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Le teint verdâtre du baron se mit en
harmonie avec la couleur de la chambre. Il sortit une boîte de
pilules de sa poche et en avala trois coup sur coup.
– Arabella… Arabella est un peintre
de grande valeur. Les plus grandes familles font appel à elle pour
obtenir leurs portraits.
La parole du baron devenait
embarrassée. Higgins contemplait un superbe blason représentant une
licorne d’azur.
– N’auriez-vous pas sur vous quelques
photographies de ces tableaux ? Je m’intéresse beaucoup à la
peinture et j’aimerais voir ces œuvres si réputées.
– Non, mais ce serait une bonne idée.
Je n’y avais pas pensé.
– Quel style ?
– Quel style, je ne saurais dire.
Classique, oui, classique. Il n’y a pas de meilleur terme.
Classique et beau. Arabella est une puriste.
– Pourquoi ne pas l’avoir épousée,
baron ?
Hyeronimus Breakstone se leva, raide
et arrogant.
– Cette question est indigne de
Scotland Yard. Je refuse d’y répondre. Ma vie privée…
– Votre vie privée fait partie de mon
enquête, le coupa Higgins, sans cesser de tourner les pages de
l’armorial où se côtoyaient lions, dragons, éléphants,
léopards.
– Je ne vois pas comment elle
pourrait éclairer le meurtre d’Aldebert Tilbury,
inspecteur.
– Il est normal, baron, qu’un
innocent ne perçoive pas les dessous d’une affaire criminelle. Je
suis persuadé que les vies privées des participants à
ceChristmasne sont pas étrangères aux
deux crimes. La vôtre, notamment.
Le baron absorba deux autres cachets,
se moucha bruyamment et s’assit à nouveau sur le rebord du lit dont
il avait froissé la couverture verte.
– Ma vie privée est tout à fait
limpide, inspecteur. Je collectionne, j’achète, je vends,
je…
– Scotland Yard vérifiera ces
détails, baron.
Higgins crut que Hyeronimus
Breakstone allait défaillir.
– Vérifier… Qu’entendez-vous par
vérifier ?
– De la routine, mon cher baron,
indiqua l’ex-inspecteur-chef, bonhomme. Votre travail doit être une
source de revenus importants qui justifient un train de vie digne
d’un noble, et…
Le baron leva le bras pour
interrompre Higgins.
– Inspecteur, implora-t-il d’une voix
étranglée, j’aimerais éviter ces… vérifications.
– Pourquoi donc ?
– Parce que… parce que je ne paye pas
d’impôts.
Higgins referma l’armorial et se
retourna, faisant peser un regard si inquisiteur sur le baron
Breakstone que ce dernier ne différa pas sa
confession.
– Vous comprenez, inspecteur, je ne
fais aucune déclaration et je vis chez la comtesse. Toutes mes
transactions sont en liquide. Je ne laisse aucune trace. C’est la
loi, dans le monde des numismates.
Hyeronimus Breakstone baissa la tête,
gêné.
– J’enquête sur un meurtre, baron.
Puisque vous avez commencé à coopérer de manière utile, continuez.
Je suppose que la comtesse est informée de vos transactions…
discrètes ?
Le baron ferma les yeux.
– La comtesse et moi sommes mariés
secrètement depuis quinze ans. Il fallait éviter les foudres de
Lord Rupert. Il n’acceptait pas l’idée de cette union. Il jugeait
Arabella trop… trop sévère. James était si têtu qu’il n’a jamais
voulu changer d’avis. Pourtant, il appréciait de plus en plus
Arabella, sa classe naturelle, son élégance.
– Parmi les personnes présentes
àLost Manor,l’une d’elles était-elle
informée de ce mariage ?
– Non. Arabella et moi tenions à ce
secret. Pour sa carrière, il était essentiel qu’elle se présentât
comme une femme indépendante, sans attaches. Les familles nobles la
considèrent comme une artiste romantique, solitaire, en proie à une
inspiration qui exclut la présence d’un mari.
– La vie des peintres est souvent
difficile, commenta Higgins. Êtes-vous certain qu’un redoutable
chasseur comme Adonis Forsyte n’ait pas percé vos secrets
?
Le baron s’accorda un délai de
réflexion.
– Je me suis souvent interrogé sur ce
point, avoua-t-il. Peut-être avez-vous raison. Sous son aspect
lourdaud, Forsyte est un personnage redoutable. On murmure qu’il
n’a pas tué que des lions.
Higgins prenait des notes sur son
carnet noir en moleskine, d’une écriture calme et régulière. Le «
dossier » de chacun des acteurs du drame commençait à
s’enrichir.
– Inspecteur…
Le baron Breakstone avait adopté le
ton de la confidence.
– Inspecteur, je dois vous avouer… je
crois que ma vie est menacée.
– D’où provient cette horrible
impression, baron ?
– Puisque le malheureux Aldebert nous
a quittés, je deviens forcément héritier de la fortune de Lord
James. Une immense fortune. Chacun des objets conservés dans cette
maison possède une valeur marchande considérable. J’étais le cousin
préféré de feu James et je ne doute pas qu’il m’ait situé en bonne
place sur le testament que Maître Root nous communiquera bientôt.
Malheureusement…
Higgins n’interrompit pas le
monologue. Le baron reprit son souffle.
– Malheureusement, Maître Root est
une personne… fort inquiétante. Sa force physique est
impressionnante. Et je crois qu’elle ne m’aime pas beaucoup. Je
crains même qu’elle ne me déteste. Vous avez le devoir de me
protéger, inspecteur.
Un grincement fit sursauter le baron
Breakstone. Les yeux de nouveau exorbités, il regarda s’ouvrir très
lentement la porte de la chambre verte.