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Kathryn Root, qui avait quitté son
encombrante robe du soir violette pour enfiler le pantalon de cuir
qu’elle affectionnait, franchit le seuil du salon chinois de sa
pesante démarche. Elle passa une main virile dans ses cheveux à la
garçonne puis alluma un cigare.
Higgins était assis près d’un
paravent représentant un vieux sage en méditation, au flanc d’une
colline, alors que le soleil se couchait. Au-dessus de lui, des
grues volaient dans la lumière du soir.
– En quoi puis-je vous être utile ?
demanda-t-elle de sa voix grave et nasillarde.
– Vous le savez aussi bien que moi,
maître.
Kathryn Root fit semblant de ne pas
comprendre. Elle tira une longue bouffée de son
cigare.
– Tout à l’heure, dans l’obscurité et
la confusion, vous n’êtes pas parvenue à trouver briquet ou
allumettes, remarqua-t-il avec douceur. Curieux, pour une
fumeuse.
– Pas du tout, répliqua sèchement
Kathryn Root. Mes allumettes étaient dans la poche de mon
pantalon.
– De même que le testament de Lord
James Rupert, je suppose ? Il est minuit passé, vous pouvez m’en
révéler les termes.
Une expression de contrariété durcit
le visage viril du notaire.
– Il faudrait d’abord réunir les
membres de la famille.
– Ce ne sera pas nécessaire. Cette
demeure a été le théâtre de deux meurtres. À présent, c’est
Scotland Yard qui prend les décisions.
Les dents en avant de Kathryn Root se
firent menaçantes. Elle roula ses épaules carrées, se leva et fit
mine d’agresser Higgins.
– Je suis notaire et je respecterai
mes engagements, inspecteur. C’est un impératif moral. Inutile
d’insister.
– Devrai-je vous accuser de
complicité de meurtre, maître ? avança Higgins d’une voix douce. Ou
peut-être d’assassinat ?
La fureur du notaire tomba. Elle se
rassit, le menton tremblant.
– Calmons-nous, proposa-t-elle,
tirant une nouvelle bouffée. Je suppose que vous dites n’importe
quoi pour m’impressionner.
L’ex-inspecteur-chef laissa passer
une longue minute pendant laquelle le notaire chercha vainement un
angle d’attaque ou une procédure de défense. Ce policier trop calme
la mettait mal à l’aise. Higgins se leva à son tour. L’atmosphère
du salon chinois lui plaisait. Il commençait à entretenir une
certaine complicité avec ces objets exotiques, enfouis dans le
silence. Il marcha d’un paravent à un vase, d’un vase à une
potiche, s’arrêtant pour admirer, comme s’il était seul dans une
salle de musée.
– Je vais tenter, maître, de dissiper
vos soucis moraux. Laissez-moi deviner… Je crois que vous détenez
une information capitale concernant Aldebert Tilbury.
– Moi ? sursauta Kathryn Root.
Je…
– Ce majordome, continua Higgins, m’a
paru suspect dès la première seconde. Trop nerveux, mal à l’aise,
des gestes peu naturels, une gêne permanente… J’ai connu
suffisamment de majordomes pour démasquer un comportement bizarre.
Je n’ai pas cessé d’observer cet homme, notant çà et là de petites
erreurs dans sa technique. Un amateur doué, sans doute, mais un
amateur.
Le notaire rentrait la tête dans les
épaules. Higgins savait déjà qu’il frappait juste. Il poursuivit
plus avant, creusant son hypothèse.
– Ce majordome, bien sûr, connaissait
tout deLost Manor,y compris l’existence
du journal intime de Lord Rupert. Comme vous, d’ailleurs, maître
Root.
– Pas du tout ! protesta-t-elle avec
énergie. J’ignorais l’existence de ce document et je ne vous
permets pas de mettre ma parole en doute !
Higgins n’accorda pas le moindre
regard à son interlocutrice.
– Avoir déchiré cette dernière page
était un acte curieux. Menace ? Avertissement ? Appel au secours ?
Je sais, à présent, que la troisième proposition était la bonne.
