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Kathryn Root était frappée de stupeur. Le mot employé par Higgins la terrorisait.
– Comment… comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?
– Je n’ai pas à imaginer, maître, mais à découvrir un assassin. Un être suffisamment abject pour donner la mort et tenter d’en tirer profit. Un être cruel, impitoyable, qui avait tout prévu… sauf la présence de Scotland Yard àLost Manor,au moment même de récolter les fruits de son action criminelle. Je repose donc ma question : connaissez-vous depuis longtemps le baron Breakstone ?
Le notaire défia Higgins du regard mais ne tenta pas plus longtemps de résister.
– Comme les autres… Une quinzaine d’années. C’est Lord Rupert qui nous a réunis. Il voulait reconstituer sa vraie famille dont les membres, disait-il, étaient séparés depuis trop longtemps. À chaqueChristmas,il nous convoquait. Nous avons appris à nous connaître un peu. Moi, j’ai abandonné le poste que j’occupais dans la banlieue de Londres et je suis venue vivre dans cette région. Le baron Breakstone m’est assez indifférent. Je le trouve froid et distant.
– Que pensez-vous de son métier ?
– Collectionneur de pièces anciennes ? Je n’y connais rien. Ce doit être fort ennuyeux.
– Curieuse réflexion, pour un notaire, observa Higgins. Voilà un type de placement auquel vous devriez être initiée.
– On ne peut pas tout connaître, inspecteur. Je vous ai déjà dit que je détestais les vieilleries. Ces pièces de monnaie rouillées sont aussi insipides que la musique classique. Je ne comprends pas pourquoi Breakstone entre en transe quand il en tient une dans la main.
– Des sentiments profonds semblent l’unir à la comtesse Arabella von Rigelstrand, suggéra Higgins.
– Hmmmf, commenta Kathryn Root, avec une vulgarité appuyée. Ils sont ensemble depuis un certain temps, c’est vrai, mais pour l’amour, allez savoir ! Je crois qu’il préfère ses pièces de monnaie. D’abord, pourquoi ne sont-ils pas mariés ?
– Cette conduite vous choque-t-elle ?
– Elle est stupide ! affirma le notaire. Une femme ne devrait pas accepter une situation pareille. Arabella devrait exiger davantage de sécurité et de protection, et cela passe par un bon contrat de mariage.
– Pourtant, maître, la comtesse Arabella ne me semble guère inféodée au baron. J’ai même l’impression que, selon l’expression française, c’est elle qui « porte la culotte ».
– Je ne suis pas entrée dans leur intimité, rétorqua Kathryn Root, butée. Ce ne sont pas mes affaires.
Higgins appréciait le relief très fin d’un pot à encens qu’il datait, à première vue, du début duXVIIIe siècle. Un pur produit de l’art populaire de la Chine du nord.
– Que pensez-vous des tableaux de la comtesse ?
Le notaire haussa les épaules.
– Pas d’avis. Un tableau ne vaudra jamais un bon cheval.
– L’explorateur, Adonis Forsyte… Comment le jugez-vous ?
– Un imbécile ! explosa Kathryn Root. Ou plutôt un escroc, un bandit qui joue à l’imbécile. Dans les pays où il prétend s’être rendu, il n’a pas souvent quitté sa chambre d’hôtel, croyez-moi ! Comme chasseur de fauves, ce doit être un fieffé incapable. Comme chasseur de riches héritières et de ladies fortunées, en revanche, il doit occuper le haut de l’affiche.
– Voilà de bien sévères accusations. Possédez-vous des preuves ?
– Je me trompe rarement sur les êtres, inspecteur.
– Aussi votre avis sur le docteur Fitzgerald et sa femme me sera-t-il des plus utiles, suggéra Higgins, attentif.
Kathryn Root pencha la tête en arrière, leva les yeux vers le plafond du salon du Lotus bleu et exhala un épais nuage de tabac.
– Des personnes discrètes, sans histoire et très croyantes. Patrick Fitzgerald est un praticien réputé. Il fait une remarquable carrière à Birmingham. Il possède un nombre incalculable de diplômes universitaires et en passe de nouveaux chaque année. C’est une grosse tête, vous savez. Il a la plus extraordinaire mémoire que je connaisse.
Higgins sortit son carnet noir et le consulta un instant.
– Son épouse, Thereza, est très silencieuse.
– Chacun son style, répliqua Kathryn Root. Elle vit dans l’ombre de son mari et ne s’en plaint pas.
– Et ce malheureux Aldebert ? Qui était-il réellement ?
Un soupçon d’inquiétude passa dans la voix du notaire qui regarda à nouveau l’ex-inspecteur-chef.
– Que voulez-vous dire ? Il était le frère de Lord Rupert, voilà tout.
– Conclusion un peu trop brève, maître. Était-il une victime expiatoire ou l’organisateur d’un complot qui s’est retourné contre lui ?
Kathryn Root écrasa son cigare dans une magnifique assiette dont le fond était orné d’un dragon crachant des flammes.
– Impossible à dire, mais…
– Mais ?
– J’ai peur, inspecteur.
– À quel sujet, maître ?
– J’ai peur pour moi-même. Adonis Forsyte me déteste. Je suis persuadée qu’il n’hésiterait pas à me supprimer afin d’accroître sa part d’héritage.
– Le superintendant Marlow veille, et je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Nous nous reverrons plus tard ; enfermez-vous dans votre chambre et n’ouvrez à personne.
Les trois crimes de Noël
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