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– Que signifie cette convocation, inspecteur ?
– Simple curiosité de ma part, comtesse. J’aurais aimé vous parler du baron Breakstone.
– Vous devriez avoir davantage de tact, inspecteur. Mon compagnon…
– Vous êtes mariée depuis plus de dix ans, comtesse. Donc, avant la mort de Lord James Rupert qui refusait ce mariage.
La comtesse von Rigelstrand, très raide, avança de quelques pas et, tournant le dos à Higgins, contempla les masques grimaçants accrochés aux murs, à peine éclairés par les lueurs vacillantes des rares bougies.
– Pourquoi fait-il si sombre, inspecteur ?
– Pourquoi le baron Breakstone m’a-t-il menti, comtesse ?
La fureur d’Arabella von Rigelstrand fut aussitôt perceptible.
– Je vous interdis d’insulter un homme dont la vie et la conduite furent admirables en tout point ! C’est indigne de Scotland Yard, c’est…
– Permettez-moi de douter de vos affirmations, comtesse. D’après vous, Hyeronimus Breakstone était un être désintéressé, ne se passionnant que pour l’érudition. Vous avez formellement rejeté l’idée qu’il ait pu faire l’objet de pressions de la part de personnes indélicates.
– Et je la rejette toujours avec la même indignation !
Higgins, de l’index, taquinait la flamme d’une bougie placée devant lui.
– Eh bien, comtesse, je regrette d’avoir à vous apprendre que vous avez été abusée. Plusieurs détails m’ont éclairé sur la personnalité réelle du baron Hyeronimus Breakstone.
Arabella von Rigelstrand se tourna vers l’homme du Yard.
– Lesquels, inspecteur ?
Higgins ouvrit son carnet noir à la page qu’il avait consacrée au baron Breakstone.
– J’ai tendu un petit piège au baron en lui parlant de la thèse de son grand-oncle sur l’évolution des pieds de lampes alexandrins. Ni ce grand-oncle ni cette thèse n’ont eu le bonheur d’exister. Ils sortaient tout droit de mon imagination.
– Cela ne prouve rien, inspecteur. Mon mari a pu confondre.
– Admettons, comtesse. Mais vous ne pouvez nier que le baron a omis de payer ses impôts, comme me l’a confirmé le docteur Fitzgerald. Hyeronimus Breakstone m’a lui-même indiqué qu’il ne faisait aucune déclaration d’ordre fiscal et que l’ensemble de ses transactions commerciales était accompli en liquide.
– Ces questions d’argent ne m’intéressent pas, inspecteur. Je ne me vautre pas dans la basse matérialité. Mon mari menait ses affaires comme il l’entendait.
– Admettons encore, concéda Higgins. Il y a plus gênant, comtesse. Vous vous êtes attachée à me présenter le baron comme un grand numismate, un érudit de haut vol, un homme d’une grande rigueur scientifique. Lui-même se définissait comme un spécialiste de notoriété mondiale que l’on venait consulter de partout sur les problèmes de généalogie et d’armoiries. « Le numismate le plus apprécié sur la place de Londres », avez-vous dit. Malheureusement pour le baron, voilà bien longtemps que j’ai l’honneur de fréquenter l’Académie Royale d’Histoire. Aucun Breakstone n’y est connu. Par ailleurs, lorsqu’il m’a précisé, sans doute pour m’impressionner, que la grande période des jetons médiévaux s’étendait de 1112 à 1397, il a commis une grave erreur scientifique. J’ai noté les paroles du baron : « Je n’aime pas le genre compassé de ces académies, elles se consacrent trop à la théorie et pas assez à la pratique. » Votre mari n’avait rien d’un grand savant. Il délivrait de prétendus certificats d’authenticité sous le manteau, hors de toute légalité.
La comtesse se transforma en tigresse.
– Je réfute ces accusations ! Jamais un baron n’aurait consenti à de telles turpitudes !
Higgins, depuis son enfance, était fasciné par la danse aérienne des flammes. À chaque seconde, leur forme se modifiait, permettant pourtant une parfaite concentration de la pensée.
– Vous m’avez dit, comtesse, que les quartiers de noblesse du baron avaient été un élément décisif lors de vos épousailles et qu’il comptait au nombre des plus beaux fleurons de la noblesse britannique. Hélas, le baron Breakstone n’est pas un vrai baron.
Arabella von Rigelstrand recula, se plongeant ainsi dans les ténèbres, échappant au regard de Higgins.
– J’avais tendu un autre piège à Hyeronimus Breakstone en évoquant le fameux château des Breakstone… qui n’a jamais existé, lui non plus. Trop coûteux à entretenir, d’après le faux baron, et légué à l’État ! Il comptait même le racheter grâce à l’héritage. Que de mensonges pour cacher le fait qu’il n’était qu’un noble de pacotille, petit collectionneur et revendeur à la sauvette.
La comtesse von Rigelstrand poussa un long soupir.
– L’amour, inspecteur, l’amour ! Lui seul explique tout. J’adorais Hyeronimus. Je lui pardonnais tout.
