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Adonis Forsyte avait exploré la
cuisine de fond en comble pour y découvrir un reste de porridge,
quelques galettes de blé, du lard séché et une douzaine d’œufs.
Scott Marlow, qui avait compris que Higgins lui attribuait une
mission de surveillance d’une importance particulière, ne perdait
pas le moindre geste de l’explorateur. Aux questions culinaires de
ce dernier, le superintendant se contenta de répondre par des
onomatopées.
– On doit manger chaud, indiqua
Adonis Forsyte. Sinon, c’est désastreux pour la digestion. Mais il
faudrait quand même savoir combien nous serons à table. Ça vous
ennuierait, superintendant, de vous renseigner ?
Scott Marlow prit un air
soupçonneux.
– Chercheriez-vous à m’éloigner,
monsieur Forsyte ?
L’explorateur ouvrit des yeux
étonnés.
– Pas le moins du monde ! Pourquoi
essayerais-je ?
– Vous pourriez avoir vos raisons,
insinua Scott Marlow, interrogateur.
– Lesquelles, par tous les dieux
d’Afrique ?
– Nous verrons cela plus tard,
monsieur Forsyte.
Un bruit sourd et profond fit
sursauter les deux hommes.
– On dirait que ça vient
de…
– De la salle à manger ! compléta le
superintendant Marlow. Allons-y !
Abandonnant la cuisine et le
breakfast, le policier et l’explorateur coururent jusqu’à la salle
à manger où régnait un profond désordre. Des statuettes
d’envoûtement, brisées en mille morceaux, gisaient sur le parquet à
côté d’un tambour déchiré et d’une sagaie au manche
brisé.
Scott Marlow s’interrogeait sur les
raisons de ces déprédations quand Adonis Forsyte poussa un cri
d’effroi, se collant au mur.
– Là, regardez ! Le cadavre
d’Aldebert ! Il a… il a bougé !
Scott Marlow tourna lentement les
yeux vers la dépouille mortelle du frère de Lord Rupert. Force lui
fut de se rendre à l’évidence. Le malheureux s’était bien déplacé
de deux bons mètres.
– Qui a fait ça ? Mais qui a pu faire
ça ? Et où sont-ils passés ? Il faut les retrouver, tout de suite !
Et votre collègue ? Pourquoi n’accourt-il pas ?
Scott Marlow se sentit un peu perdu.
Il ne devait pas laisser seul Adonis Forsyte, mais comment faire
autrement pour partir à la recherche des hôtes deLost Manor ?
– Vous allez rester ici et veiller
sur Aldebert Rupert, ordonna-t-il à l’explorateur. Je
reviens.
Colère et peur se mélangeaient dans
l’esprit de Scott Marlow. L’aide de Higgins s’avérait
indispensable. Le superintendant se souvint que son collègue était
monté à l’étage. Aussi travers a-t-il rapidement le grand hall pour
grimper quatre à quatre l’escalier.
Il s’arrêta devant la porte de la
chambre noire, entrebâillée.
– Higgins ? appela-t-il d’une voix
douce, un peu tremblante.
Aucune réponse. Un grincement de
plancher attira l’attention du policier. Tentant de le localiser,
Scott Marlow fut aussitôt persuadé que ce bruit insolite provenait
de la chambre jaune, celle du couple Fitzgerald. Collant son
oreille contre la porte, le superintendant fut édifié.
Il y avait bien quelqu’un à
l’intérieur. Quelqu’un qui se livrait à une fouille illicite. Scott
Marlow respira profondément et sortit son arme réglementaire. Puis,
d’une brusque poussée, il entra.
– Haut les mains !
L’homme, qui était accroupi au pied
du lit, continua ses investigations.
– Fermez la porte, mon cher Marlow,
dit-il sans se retourner, et rangez votre arme. Ces engins sont
dangereux, vous pourriez blesser quelqu’un.
– Higgins ! s’exclama le
superintendant. Qu’est-ce que vous faites ici ?
– Je cherche, mon cher Marlow, je
cherche.
– Serait-il indiscret de vous
demander si vous avez… trouvé ?
– Vous avez l’air inquiet, dit
Higgins en se relevant. Un incident quelconque vous aurait-il
perturbé ?
– C’est le moins que l’on puisse dire
! Le cadavre d’Aldebert Rupert a été déplacé. Et la salle à manger
était vide.
Higgins glissa dans sa poche un
minuscule objet ressemblant à un flacon de parfum.
– Adonis Forsyte était bien avec vous
?
