34

Kathryn Root, étourdie, avait le front orné d’une superbe bosse prenant déjà une teinte violacée. Thereza Fitzgerald gémissait en se tenant le côté droit. À côté de la première, une potiche chinoise brisée en plusieurs morceaux. À côté de la seconde, une sagaie africaine. Le baron Breakstone, assisté du docteur Fitzgerald, releva la petite Asiatique qui poussa un gémissement de douleur. Le superintendant Marlow aida le notaire, au corps lourd et épais, à se relever.
– Elle a voulu me tuer avec cette sagaie, accusa Thereza Fitzgerald d’une voix acide.
– C’est faux, protesta Kathryn Root, pâteuse. C’est elle qui a tenté de me supprimer !
– Menteuse ! Tu m’as attaquée avec la sagaie ! Si je ne t’avais pas jeté une potiche à la tête, je serais morte !
– Absurde, protesta le notaire. J’ai été assommée, je me suis réveillée ici. J’étais encore à moitié inconsciente quand j’ai vu Thereza s’approcher de moi et tenter de m’écraser la tête avec une potiche. Je me suis jetée par terre, j’ai eu la chance de trouver une arme et de m’opposer tant bien que mal à son assaut.
Thereza Fitzgerald reprenait pied beaucoup plus vite que Kathryn Root.
– Elle ment, elle ment ! Elle a voulu me tuer pendant que je dormais !
– Calmez-vous, ma chère, recommanda son mari, la serrant dans ses bras. Dieu vous a protégée.
– Superintendant, intervint Higgins, veuillez faire sortir tout le monde de cette pièce, à l’exception de maître Root. Rassemblez nos hôtes dans la salle à manger africaine. Nous vous rejoindrons dès que j’aurai résolu quelques petits problèmes.
Les ordres de Higgins furent promptement exécutés. Le salon du Lotus bleu faisait horreur à ceux qui s’y trouvaient.
– Le malheur rôde dans cette demeure, marmonna le baron Breakstone, très sombre.
Higgins consulta longuement son carnet. Kathryn Root, qui tardait à recouvrer son énergie coutumière, se tenait la tête à deux mains. Elle s’était assise sur un siège laqué, devant un canapé.
– Comment vous sentez-vous, maître ?
– Ça ira, inspecteur. Je n’aurais jamais cru que ce petit bout de femme avait autant de force. Elle a bien failli m’assassiner.
– Étrange, en effet, mais la chance vous a servie. Nous étions très inquiets, après votre disparition. Comment s’est-elle produite ?
Le notaire se concentra, allumant un cigare plus malodorant que les précédents. Elle le téta plusieurs fois de suite, comme si elle aspirait des bouffées d’oxygène.
– Aucun souvenir précis, l’événement a été très soudain. Je crois qu’on m’a agrippée par-derrière et qu’on m’a fait respirer un soporifique. J’ai tenté de lutter, mais je me suis immédiatement évanouie. Quand je me suis réveillée, j’ai dû faire appel à mes ultimes ressources pour me défendre contre Thereza Fitzgerald. Je ne peux rien vous dire de plus.
– Vous n’avez donc pas aperçu votre premier agresseur ?
– Hélas non !
– Impossible de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme ?
– Impossible.
– D’où provient cette sagaie africaine ?
– Je ne sais pas, répondit Kathryn Root. Je suppose que Thereza voulait s’en servir pour me tuer.
– Aviez-vous le sentiment qu’elle vous haïssait à ce point ?
– Certes pas. Sinon, je me serais méfiée. J’avoue être tout à fait intriguée par son attitude.
– Pensez-vous qu’elle a tenté de vous supprimer pour augmenter sa part d’héritage ?
Kathryn Root se frotta la tête.
– Ce serait surprenant, inspecteur. Thereza n’est pas une femme d’argent. Peut-être nous sommes-nous trompés sur son compte depuis longtemps. En ce cas, quelle formidable dissimulatrice !
– Formidable, en effet, apprécia Higgins, pensif. Venez, Maître. Rejoignons les autres.
– Inspecteur…
Kathryn Root ôta le cigare de sa bouche. Ses lèvres tremblaient.