Higgins aurait aimé approuver Arabella von Rigelstrand, mais il devait progresser sur le chemin d’une vérité qui remettait en cause la belle déclaration de la comtesse.
– J’ai demandé à votre mari pourquoi vous ne l’aviez pas aidé à racheter son château en lui offrant une partie de votre immense fortune. Il m’a répondu que vos carrières étaient bien séparées. Vous-même prétendez que l’argent vous indiffère.
Higgins consultait son carnet à la bonne page.
– Je le confirme, approuva la comtesse, nerveuse. Seul l’art me fait vibrer.
– Hélas pour vous, comtesse, votre prodigieuse fortune est tout aussi illusoire que le château de Hyeronimus Breakstone. Et vous n’êtes pas plus comtesse qu’il n’était baron.
– Comment… comment osez-vous !
– J’avais noté, lors de notre entrevue dans la chapelle deLost Manor, que votre allure n’avait rien d’aristocratique. L’indice était mince, j’en conviens. J’ai dû vous tendre, à vous aussi, un petit piège en évoquant le blason de votre famille. Un blason que j’ai inventé et dont vous avez approuvé la description. J’ai même ajouté une impardonnable faute d’héraldique en citant émail sur émail. Les von Rigelstrand n’existent pas. Les parents du baron, disait-il, ont disparu très tôt. Les vôtres avaient quitté l’Autriche pour l’Amérique du Sud où ils étaient morts dans un accident d’avion. Tout cela, bien entendu, relève de la plus pure fantaisie. Une vérification rapide permettra de prouver que Breakstone et vous êtes de petits bourgeois qui avez inventé de mirifiques généalogies afin de tromper leurs proches et un monde trop crédule.
Arabella von Rigelstrand tira sur son pull mauve avec un geste de profonde irritation. Son pantalon de cuir fauve brillait dans les ténèbres.
– Tout cela ne serait que vanité puérile, poursuivit Higgins, si vous ne m’aviez menti sur votre activité.
Arabella se raidit.
– Mettriez-vous mon talent en doute ?
– Lorsque je vous ai demandé, madame, de dessiner un plan deLost Manor, vous avez brutalement rejeté le crayon que je vous proposais en prétendant qu’une artiste comme vous ne s’abaissait pas à ce genre de travail. En réalité, vous êtes incapable de dessiner quoi que ce soit. J’ai un excellent ami qui connaît bien la peinture contemporaine. Il me parle de tous les artistes, célèbres et inconnus. Il n’a jamais prononcé votre nom. Par ailleurs, leTimesne manque pas de signaler les portraitistes travaillant au service des grandes familles européennes. Là encore, pas de comtesse von Rigelstrand. Intrigué, j’ai demandé aux uns et aux autres des précisions techniques sur vos tableaux. Je n’ai obtenu que des réponses fort vagues. Vos toiles seraient célèbres, mais invisibles en raison de l’interdiction absolue de les reproduire. Pas un seul catalogue, pas un seul tableau passé en vente publique. Et vous-même ne possédez aucun document photographique pour garder le souvenir de vos œuvres… C’est invraisemblable. Vous n’avez peint aucune toile. Vous ne savez même pas tenir un crayon. J’ai constaté votre absence totale de sens artistique dans la chapelle deLost Manorlorsque vous vous êtes montrée totalement indifférente à la beauté et à la rareté des statuettes rassemblées par Lord Rupert. Pour vérifier mes déductions, il ne me restait qu’à ouvrir une dernière trappe sous vos pieds en vous parlant du duc et de la duchesse de Warburton que j’ai le privilège de bien connaître. La duchesse est une charmante vieille dame, grand amateur de tableaux, qui a refusé toute sa vie de se laisser portraiturer. Quand je vous ai dit qu’elle n’avait pas consenti à me montrer son portrait peint par vous, vous n’avez même pas protesté.
Arabella von Rigelstrand, excédée, tourna de nouveau le dos à l’ex-inspecteur-chef.
– Vous n’êtes ni comtesse ni peintre, madame Rigelstrand. Vous ne disposez d’aucune fortune et n’habitez pas dans un château. Avec votre complice, Hyeronimus Breakstone, vous vous livrez à de petits trafics qui, depuis des années, vous permettent de survivre.
Arabella s’empara d’une statuette d’envoûtement en terre cuite qu’elle broya entre ses mains avant de jeter les morceaux sur le parquet.
– Vous n’êtes qu’un misérable fouineur, inspecteur ! À quoi cela vous avance-t-il de déterrer nos secrets ?
– À faire progresser l’enquête.
– Je vous rappelle que mon mari a été assassiné et que je suis une victime.
– Je ne l’avais pas oublié. Retournez dans le patio et ne vous perdez pas en route. Le superintendant vous attend.
Incapable de contenir sa fureur, Arabella von Rigelstrand sortit presque en courant de la salle à manger. Higgins eut le sentiment d’avoir un peu progressé. Il ne s’était pas trompé sur le compte du couple de faux nobles.
– Qu’est-ce que vous me voulez ? déclama quelques instants plus tard la voix tonitruante d’Adonis Forsyte, l’explorateur, se présentant à son tour sur le seuil de la pièce obscure.
Les trois crimes de Noël
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