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Kathryn Root, étourdie, avait le
front orné d’une superbe bosse prenant déjà une teinte violacée.
Thereza Fitzgerald gémissait en se tenant le côté droit. À côté de
la première, une potiche chinoise brisée en plusieurs morceaux. À
côté de la seconde, une sagaie africaine. Le baron Breakstone,
assisté du docteur Fitzgerald, releva la petite Asiatique qui
poussa un gémissement de douleur. Le superintendant Marlow aida le
notaire, au corps lourd et épais, à se relever.
– Elle a voulu me tuer avec cette
sagaie, accusa Thereza Fitzgerald d’une voix acide.
– C’est faux, protesta Kathryn Root,
pâteuse. C’est elle qui a tenté de me supprimer !
– Menteuse ! Tu m’as attaquée avec la
sagaie ! Si je ne t’avais pas jeté une potiche à la tête, je serais
morte !
– Absurde, protesta le notaire. J’ai
été assommée, je me suis réveillée ici. J’étais encore à moitié
inconsciente quand j’ai vu Thereza s’approcher de moi et tenter de
m’écraser la tête avec une potiche. Je me suis jetée par terre,
j’ai eu la chance de trouver une arme et de m’opposer tant bien que
mal à son assaut.
Thereza Fitzgerald reprenait pied
beaucoup plus vite que Kathryn Root.
– Elle ment, elle ment ! Elle a voulu
me tuer pendant que je dormais !
– Calmez-vous, ma chère, recommanda
son mari, la serrant dans ses bras. Dieu vous a
protégée.
– Superintendant, intervint Higgins,
veuillez faire sortir tout le monde de cette pièce, à l’exception
de maître Root. Rassemblez nos hôtes dans la salle à manger
africaine. Nous vous rejoindrons dès que j’aurai résolu quelques
petits problèmes.
Les ordres de Higgins furent
promptement exécutés. Le salon du Lotus bleu faisait horreur à ceux
qui s’y trouvaient.
– Le malheur rôde dans cette demeure,
marmonna le baron Breakstone, très sombre.
Higgins consulta longuement son
carnet. Kathryn Root, qui tardait à recouvrer son énergie
coutumière, se tenait la tête à deux mains. Elle s’était assise sur
un siège laqué, devant un canapé.
– Comment vous sentez-vous, maître
?
– Ça ira, inspecteur. Je n’aurais
jamais cru que ce petit bout de femme avait autant de force. Elle a
bien failli m’assassiner.
– Étrange, en effet, mais la chance
vous a servie. Nous étions très inquiets, après votre disparition.
Comment s’est-elle produite ?
Le notaire se concentra, allumant un
cigare plus malodorant que les précédents. Elle le téta plusieurs
fois de suite, comme si elle aspirait des bouffées
d’oxygène.
– Aucun souvenir précis, l’événement
a été très soudain. Je crois qu’on m’a agrippée par-derrière et
qu’on m’a fait respirer un soporifique. J’ai tenté de lutter, mais
je me suis immédiatement évanouie. Quand je me suis réveillée, j’ai
dû faire appel à mes ultimes ressources pour me défendre contre
Thereza Fitzgerald. Je ne peux rien vous dire de plus.
– Vous n’avez donc pas aperçu votre
premier agresseur ?
– Hélas non !
– Impossible de dire s’il s’agissait
d’un homme ou d’une femme ?
– Impossible.
– D’où provient cette sagaie
africaine ?
– Je ne sais pas, répondit Kathryn
Root. Je suppose que Thereza voulait s’en servir pour me
tuer.
– Aviez-vous le sentiment qu’elle
vous haïssait à ce point ?
– Certes pas. Sinon, je me serais
méfiée. J’avoue être tout à fait intriguée par son
attitude.
– Pensez-vous qu’elle a tenté de vous
supprimer pour augmenter sa part d’héritage ?
Kathryn Root se frotta la
tête.
– Ce serait surprenant, inspecteur.
Thereza n’est pas une femme d’argent. Peut-être nous sommes-nous
trompés sur son compte depuis longtemps. En ce cas, quelle
formidable dissimulatrice !
– Formidable, en effet, apprécia
Higgins, pensif. Venez, Maître. Rejoignons les autres.
– Inspecteur…
Kathryn Root ôta le cigare de sa
bouche. Ses lèvres tremblaient.
– Inspecteur, je ne suis pas très
rassurée. Si elle recommençait…
Higgins, à nouveau plongé dans ses
notes, posa son diagnostic.
– Soyez sans crainte, maître Root.
Scotland Yard veille.
*
Dans la salle à manger africaine, le
climat était glacial. Pourtant, Higgins avait servi lui-même une
tisane. Thereza Fitzgerald avait refusé d’en boire, la comtesse
dédaignait cette boisson chaude. Scott Marlow apporta quelques
bougies, offrant davantage de lumière à la vaste pièce. Adonis
Forsyte plaça l’une d’elles à la tête du cadavre
d’Aldebert.
Personne n’osait parler. Les
Fitzgerald se tenaient dans un coin obscur. Le baron Breakstone
dévorait des yeux la comtesse Arabella, indifférente. Kathryn Root,
tournant le dos aux Fitzgerald, fumait. Adonis Forsyte,
l’explorateur, examinait une collection de sagaies.
