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Le policier, plus mort que vif,
avança vers son collègue.
– Regardez, Higgins… regardez ce que
j’ai déniché au bas de l’escalier !
Scott Marlow ouvrit la main droite.
S’y trouvait une minuscule statuette en cire, représentant, de
manière grossière, un homme de forte corpulence sur le ventre
duquel était inscrit le mot « YARD » en lettres
tremblées.
Deux épingles à tête noire lui
transperçaient le corps.
– Qu’est-ce que ça signifie, Higgins
?
– C’est une statuette d’envoûtement,
indiqua le notaire. Très grossièrement fabriquée, si vous voulez
mon avis.
– Quelle horreur ! s’exclama le
docteur Fitzgerald qui se détourna et se signa.
– Qui a pu imaginer pareille atrocité
? s’indigna le baron Breakstone. Un esprit malade, sans aucun doute
!
– Je crois, indiqua l’explorateur,
qu’on vient de jeter une malédiction à Scotland Yard. On aimerait
voir partir d’ici ses représentants.
Cette conclusion augmenta le
sentiment de malaise. Scott Marlow ne croyait pas aux effets de la
magie noire mais la voir se manifester ainsi sous ses yeux le
faisait vaciller dans ses convictions.
– Peut-on… peut-on agir d’une manière
ou d’une autre ? s’enquit-il.
– Prenons une mesure de sécurité
indispensable, admit Higgins, retirant les deux épingles qu’il
brisa en plusieurs morceaux.
Un frisson parcourut l’échine de
Scott Marlow.
– Nous devrions boire quelque chose
de chaud, Higgins.
L’ex-inspecteur-chef accorda un
regard déférent au cadavre du malheureux Aldebert.
– Je m’en occupe, annonça Higgins à
la stupéfaction de son collègue. Comtesse Arabella,
accepteriez-vous de m’aider ?
À l’ébahissement général, Arabella
von Rigelstrand sourit, tentant même de se rendre
gracieuse.
– Bien volontiers,
inspecteur.
Scott Marlow n’en crut pas ses
oreilles.
– Mon cher Marlow, soyez aimable
d’emmener nos hôtes dans le salon du Lotus bleu. Ils y seront plus
à l’aise.
Comme s’il était pressé, Higgins
quitta aussitôt la salle à manger africaine, suivi d’Arabella von
Rigelstrand, très raide, se moquant visiblement de ce que l’on
pensait d’elle.
*
Higgins apprécia à sa juste valeur
l’aspect archaïque de la gigantesque cuisine deLost Manordans laquelle Lord James Rupert avait
fait dresser une cheminée gothique aux sculptures tarabiscotées.
Une superbe batterie de cuisine ornait les murs de pierre nue.
Parfaitement entretenues par Aldebert, les casseroles en cuivre et
les plats en étain rayonnaient de leurs feux discrets. Deux grandes
cuisinières à bois n’attendaient plus qu’un talentueux cuisinier
pour faire chanter leurs fourneaux. Sur de solides étagères en
chêne, des pots de porcelaine contenant épices et
aromates.
– Voyons, dit Higgins, furetant
partout, il doit bien y avoir ici de la verveine ou du
thym.
Arabella von Rigelstrand se tenait
immobile au centre de la cuisine, bien décidée à ne pas prêter
main-forte à l’homme du Yard.
– Ah ! espéra Higgins. Peut-être
ici…
Il souleva le couvercle d’un pot en
faïence, espérant y découvrir de quoi préparer une tisane.
Malheureusement, il ne trouva que des raisins secs.
– Si j’ai bien interprété votre
regard, comtesse, vous souhaitiez un entretien privé ?
– Vous ne vous êtes pas trompé,
inspecteur, dit Arabella von Rigelstrand, offrant un nouveau
sourire à l’homme du Yard. Cet entretien me paraissait utile, en
effet.
– Pour quelles raisons ?
– Parce que, l’année dernière, j’ai
éprouvé ici même l’une des plus belles frayeurs de ma
vie.
– Vous m’étonnez, comtesse. Je ne
vous croyais pas capable d’avoir peur.
C’est dans le pot à thé que Higgins
découvrit du tilleul. Il alluma le feu, fit chauffer de l’eau. Il
lui faudrait attendre l’ébullition pour jeter dans la casserole les
feuilles séchées.
– Avez-vous l’habitude de faire la
cuisine, inspecteur ?
– Uniquement pour mon chat,
Trafalgar. Il a le foie délicat et les intestins fragiles. De plus,
il ne supporte que des plats assez finement préparés. Vous me
comprenez, j’espère ?
Arabella von Rigelstrand émit un
soupir qu’elle voulait distingué, signifiant ainsi qu’elle n’avait
pas de temps à perdre.
– Nous parlerons gastronomie une
autre nuit, inspecteur. Regardez donc derrière cette cheminée, sur
la droite.
Docile, Higgins s’exécuta. Il
découvrit une moulure bizarre, fendue par plusieurs lézardes et
décorée d’une sorte de serpent semblant sorti du ciseau d’un
sculpteur aztèque.
– Curieux, n’est-ce pas ? Cette
sculpture m’a intriguée. Je me suis appuyée, par hasard et…
faites-le vous-même, inspecteur. Posez la main sur la queue du
serpent et enfoncez-la. Vous ne risquez rien.
Higgins suivit les instructions de la
comtesse. Sous la pression de sa main, la queue du serpent
disparut, déclenchant un mécanisme qui fit pivoter un pan de
mur.
Apparut un réduit sombre et profond.
La comtesse tendit un bougeoir à Higgins, lui permettant de
découvrir un macabre spectacle.
Une corde, accrochée à une poutre, se
terminait par un nœud coulant, à plus de deux mètres du sol. Au
fond du réduit, un tabouret.
– Rien n’a bougé depuis un an,
expliqua la comtesse. Je me demande à quoi peut bien correspondre
cette mise en scène.
– Sans doute les préparatifs d’un
suicide, supposa Higgins. Mais qui, dans cette demeure, songeait à
se supprimer ? Aldebert Rupert avait-il des tendances suicidaires
?
La comtesse sembla soudain
contrariée.
– Ce serait excessif de le prétendre,
mais…
– Mais ?
– Aldebert a longuement parlé au
baron, voici deux ans. Il lui a ouvert son cœur. Cette vie
commençait à lui devenir insupportable. Il n’a pas parlé de suicide
pour autant, je le reconnais, mais il amorçait le dangereux virage
d’une dépression.
Higgins, qui avait pénétré dans le
réduit, monta sur le tabouret, tira sur le nœud coulant, le tâta.
La corde était solidement accrochée.
– Cet endroit est des plus
significatifs, conclut-il. Il apporte un éclairage différent sur
l’assassinat du frère de Lord Rupert.
Des questions brûlaient les lèvres de
la comtesse qui n’osa pas les poser. Higgins referma le réduit. Le
mécanisme joua à la perfection pour remettre la moulure en
place.
– Avez-vous parlé de cet endroit au
baron ?
– Ni au baron, ni à personne d’autre,
répondit Arabella von Rigelstrand. Cette corde de pendu me fait
trop peur, je vous l’ai dit.
Le bruit d’une course précipitée
interrompit la comtesse. La porte de la cuisine s’ouvrit avec
fracas. Une forme humaine roula à terre.