31

Le policier, plus mort que vif, avança vers son collègue.
– Regardez, Higgins… regardez ce que j’ai déniché au bas de l’escalier !
Scott Marlow ouvrit la main droite. S’y trouvait une minuscule statuette en cire, représentant, de manière grossière, un homme de forte corpulence sur le ventre duquel était inscrit le mot « YARD » en lettres tremblées.
Deux épingles à tête noire lui transperçaient le corps.
– Qu’est-ce que ça signifie, Higgins ?
– C’est une statuette d’envoûtement, indiqua le notaire. Très grossièrement fabriquée, si vous voulez mon avis.
– Quelle horreur ! s’exclama le docteur Fitzgerald qui se détourna et se signa.
– Qui a pu imaginer pareille atrocité ? s’indigna le baron Breakstone. Un esprit malade, sans aucun doute !
– Je crois, indiqua l’explorateur, qu’on vient de jeter une malédiction à Scotland Yard. On aimerait voir partir d’ici ses représentants.
Cette conclusion augmenta le sentiment de malaise. Scott Marlow ne croyait pas aux effets de la magie noire mais la voir se manifester ainsi sous ses yeux le faisait vaciller dans ses convictions.
– Peut-on… peut-on agir d’une manière ou d’une autre ? s’enquit-il.
– Prenons une mesure de sécurité indispensable, admit Higgins, retirant les deux épingles qu’il brisa en plusieurs morceaux.
Un frisson parcourut l’échine de Scott Marlow.
– Nous devrions boire quelque chose de chaud, Higgins.
L’ex-inspecteur-chef accorda un regard déférent au cadavre du malheureux Aldebert.
– Je m’en occupe, annonça Higgins à la stupéfaction de son collègue. Comtesse Arabella, accepteriez-vous de m’aider ?
À l’ébahissement général, Arabella von Rigelstrand sourit, tentant même de se rendre gracieuse.
– Bien volontiers, inspecteur.
Scott Marlow n’en crut pas ses oreilles.
– Mon cher Marlow, soyez aimable d’emmener nos hôtes dans le salon du Lotus bleu. Ils y seront plus à l’aise.
Comme s’il était pressé, Higgins quitta aussitôt la salle à manger africaine, suivi d’Arabella von Rigelstrand, très raide, se moquant visiblement de ce que l’on pensait d’elle.

*

Higgins apprécia à sa juste valeur l’aspect archaïque de la gigantesque cuisine deLost Manordans laquelle Lord James Rupert avait fait dresser une cheminée gothique aux sculptures tarabiscotées. Une superbe batterie de cuisine ornait les murs de pierre nue. Parfaitement entretenues par Aldebert, les casseroles en cuivre et les plats en étain rayonnaient de leurs feux discrets. Deux grandes cuisinières à bois n’attendaient plus qu’un talentueux cuisinier pour faire chanter leurs fourneaux. Sur de solides étagères en chêne, des pots de porcelaine contenant épices et aromates.
– Voyons, dit Higgins, furetant partout, il doit bien y avoir ici de la verveine ou du thym.
Arabella von Rigelstrand se tenait immobile au centre de la cuisine, bien décidée à ne pas prêter main-forte à l’homme du Yard.
– Ah ! espéra Higgins. Peut-être ici…
Il souleva le couvercle d’un pot en faïence, espérant y découvrir de quoi préparer une tisane. Malheureusement, il ne trouva que des raisins secs.
– Si j’ai bien interprété votre regard, comtesse, vous souhaitiez un entretien privé ?
– Vous ne vous êtes pas trompé, inspecteur, dit Arabella von Rigelstrand, offrant un nouveau sourire à l’homme du Yard. Cet entretien me paraissait utile, en effet.
– Pour quelles raisons ?
– Parce que, l’année dernière, j’ai éprouvé ici même l’une des plus belles frayeurs de ma vie.
– Vous m’étonnez, comtesse. Je ne vous croyais pas capable d’avoir peur.
C’est dans le pot à thé que Higgins découvrit du tilleul. Il alluma le feu, fit chauffer de l’eau. Il lui faudrait attendre l’ébullition pour jeter dans la casserole les feuilles séchées.
– Avez-vous l’habitude de faire la cuisine, inspecteur ?
– Uniquement pour mon chat, Trafalgar. Il a le foie délicat et les intestins fragiles. De plus, il ne supporte que des plats assez finement préparés. Vous me comprenez, j’espère ?
Arabella von Rigelstrand émit un soupir qu’elle voulait distingué, signifiant ainsi qu’elle n’avait pas de temps à perdre.
– Nous parlerons gastronomie une autre nuit, inspecteur. Regardez donc derrière cette cheminée, sur la droite.
Docile, Higgins s’exécuta. Il découvrit une moulure bizarre, fendue par plusieurs lézardes et décorée d’une sorte de serpent semblant sorti du ciseau d’un sculpteur aztèque.
– Curieux, n’est-ce pas ? Cette sculpture m’a intriguée. Je me suis appuyée, par hasard et… faites-le vous-même, inspecteur. Posez la main sur la queue du serpent et enfoncez-la. Vous ne risquez rien.
Higgins suivit les instructions de la comtesse. Sous la pression de sa main, la queue du serpent disparut, déclenchant un mécanisme qui fit pivoter un pan de mur.
Apparut un réduit sombre et profond. La comtesse tendit un bougeoir à Higgins, lui permettant de découvrir un macabre spectacle.
Une corde, accrochée à une poutre, se terminait par un nœud coulant, à plus de deux mètres du sol. Au fond du réduit, un tabouret.
– Rien n’a bougé depuis un an, expliqua la comtesse. Je me demande à quoi peut bien correspondre cette mise en scène.
– Sans doute les préparatifs d’un suicide, supposa Higgins. Mais qui, dans cette demeure, songeait à se supprimer ? Aldebert Rupert avait-il des tendances suicidaires ?
La comtesse sembla soudain contrariée.
– Ce serait excessif de le prétendre, mais…
– Mais ?
– Aldebert a longuement parlé au baron, voici deux ans. Il lui a ouvert son cœur. Cette vie commençait à lui devenir insupportable. Il n’a pas parlé de suicide pour autant, je le reconnais, mais il amorçait le dangereux virage d’une dépression.
Higgins, qui avait pénétré dans le réduit, monta sur le tabouret, tira sur le nœud coulant, le tâta. La corde était solidement accrochée.
– Cet endroit est des plus significatifs, conclut-il. Il apporte un éclairage différent sur l’assassinat du frère de Lord Rupert.
Des questions brûlaient les lèvres de la comtesse qui n’osa pas les poser. Higgins referma le réduit. Le mécanisme joua à la perfection pour remettre la moulure en place.
– Avez-vous parlé de cet endroit au baron ?
– Ni au baron, ni à personne d’autre, répondit Arabella von Rigelstrand. Cette corde de pendu me fait trop peur, je vous l’ai dit.
Le bruit d’une course précipitée interrompit la comtesse. La porte de la cuisine s’ouvrit avec fracas. Une forme humaine roula à terre.
Les trois crimes de Noël
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