– Il y a quelqu’un dehors, dit
soudain Higgins, se précipitant vers la fenêtre devant laquelle se
tenaient le baron Breakstone et la comtesse Arabella.
D’un geste vif, l’ex-inspecteur-chef
tenta de tourner la poignée.
– Je n’y arrive pas.
Arabella von Rigelstrand vint en aide
à l’homme du Yard. Elle parvint facilement à ouvrir la fenêtre. La
branche de houx décorative tomba sur le parquet.
– Là-bas, j’ai vu quelqu’un s’enfuir,
maintint Higgins.
Scott Marlow s’était placé aux côtés
de son collègue. Il observait désespérément le brouillard
blanc.
– Je ne vois rien.
– Trop tard, superintendant, mais il
doit rester des traces dans la neige.
– Impossible de s’aventurer dans une
telle tourmente, Higgins !
– Pourtant, quelqu’un a bien tenté
l’aventure.
– On retrouvera son cadavre gelé
demain, estima l’explorateur qui scrutait le paysage depuis une
autre fenêtre. La neige a déjà recouvert les traces. Le mieux à
faire est de préparer un bon breakfast.
– Ignoble personnage ! intervint la
comtesse von Rigelstrand. Il y a un mort dans cette pièce et vous
ne pensez qu’à manger !
– Chacun sa manière de pleurer un
ami, rétorqua l’explorateur, acide.
– Vous n’êtes qu’un goujat, laissa
tomber le baron Breakstone, méprisant.
Higgins referma la fenêtre avec
peine. Thereza Fitzgerald se signa, son mari continua à égrener un
chapelet. L’explorateur se tourna vers Higgins.
– Que pensez-vous de mon projet,
inspecteur ? Ai-je le droit d’aller à la cuisine ?
Adonis Forsyte défiait
Higgins.
– Bien entendu, monsieur Forsyte. Mes
craintes ont disparu, l’homme qui nous menaçait a préféré s’enfuir.
Personne ne risque plus rien. Je vous conseille de solliciter
l’aide du superintendant Marlow, il fait les meilleurs œufs au
bacon du Royaume-Uni.
– Avec plaisir,
inspecteur.
Scott Marlow était éberlué. Il
prenait dans son bureau du Yard la quasi-totalité de ses repas que
lui montait le patron d’un pub dont il était l’ami d’enfance. Le
superintendant ignorait le premier mot de l’art culinaire.
Pressentant une stratégie cachée, il n’émit aucune protestation et
accompagna Adonis Forsyte. Le plus difficile serait de donner le
change, mais Scott Marlow se montrerait digne de cette mission
secrète.
– J’aimerais monter dans ma chambre
et me reposer, sollicita Kathryn Root. Je souffre d’une migraine
épouvantable.
– Cela me paraît raisonnable, estima
Higgins avec un léger sourire. Enfermez-vous à clé. On ne sait
jamais.
– Entendu, inspecteur, assura le
notaire, jetant un coup d’œil agressif en direction de Thereza
Fitzgerald.
Kathryn Root, de sa lourde et pesante
démarche, sortit de la salle à manger africaine. Dès que le bruit
de son pas se fut éloigné, le couple Fitzgerald quitta l’angle
sombre où il se trouvait et se présenta devant Higgins. Thereza
était collée contre son mari qui prit la parole.
– Inspecteur, cette situation est
intolérable. Les accusations qui pèsent sur mon épouse sont
grotesques.
– Qui a prétendu le contraire,
docteur ?
– J’aime mieux ça, rétorqua le
médecin légiste, hargneux. Le mensonge est un péché grave. Dieu
punira Kathryn Root pour avoir calomnié une innocente.
– Remettons-nous à Lui, accepta
Higgins, afin de tenter d’y voir clair dans les affaires des
hommes.
– Thereza est épuisée, inspecteur. Se
reposer dans sa chambre est une nécessité.
Higgins sembla ennuyé.
– Je le comprends fort bien, docteur,
mais j’aimerais mieux que votre épouse demeure éloignée de Kathryn
Root. Cette dernière pourrait avoir des réactions…
incontrôlées.
L’argument impressionna Patrick
Fitzgerald.
– Par le Saint Nom du Seigneur. Que
proposez-vous ?
– Le patio Tetouan est un endroit
calme et paisible. Votre femme pourra y dormir sous votre
protection.
– En effet, admit le médecin légiste.
L’idée est excellente.
Soutenant sa femme comme si elle
était sur le point de tomber, Patrick Fitzgerald sortit à son tour
de la salle à manger.
Du coin de l’œil, Higgins surprit un
curieux événement. Le baron Hyeronimus Breakstone tenta de se
lever, mais la comtesse Arabella von Rigelstrand le retint. Il
tourna vers elle un regard de chien battu, mais n’outrepassa pas
cette interdiction muette. Higgins s’approcha du
couple.
– Que souhaitez-vous faire ? leur
demanda-t-il. Rester ici ou aller vous coucher ?
– Je n’ai pas sommeil, répondit la
comtesse.
– Moi non plus, surenchérit le
baron.
– Je monte à l’étage, précisa
Higgins.