôdait dans ces salons et ces couloirs à peine éclairés. Cette tendre et chère amie de l’homme, selon l’expression de Mozart, n’effrayait pas Higgins qui l’avait souvent côtoyée. Mais il ne tolérait pas qu’elle fût octroyée sous la forme d’un crime. Bien sûr, l’ex-inspecteur-chef menait un combat impossible et ses quelques victoires sur le mal ne changeraient pas la face du monde. Il ne faisait que remplir un devoir au service du Yard et tenter de demeurer impeccable à ses propres yeux. Le vieux taoïste ne disait-il pas, lissant sa courte barbe blanche : « Commettre un acte juste ou rétablir la vérité, c’est participer à l’harmonie » ?
Lost Manoravait déjà engendré deux crimes, deuxChristmasplacés sous le sceau du meurtre. Les deux frères Rupert avaient vu leur vie dévorée par l’inquiétante bâtisse. Celle-ci était-elle satisfaite ou réclamait-elle davantage ?
Tout dépendait du degré d’union des membres de la famille. Tous coupables ? Possible. En ce cas, il n’y aurait plus d’autre meurtre. Ils s’offriraient les uns aux autres des alibis qu’il faudrait démonter un à un pour établir cette culpabilité collective. Mais cette hypothèse, simple et convaincante, était-elle la bonne ?
Higgins et Marlow se trouvaient pris au centre d’une toile d’araignée patiemment tissée par une bande d’insectes organisés selon une hiérarchie que l’ex-inspecteur-chef devait découvrir pour savoir comment ils avaient procédé.
Higgins se leva, sortit du salon du Lotus bleu et alla retrouver le superintendant Marlow qui, à présent, montait le guet au pied du grand escalier.
– Avez-vous vu passer Kathryn Root ? demanda-t-il à son collègue.
– Oui, répondit le superintendant. Elle m’a dit qu’elle montait dans sa chambre et m’a demandé de bien surveiller les allées et venues.
– Soyez particulièrement vigilant, mon cher Marlow. Le notaire se sent menacé. Je me rends chez le baron Breakstone.
Higgins grimpa lentement l’escalier monumental.
Au milieu de son ascension se déclencha un début de crise d’arthrite dans son genou gauche. Il parcourut avec peine le reste du parcours et frappa à la porte de la chambre de Hyeronimus Breakstone.
– Qui est-ce ? demanda une voix tremblante.
– Inspecteur Higgins.
– Entrez.
Higgins pénétra dans la chambre verte qu’occupait l’aristocrate, assis sur son lit. Le vert, sombre et un peu passé, était franchement détestable.
– En avez-vous terminé avec votre enquête, inspecteur ?
Higgins sourit, tentant d’apaiser un peu la nervosité apparente de son interlocuteur.
– La vérité ne sera pas facile à découvrir, baron. Êtes-vous décidé à m’aider dans cette tâche malaisée ?
Les yeux exorbités du baron Breakstone diminuèrent brutalement de volume, se réduisant à deux fentes.
– Bien entendu, inspecteur ! La vérité est mon unique passion, vous pouvez compter sur moi.
– J’ai discerné en vous un observateur de grande qualité ; il est vrai que votre activité de collectionneur vous oblige à une rigueur quasi scientifique.
– Scientifique, vous pouvez le dire ! s’emporta Hyeronimus Breakstone. Vous n’imaginez pas l’étendue de mes responsabilités et l’ampleur de mon travail. S’il n’y avait que les jetons… Mais le monde entier me consulte sur les délicats problèmes posés par les armoiries et les généalogies.
– C’est bien compréhensible, admit Higgins. La mémoire des familles est un élément primordial de leur équilibre. L’héraldique est une noble science qui réclame l’attention de spécialistes dévoués.
Le nez de vautour du baron sembla s’allonger. D’un geste sec, il réajusta sa lavallière qu’il n’avait pas quittée.
– Vous… vous y connaissez un peu, inspecteur ?
– Je suis membre correspondant de l’Académie Royale d’Histoire, révéla Higgins. Un des passe-temps de ma retraite. Un homme de votre talent devrait y présenter des communications.
