14

Kathryn Root, qui avait quitté son encombrante robe du soir violette pour enfiler le pantalon de cuir qu’elle affectionnait, franchit le seuil du salon chinois de sa pesante démarche. Elle passa une main virile dans ses cheveux à la garçonne puis alluma un cigare.
Higgins était assis près d’un paravent représentant un vieux sage en méditation, au flanc d’une colline, alors que le soleil se couchait. Au-dessus de lui, des grues volaient dans la lumière du soir.
– En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-elle de sa voix grave et nasillarde.
– Vous le savez aussi bien que moi, maître.
Kathryn Root fit semblant de ne pas comprendre. Elle tira une longue bouffée de son cigare.
– Tout à l’heure, dans l’obscurité et la confusion, vous n’êtes pas parvenue à trouver briquet ou allumettes, remarqua-t-il avec douceur. Curieux, pour une fumeuse.
– Pas du tout, répliqua sèchement Kathryn Root. Mes allumettes étaient dans la poche de mon pantalon.
– De même que le testament de Lord James Rupert, je suppose ? Il est minuit passé, vous pouvez m’en révéler les termes.
Une expression de contrariété durcit le visage viril du notaire.
– Il faudrait d’abord réunir les membres de la famille.
– Ce ne sera pas nécessaire. Cette demeure a été le théâtre de deux meurtres. À présent, c’est Scotland Yard qui prend les décisions.
Les dents en avant de Kathryn Root se firent menaçantes. Elle roula ses épaules carrées, se leva et fit mine d’agresser Higgins.
– Je suis notaire et je respecterai mes engagements, inspecteur. C’est un impératif moral. Inutile d’insister.
– Devrai-je vous accuser de complicité de meurtre, maître ? avança Higgins d’une voix douce. Ou peut-être d’assassinat ?
La fureur du notaire tomba. Elle se rassit, le menton tremblant.
– Calmons-nous, proposa-t-elle, tirant une nouvelle bouffée. Je suppose que vous dites n’importe quoi pour m’impressionner.
L’ex-inspecteur-chef laissa passer une longue minute pendant laquelle le notaire chercha vainement un angle d’attaque ou une procédure de défense. Ce policier trop calme la mettait mal à l’aise. Higgins se leva à son tour. L’atmosphère du salon chinois lui plaisait. Il commençait à entretenir une certaine complicité avec ces objets exotiques, enfouis dans le silence. Il marcha d’un paravent à un vase, d’un vase à une potiche, s’arrêtant pour admirer, comme s’il était seul dans une salle de musée.
– Je vais tenter, maître, de dissiper vos soucis moraux. Laissez-moi deviner… Je crois que vous détenez une information capitale concernant Aldebert Tilbury.
– Moi ? sursauta Kathryn Root. Je…
– Ce majordome, continua Higgins, m’a paru suspect dès la première seconde. Trop nerveux, mal à l’aise, des gestes peu naturels, une gêne permanente… J’ai connu suffisamment de majordomes pour démasquer un comportement bizarre. Je n’ai pas cessé d’observer cet homme, notant çà et là de petites erreurs dans sa technique. Un amateur doué, sans doute, mais un amateur.
Le notaire rentrait la tête dans les épaules. Higgins savait déjà qu’il frappait juste. Il poursuivit plus avant, creusant son hypothèse.
– Ce majordome, bien sûr, connaissait tout deLost Manor,y compris l’existence du journal intime de Lord Rupert. Comme vous, d’ailleurs, maître Root.
– Pas du tout ! protesta-t-elle avec énergie. J’ignorais l’existence de ce document et je ne vous permets pas de mettre ma parole en doute !
Higgins n’accorda pas le moindre regard à son interlocutrice.
– Avoir déchiré cette dernière page était un acte curieux. Menace ? Avertissement ? Appel au secours ? Je sais, à présent, que la troisième proposition était la bonne. Pour me faire venir ici, il fallait un message inhabituel, hors du commun. C’est bien Aldebert Tilbury, n’est-ce pas, qui a arraché la dernière page du journal intime de Lord Rupert et simulé un cambriolage ?