Pour me faire venir ici, il fallait un message inhabituel, hors du
commun. C’est bien Aldebert Tilbury, n’est-ce pas, qui a arraché la
dernière page du journal intime de Lord Rupert et simulé un
cambriolage ?
Le notaire se haussa du col,
offusquée.
– Comment le saurais-je
?
– Pardonnez-moi, maître, j’avais
oublié que vous n’étiez au courant de rien. Admettons ensemble que
notre majordome ait organisé cette astucieuse mise en scène.
Courait-il réellement un danger ? Oui, si le nom de l’assassin
était bien inscrit sur cette page arrachée. Un nom que vous ignorez
forcément.
Malgré la pénombre régnant dans le
salon du Lotus bleu, Kathryn Root crut voir flamboyer les yeux de
Higgins qui la regardait fixement.
– Forcément, marmonna-t-elle,
mâchonnant son cigare.
Higgins se détourna et reprit le
cours de son raisonnement.
– Connaissant le nom du criminel,
Aldebert Tilbury avait besoin de la présence de Scotland Yard afin
de se sentir en sécurité. J’ai la preuve qu’il avait même saboté la
voiture du superintendant Marlow pour nous empêcher de partir. Mais
un problème demeurait irritant : pourquoi le majordome ne me
révélait-il pas ce nom, pourquoi ne me montrait-il pas ce document
accusateur ? Avez-vous une opinion sur ce point capital, maître
?
– Non… non, aucune, répondit Kathryn
Root, se calant davantage dans son fauteuil de sorte que son visage
ne fût plus éclairé par la lumière falote d’une bougie
mourante.
– Dommage. Je croirais volontiers que
ce curieux majordome s’est comporté de la sorte parce qu’il était
concerné de manière très directe par 1’héritage de Lord Rupert.
Rupert… le dernier mot qu’il a prononcé en passant dans l’autre
monde. « Je suis Rupert », a dit Aldebert Tilbury en mourant. Et
cela, maître Root, vous savez bien pourquoi.
Kathryn Root s’étrangla. Elle n’avait
cessé de tirer sur son cigare, emplissant la pièce d’une épaisse
fumée qui piqua les yeux de Higgins.
– Vous savez, maître, que le
majordome n’a pas menti. La mort a enseveli son secret dans le
silence. Pas tout à fait, cependant. Il n’était pas majordome,
n’est-ce pas ? Il ne s’appelait pas Aldebert Tilbury, mais
Aldebert… Rupert.
Kathryn Root, vaincue, baissa la
tête. Higgins avait pressenti la vérité. Il ne servait plus à rien
de dissimuler la teneur du testament.
– Aldebert Rupert, confessa-t-elle,
était le frère de Lord James Rupert, son plus proche parent. Mais
Lord Rupert détestait son cadet. Il était persuadé que ce dernier
en voulait à son héritage et même…
Kathryn Root hésita.
– Et même qu’il voulait le
tuer.
Avec nervosité, le notaire alluma un
autre cigare.
Elle cassa deux allumettes avant d’y
parvenir.
– Cette accusation, maître, est d’une
extrême gravité. Disposez-vous de preuves ?
– Lord Rupert m’a fait des
confidences. Je suppose que le nom de l’assassin écrit sur la page
arrachée de son journal intime était celui d’Aldebert.
– Ce serait la raison pour laquelle
il ne pouvait me montrer la totalité de ce document, conclut
Higgins. Mais pourquoi était-il devenu domestique au service d’un
mort ?
– Parce que telles étaient les
volontés formelles de Lord Rupert exprimées dans son premier
testament, lu il y a dix ans, expliqua Kathryn Root. Voulant être
assuré queLost Manorserait correctement
entretenu, il exigeait que son frère devînt majordome et qu’il ne
quittât point la demeure un seul jour, sous peine d’être déshérité.
Après dix ans de bons et loyaux services, ayant en quelque sorte
purgé sa peine, Aldebert serait devenu immensément
riche.
– Et s’il était décédé avant d’avoir
rempli sa mission ?
– L’héritage serait allé au club de
cricket de Lord Rupert.