13
– C’est… c’est insensé ! s’indigna le
baron Hyeronimus Breakstone.
Adonis Forsyte, l’explorateur, était
décomposé. Le notaire, Kathryn Root, fixait le cadavre avec des
yeux hagards. La comtesse von Rigelstrand se voilait la face.
Thereza Fitzgerald sanglotait.
Le docteur Fitzgerald s’approcha du
corps.
– N’y touchez pas, ordonna Higgins,
s’interposant.
Le praticien remonta ses lunettes.
Ses sourcils broussailleux se dressèrent en accent
circonflexe.
– De quel droit me parlez-vous sur ce
ton ? Je suis légiste et j’agirai conformément à mon
devoir.
Higgins perdit son attitude de père
tranquille. Le regard qu’il octroya au docteur n’avait rien de
conciliant.
– La cause de la mort est apparente,
docteur. Il s’agit d’un assassinat. Le deuxième crime de Noël qui
se produit dans ce manoir. C’est à Scotland Yard de prendre la
situation en main. Vous êtes suspect comme les autres
invités.
– Moi, suspect ? sursauta le docteur
Fitzgerald, les lèvres agitées par un tic violent. Moi ? Au nom du
Ciel, de quel droit…
– Montez tous dans vos chambres et
restez-y pour le moment, ordonna Higgins. Le superintendant Marlow
est armé. Il sera contraint d’intercepter quiconque tentera de
sortir de cette demeure.
– Vous avez vu le temps ? ricana
l’explorateur. Pas une chance sur mille pour qui voudrait passer la
nuit dehors ! Cette maison est plus sûre qu’une
prison.
– C’est bien pourquoi la vérité
jaillira avant l’aube, annonça Higgins avec gravité.
Les physionomies des suspects
demeurèrent indéchiffrables. Un à un, ils quittèrent la salle à
manger et se dirigèrent vers l’escalier monumental menant aux
chambres.
Scott Marlow avait recouvré un
sang-froid très professionnel. Il examina le cadavre, fouilla ses
poches.
– Rien, constata-t-il. Mais pourquoi
a-t-il prétendu être Rupert ? Ça n’a aucun sens.
– Les dernières paroles d’un mourant
en ont toujours un, objecta Higgins. Même si l’esprit de Tilbury se
trouvait déjà de l’autre côté, il a réussi à nous communiquer un
ultime message. Peut-être était-il une réincarnation de Lord
James.
– Higgins ! Vous n’allez quand même
pas croire à de telles sottises !
– Montez une garde vigilante dans le
grand hall, mon cher Marlow. Je fais fouiller la chambre du
majordome. Elle nous offrira peut-être des indices
intéressants.
Scott Marlow s’acquitta de cette
tâche ingrate, mais nécessaire.
Lost
Manorétait plongé dans le plus profond silence. Les lumières
vacillantes des candélabres dansaient sur les murs. Aucun bruit ne
provenait du premier étage. Le superintendant avait laissé le corps
à l’endroit où il était tombé. Dès que les spécialistes du Yard
pourraient intervenir, ils découvriraient sans doute de précieux
indices.
Un assassin dans la maison… Et s’il
frappait à nouveau ? S’il osait même s’attaquer à Scotland Yard ?
Et pourquoi Higgins reliait-il ce crime à la mort de Lord James
Rupert ? Le malheureux majordome, il est vrai, établissait de
lui-même un lien des plus étranges par son ultime déclaration. Le
superintendant regretta d’avoir abandonné le carnet noir dans sa
chambre. Réflexion faite, prendre des notes était-il bien
nécessaire ? Scott Marlow n’avait rien enregistré de
particulièrement significatif. Seule la capacité de déduction
comptait, il n’en manquait pas. Cette fois, il en était sûr, il
damerait le pion à Higgins. Une idée des plus convaincantes
commençait d’ailleurs à se faire jour dans son
raisonnement.
Une silhouette se dessina sur le mur
opposé.
– Arrêtez ou je tire !
– Ce n’est que moi, dit Higgins,
s’avançant dans la lumière.
– Des découvertes ?
– Ceci.
Higgins montra à Scott Marlow une
paire de gants blancs maculés de cambouis.
– Ils étaient dissimulés dans une
chaussure, expliqua-t-il. Voilà au moins connue l’identité du
saboteur.
– Vous voulez dire que c’est le
majordome qui voulait nous retenir ici ?
– C’est tout à fait clair, mon cher
Marlow. Lui seul portait ce type de gants. Souvenez-vous : il s’est
assez longuement absenté afin de préparer des boissons. Il
connaissait suffisamment son domaine pour s’être rendu avec
promptitude jusqu’à la Bentley. Il a saboté le moteur et n’a pas
oublié d’effacer ses traces de pas.
– J’avoue avoir soupçonné
l’explorateur. En faisant mine de réparer, il pouvait causer une
panne.
– Observation très pertinente,
superintendant, et peut-être fondée. Un premier sabotage n’exclut
pas un second. La suite des événements prouve néanmoins qu’Aldebert
Tilbury avait besoin de notre présence pour se sentir en sécurité.
Nous n’avons malheureusement été qu’une illusion
rassurante.
– Comment prévoir un tel crime ! Et
pourquoi ne s’est-il pas clairement expliqué ?
– À cause du testament et de sa
fameuse surprise, expliqua Higgins. Il voulait révéler à tous,
Scotland Yard y compris, un élément essentiel.
– Et tout ce qu’il a trouvé à dire,
maugréa Scott Marlow, c’est une ineptie : « Je suis Lord Rupert !
»
Higgins parut soudain entendre
quelque chose d’important. Il ressemblait au chasseur à l’affût qui
vient de repérer sa proie.
– Merci, mon cher Marlow.
Permettez-moi de vous exprimer ma sincère
reconnaissance.
– Mais… à quel sujet ?
– Vous m’avez permis de faire un très
grand pas sur le chemin de la vérité, superintendant.
Scott Marlow chercha en vain de
quelle manière il avait pu rendre un tel service à son
collègue.
– Soyez aimable de convoquer le
notaire Root, demanda Higgins. Je l’attends au salon chinois. Et
continuez à surveiller le grand hall. Si quelqu’un tente de
s’enfuir, ce sera par là.