– Oui. Mais la comtesse et le baron
ont disparu.
– Vous êtes-vous rendu dans le patio
où Patrick Fitzgerald et son épouse devaient se réfugier
?
– Pas encore.
– Voyons si MeRoot est bien dans sa chambre.
Higgins frappa à la porte de la
chambre bleue.
N’obtenant pas de réponse, il
recommença. Un sommier gémit. Puis un pas lourd brisa le silence.
La voix embrumée du notaire s’éleva.
– Qui est-ce ?
– Scotland Yard. Vous pouvez ouvrir
sans crainte.
Kathryn Root s’exécuta.
– Je dormais profondément,
inspecteur. Que se passe-t-il ?
– Pardonnez-moi de vous avoir
réveillée. Vous pouvez vous rendormir.
Kathryn Root referma sa porte alors
que s’ouvrait celle de la chambre orange, laissant apparaître la
silhouette de la comtesse Arabella von Rigelstrand.
– Vous me cherchiez, inspecteur
?
Higgins se tourna vers
elle.
– Ne vous trouviez-vous pas dans la
salle à manger, en compagnie du baron Breakstone ?
– En effet, mais j’avais froid, et je
suis montée chercher un vêtement. Une veste que j’ai dû oublier ou
un foulard. Voilà un quart d’heure que je fouille partout, c’est
insupportable.
– Saviez-vous, demanda Scott Marlow,
que le baron Breakstone avait quitté la salle à manger
?
– Non, il y était quand je suis
sortie.
– Restez dans votre chambre, ordonna
Higgins, et enfermez-vous à clé. Attendez que je vienne vous y
chercher.
Arabella von Rigelstrand se dressa
sur ses ergots.
– Inspecteur ! Je ne vous permets pas
de me donner des ordres ! Je ne…
– C’est pour l’intérêt de l’enquête,
comtesse, et pour votre sécurité. Vous êtes bien décidée à m’aider
?
Le sourire de l’ex-inspecteur-chef
désarma Arabella von Rigelstrand. Elle n’insista pas et se conforma
aux instructions de l’homme du Yard. Ce dernier frappa aux portes
des autres chambres puis y pénétra, constatant qu’elles étaient
vides. Celle du baron Breakstone étant fermée, il l’ouvrit à l’aide
d’une clé.
– Vous avez la clé de cette chambre ?
s’étonna Scott Marlow.
– Non. C’est la mienne, mais elle
convient aux autres serrures.
Cette rapide inspection terminée, les
deux policiers descendirent au rez-de-chaussée. La neige tombait
avec régularité.
Dans la salle à manger, l’explorateur
s’était agenouillé aux pieds du cadavre d’Aldebert Rupert. Adonis
Forsyte priait. Il se leva précipitamment en voyant Higgins et
Scott Marlow.
– Vous avez à nouveau déplacé le
corps ! s’indigna ce dernier.
– Quelle importance ? protesta
l’explorateur. On s’est assez moqué d’Aldebert. Je m’occupe de lui,
à présent. Personne n’y touchera.
– Allons jusqu’au patio Tetouan,
recommanda Higgins.
L’endroit était toujours aussi calme
et reposant.
Thereza Fitzgerald, couchée en chien
de fusil sur un banc de pierre, dormait à poings fermés. Son mari,
veillant sur elle, récitait son chapelet.
– Rien à signaler ? demanda Higgins
d’une voix douce, pour ne pas réveiller la petite
Asiatique.
– Rien du tout, répondit le docteur
Fitzgerald, étonné.
– Personne n’est venu vous importuner
?
– Personne. Se passe-t-il quelque
chose de grave ?
Higgins ne répondit pas, préférant
faire quelques pas dans le patio.
– Vous n’avez pas froid, docteur
Fitzgerald ?
– Grâce à Dieu, non. Ce n’est pas le
cas de Thereza, malheureusement.
– C’est pourquoi vous l’avez
enveloppée dans ce grand châle de laine rouge.
– Exactement.
– Votre épouse dort toujours aussi
profondément, docteur ?
– Lorsqu’elle est épuisée,
oui.
Scott Marlow ne tenait pas en place.
Les questions posées par Higgins lui semblaient bien inutiles alors
que subsistait un problème de taille. Il ne se contint
plus.
– Savez-vous où se trouve le baron
Breakstone ?
– Aucune idée, répondit le médecin
légiste.
– Soyez aimable de ne pas quitter cet
endroit, docteur, recommanda Higgins.