Le notaire se haussa du col, offusquée.
– Comment le saurais-je ?
– Pardonnez-moi, maître, j’avais oublié que vous n’étiez au courant de rien. Admettons ensemble que notre majordome ait organisé cette astucieuse mise en scène. Courait-il réellement un danger ? Oui, si le nom de l’assassin était bien inscrit sur cette page arrachée. Un nom que vous ignorez forcément.
Malgré la pénombre régnant dans le salon du Lotus bleu, Kathryn Root crut voir flamboyer les yeux de Higgins qui la regardait fixement.
– Forcément, marmonna-t-elle, mâchonnant son cigare.
Higgins se détourna et reprit le cours de son raisonnement.
– Connaissant le nom du criminel, Aldebert Tilbury avait besoin de la présence de Scotland Yard afin de se sentir en sécurité. J’ai la preuve qu’il avait même saboté la voiture du superintendant Marlow pour nous empêcher de partir. Mais un problème demeurait irritant : pourquoi le majordome ne me révélait-il pas ce nom, pourquoi ne me montrait-il pas ce document accusateur ? Avez-vous une opinion sur ce point capital, maître ?
– Non… non, aucune, répondit Kathryn Root, se calant davantage dans son fauteuil de sorte que son visage ne fût plus éclairé par la lumière falote d’une bougie mourante.
– Dommage. Je croirais volontiers que ce curieux majordome s’est comporté de la sorte parce qu’il était concerné de manière très directe par 1’héritage de Lord Rupert. Rupert… le dernier mot qu’il a prononcé en passant dans l’autre monde. « Je suis Rupert », a dit Aldebert Tilbury en mourant. Et cela, maître Root, vous savez bien pourquoi.
Kathryn Root s’étrangla. Elle n’avait cessé de tirer sur son cigare, emplissant la pièce d’une épaisse fumée qui piqua les yeux de Higgins.
– Vous savez, maître, que le majordome n’a pas menti. La mort a enseveli son secret dans le silence. Pas tout à fait, cependant. Il n’était pas majordome, n’est-ce pas ? Il ne s’appelait pas Aldebert Tilbury, mais Aldebert… Rupert.
Kathryn Root, vaincue, baissa la tête. Higgins avait pressenti la vérité. Il ne servait plus à rien de dissimuler la teneur du testament.
– Aldebert Rupert, confessa-t-elle, était le frère de Lord James Rupert, son plus proche parent. Mais Lord Rupert détestait son cadet. Il était persuadé que ce dernier en voulait à son héritage et même…
Kathryn Root hésita.
– Et même qu’il voulait le tuer.
Avec nervosité, le notaire alluma un autre cigare.
Elle cassa deux allumettes avant d’y parvenir.
– Cette accusation, maître, est d’une extrême gravité. Disposez-vous de preuves ?
– Lord Rupert m’a fait des confidences. Je suppose que le nom de l’assassin écrit sur la page arrachée de son journal intime était celui d’Aldebert.
– Ce serait la raison pour laquelle il ne pouvait me montrer la totalité de ce document, conclut Higgins. Mais pourquoi était-il devenu domestique au service d’un mort ?
– Parce que telles étaient les volontés formelles de Lord Rupert exprimées dans son premier testament, lu il y a dix ans, expliqua Kathryn Root. Voulant être assuré queLost Manorserait correctement entretenu, il exigeait que son frère devînt majordome et qu’il ne quittât point la demeure un seul jour, sous peine d’être déshérité. Après dix ans de bons et loyaux services, ayant en quelque sorte purgé sa peine, Aldebert serait devenu immensément riche.
– Et s’il était décédé avant d’avoir rempli sa mission ?
– L’héritage serait allé au club de cricket de Lord Rupert.
Les trois crimes de Noël
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