Hyeronimus Breakstone frotta la chevalière ornant son auriculaire gauche.
– Je n’aime pas le genre compassé de ces académies, leur style si snob. Elles se consacrent trop à la théorie et pas assez à la pratique. Je préfère le contact direct avec les objets.
Higgins parla à voix beaucoup plus basse.
– L’érudition, malheureusement, ne suffit pas à nourrir son homme. Sans doute êtes-vous obligé de jouer un rôle d’expert lors de l’achat et de la revente de pièces rares ?
– Eh bien, répondit Hyeronimus Breakstone sur le ton de la confidence, c’est l’aspect le plus délicat de mon travail. Je suppose que nous sommes entre gens discrets ?
– Je suis une tombe, baron.
Un sourire satisfait aux lèvres, le nez légèrement pincé, Hyeronimus Breakstone déplia ses longues jambes et s’assit sur le bord du lit pendant que Higgins, se déplaçant sans bruit, faisait le tour de la chambre.
– Disons, inspecteur, que je rétablis un peu de morale dans un marché que troubleraient volontiers aigrefins et commerçants véreux.
– Rude tâche, baron.
– Je ne vous le fais pas dire !
– Vous devez être souvent sollicité par des personnages douteux qui aimeraient acheter votre conscience, suggéra Higgins, dont le regard venait de repérer un recueil d’armoiries, posé sur le petit bureau vert.
– Les certificats d’authenticité que je délivre, dit le baron, relevant la tête, sont pesés avec minutie. Je rejette impitoyablement les faux, qu’il s’agisse de jetons, de pièces d’armures ou de blasons.
– Mes félicitations, dit l’ex-inspecteur-chef, approchant une bougie de l’armorial. Quelle date, ce document ?
– 1612. Une réédition delArmorial des chevaliers de la Table Ronde.Je travaille à une étude sur ce thème et j’espère pouvoir l’offrir à Sa Majesté.
– Vos goûts érudits ne devaient guère convenir à l’aventurier qu’était Lord Rupert. Ne vous êtes-vous pas affronté avec lui sur ce sujet ?
– À vrai dire… Parfois ! James avait un cœur d’or et une tête de bois. Il détestait être contrarié et ne supportait pas qu’on fût supérieur à lui dans quelque domaine que ce soit. Sa culture, hélas, laissait beaucoup à désirer. J’ai essayé de lui inculquer quelques notions élémentaires de chevalerie médiévale, mais je dois reconnaître mon échec.
– Les aventuriers ne sont pas faciles à manier, admit Higgins, feuilletant l’armorial avec délicatesse. N’avez-vous rien observé de particulier pendant l’échauffourée qui a précédé le meurtre d’Aldebert Tilbury ?
Surpris par la question, le baron prit quelques instants pour recouvrer sa contenance.
– Non, rien. J’ai été pris au dépourvu par l’incident. Cette obscurité totale m’a désarçonné. On m’a bousculé, je suis tombé, on m’a bousculé à nouveau… Je ne savais même plus où je me trouvais. Et puis la clarté est revenue et j’ai découvert l’horrible spectacle.
– Quelles sont vos relations avec le couple Fitzgerald ?
– Patrick est un excellent légiste et un parfait croyant. Il est appelé à la plus brillante des carrières en tant qu’historien de la médecine. Je l’ai initié en moins d’un an à la science des jetons. En ce qui concerne les monnaies byzantines et le trafic de faux dont elles font l’objet, il en remontrerait à des spécialistes. Cette année, il s’est lancé dans l’étude des gantelets de chevaliers.
– Son épouse, Thereza, lui apporte-t-elle aide et assistance dans cette entreprise ?
– Thereza est la plus admirable des épouses, déclara le baron Breakstone avec emphase. Douce, discrète, toujours prête à rendre service… Il n’existe pas assez d’adjectifs pour rendre compte de ses innombrables qualités. Elle veille avec ferveur sur le bien-être de son mari. Ils forment un couple parfait.
– Comme vous et la comtesse Arabella von Rigelstrand.
Les trois crimes de Noël
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