– Inspecteur, je ne suis pas très rassurée. Si elle recommençait…
Higgins, à nouveau plongé dans ses notes, posa son diagnostic.
– Soyez sans crainte, maître Root. Scotland Yard veille.

*

Dans la salle à manger africaine, le climat était glacial. Pourtant, Higgins avait servi lui-même une tisane. Thereza Fitzgerald avait refusé d’en boire, la comtesse dédaignait cette boisson chaude. Scott Marlow apporta quelques bougies, offrant davantage de lumière à la vaste pièce. Adonis Forsyte plaça l’une d’elles à la tête du cadavre d’Aldebert.
Personne n’osait parler. Les Fitzgerald se tenaient dans un coin obscur. Le baron Breakstone dévorait des yeux la comtesse Arabella, indifférente. Kathryn Root, tournant le dos aux Fitzgerald, fumait. Adonis Forsyte, l’explorateur, examinait une collection de sagaies.
– Il y a quelqu’un dehors, dit soudain Higgins, se précipitant vers la fenêtre devant laquelle se tenaient le baron Breakstone et la comtesse Arabella.
D’un geste vif, l’ex-inspecteur-chef tenta de tourner la poignée.
– Je n’y arrive pas.
Arabella von Rigelstrand vint en aide à l’homme du Yard. Elle parvint facilement à ouvrir la fenêtre. La branche de houx décorative tomba sur le parquet.
– Là-bas, j’ai vu quelqu’un s’enfuir, maintint Higgins.
Scott Marlow s’était placé aux côtés de son collègue. Il observait désespérément le brouillard blanc.
– Je ne vois rien.
– Trop tard, superintendant, mais il doit rester des traces dans la neige.
– Impossible de s’aventurer dans une telle tourmente, Higgins !
– Pourtant, quelqu’un a bien tenté l’aventure.
– On retrouvera son cadavre gelé demain, estima l’explorateur qui scrutait le paysage depuis une autre fenêtre. La neige a déjà recouvert les traces. Le mieux à faire est de préparer un bon breakfast.
– Ignoble personnage ! intervint la comtesse von Rigelstrand. Il y a un mort dans cette pièce et vous ne pensez qu’à manger !
– Chacun sa manière de pleurer un ami, rétorqua l’explorateur, acide.
– Vous n’êtes qu’un goujat, laissa tomber le baron Breakstone, méprisant.
Higgins referma la fenêtre avec peine. Thereza Fitzgerald se signa, son mari continua à égrener un chapelet. L’explorateur se tourna vers Higgins.
– Que pensez-vous de mon projet, inspecteur ? Ai-je le droit d’aller à la cuisine ?
Adonis Forsyte défiait Higgins.
– Bien entendu, monsieur Forsyte. Mes craintes ont disparu, l’homme qui nous menaçait a préféré s’enfuir. Personne ne risque plus rien. Je vous conseille de solliciter l’aide du superintendant Marlow, il fait les meilleurs œufs au bacon du Royaume-Uni.
– Avec plaisir, inspecteur.
Scott Marlow était éberlué. Il prenait dans son bureau du Yard la quasi-totalité de ses repas que lui montait le patron d’un pub dont il était l’ami d’enfance. Le superintendant ignorait le premier mot de l’art culinaire. Pressentant une stratégie cachée, il n’émit aucune protestation et accompagna Adonis Forsyte. Le plus difficile serait de donner le change, mais Scott Marlow se montrerait digne de cette mission secrète.
– J’aimerais monter dans ma chambre et me reposer, sollicita Kathryn Root. Je souffre d’une migraine épouvantable.
– Cela me paraît raisonnable, estima Higgins avec un léger sourire. Enfermez-vous à clé. On ne sait jamais.
– Entendu, inspecteur, assura le notaire, jetant un coup d’œil agressif en direction de Thereza Fitzgerald.
Kathryn Root, de sa lourde et pesante démarche, sortit de la salle à manger africaine. Dès que le bruit de son pas se fut éloigné, le couple Fitzgerald quitta l’angle sombre où il se trouvait et se présenta devant Higgins. Thereza était collée contre son mari qui prit la parole.
– Inspecteur, cette situation est intolérable. Les accusations qui pèsent sur mon épouse sont grotesques.
– Qui a prétendu le contraire, docteur ?
– J’aime mieux ça, rétorqua le médecin légiste, hargneux. Le mensonge est un péché grave. Dieu punira Kathryn Root pour avoir calomnié une innocente.
– Remettons-nous à Lui, accepta Higgins, afin de tenter d’y voir clair dans les affaires des hommes.
– Thereza est épuisée, inspecteur. Se reposer dans sa chambre est une nécessité.
Higgins sembla ennuyé.
– Je le comprends fort bien, docteur, mais j’aimerais mieux que votre épouse demeure éloignée de Kathryn Root. Cette dernière pourrait avoir des réactions… incontrôlées.
L’argument impressionna Patrick Fitzgerald.
– Par le Saint Nom du Seigneur. Que proposez-vous ?
– Le patio Tetouan est un endroit calme et paisible. Votre femme pourra y dormir sous votre protection.
– En effet, admit le médecin légiste. L’idée est excellente.
Soutenant sa femme comme si elle était sur le point de tomber, Patrick Fitzgerald sortit à son tour de la salle à manger.
Du coin de l’œil, Higgins surprit un curieux événement. Le baron Hyeronimus Breakstone tenta de se lever, mais la comtesse Arabella von Rigelstrand le retint. Il tourna vers elle un regard de chien battu, mais n’outrepassa pas cette interdiction muette. Higgins s’approcha du couple.
– Que souhaitez-vous faire ? leur demanda-t-il. Rester ici ou aller vous coucher ?
– Je n’ai pas sommeil, répondit la comtesse.
– Moi non plus, surenchérit le baron.
– Je monte à l’étage, précisa Higgins.
Les trois crimes de Noël
titlepage.xhtml
9791090278066_tit_1_1_6.xhtml
9791090278066_pre_1_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_1.xhtml
9791090278066_chap_1_3_2.xhtml
9791090278066_chap_1_3_3.xhtml
9791090278066_chap_1_3_4.xhtml
9791090278066_chap_1_3_5.xhtml
9791090278066_chap_1_3_6.xhtml
9791090278066_chap_1_3_7.xhtml
9791090278066_chap_1_3_8.xhtml
9791090278066_chap_1_3_9.xhtml
9791090278066_chap_1_3_10.xhtml
9791090278066_chap_1_3_11.xhtml
9791090278066_chap_1_3_12.xhtml
9791090278066_chap_1_3_13.xhtml
9791090278066_chap_1_3_14.xhtml
9791090278066_chap_1_3_15.xhtml
9791090278066_chap_1_3_16.xhtml
9791090278066_chap_1_3_17.xhtml
9791090278066_chap_1_3_18.xhtml
9791090278066_chap_1_3_19.xhtml
9791090278066_chap_1_3_20.xhtml
9791090278066_chap_1_3_21.xhtml
9791090278066_chap_1_3_22.xhtml
9791090278066_chap_1_3_23.xhtml
9791090278066_chap_1_3_24.xhtml
9791090278066_chap_1_3_25.xhtml
9791090278066_chap_1_3_26.xhtml
9791090278066_chap_1_3_27.xhtml
9791090278066_chap_1_3_28.xhtml
9791090278066_chap_1_3_29.xhtml
9791090278066_chap_1_3_30.xhtml
9791090278066_chap_1_3_31.xhtml
9791090278066_chap_1_3_32.xhtml
9791090278066_chap_1_3_33.xhtml
9791090278066_chap_1_3_34.xhtml
9791090278066_chap_1_3_35.xhtml
9791090278066_chap_1_3_36.xhtml
9791090278066_chap_1_3_37.xhtml
9791090278066_chap_1_3_38.xhtml
9791090278066_chap_1_3_39.xhtml
9791090278066_chap_1_3_40.xhtml
9791090278066_chap_1_3_41.xhtml
9791090278066_chap_1_3_42.xhtml
9791090278066_chap_1_3_43.xhtml
9791090278066_chap_1_3_44.xhtml
9791090278066_chap_1_3_45.xhtml
9791090278066_chap_1_3_46.xhtml
9791090278066_collec_1_1_4.xhtml
9791090278066_isbn_1_1_9.xhtml