4
Du haut de l’escalier monumental,
l’ex-inspecteur-chef découvrit le hall d’entrée deLost Manordans toute sa majesté un peu pompeuse,
peuplé de ces impressionnants trophées qui mettaient le visiteur
mal à l’aise dès ses premiers pas dans ce vaste domaine édifié à la
mémoire d’un seul homme. Higgins était certain que Lord James
Rupert avait souvent dû demeurer à cet endroit, immobile pendant de
longs moments, méditant sur ses voyages passés et préparant les
futurs.
Des bruits de voix s’élevèrent dans
le hall. Higgins se pencha, découvrant un couple surprenant face au
majordome et au superintendant. L’homme était grand, filiforme, le
crâne dégarni, une masse d’ultimes cheveux noirs lui pendant dans
le cou. Très pâle, voûté, le nez busqué, les yeux presque
exorbités, élégant, il portait un costume de velours violet. Sa
chemise noire était ornée d’une lavallière dont le centre avait la
forme d’un blason.
– Qui êtes-vous ? interrogea la voix
rugueuse de Scott Marlow.
– Le baron Hyeronimus Breakstone,
répondit l’homme avec dédain, relevant la tête. Je suis accompagné
de la comtesse Arabella von Rigelstrand.
La comtesse, plus grande encore que
le baron, arborait une longue et abondante chevelure noire,
parsemée de quelques mèches blanches, qui lui descendait jusqu’au
bas des reins. Le front carré, le nez pointu et relevé, les
pommettes saillantes, elle avait un visage dépourvu de tout
maquillage, curieux mélange de froideur et de dédain.
– Qui êtes-vous vous-même, monsieur,
pour oser nous adresser ainsi la parole ? interrogea-t-elle,
tançant le superintendant comme s’il valait un peu moins qu’un
vermisseau.
– Superintendant Scott Marlow, de
Scotland Yard, annonça fièrement ce dernier.
Cette déclaration sema un froid très
perceptible. Le baron Hyeronimus Breakstone frotta du bout de
l’index droit le blason ornant sa lavallière. La comtesse Arabella
von Rigelstrand secoua le cou, rejetant vers l’arrière sa longue
chevelure.
– Monsieur le baron et Madame la
comtesse désirent-ils que je les débarrasse ? proposa le majordome
d’un ton apaisant, essayant de détendre l’atmosphère.
Le baron écarta le domestique d’un
revers de main.
– Laissez-nous, mon brave. Quel
pénible voyage… et cette stupide obligation d’abandonner notre
véhicule à trois kilomètres d’ici !
Aldebert Tilbury s’inclina avec
respect et s’éclipsa.
Le baron frottait son blason de plus
en plus nerveusement. La comtesse, irritée, regardait au
plafond.
– Scotland Yard, Scotland Yard !
s’émut Hyeronimus Breakstone. Qu’est-ce que Scotland Yard vient
faire ici ?
– Enquêter sur un meurtre, répondit
la voix posée de Higgins qui avait descendu l’escalier sans bruit,
habitué à se déplacer comme un félin.
L’ex-inspecteur-chef appartenait
d’ailleurs au signe du chat, selon l’astrologie asiatique qu’il
avait étudiée lors de ses séjours en Orient.
Le baron et la comtesse se
retournèrent pour découvrir l’homme à la moustache poivre et sel
qui leur avait répondu.
– Inspecteur Higgins, se présenta ce
dernier.
– Encore un policier ! s’étonna le
baron. Mais c’est une invasion ! Et pour un meurtre, encore ! Le
meurtre de qui, d’abord ? Et où ça ?
– Celui de Lord Rupert, ici même,
àLost Manor.
– Ridicule, commenta la comtesse von
Rigelstrand. Cette demeure n’était qu’un lieu de passage pour Lord
Rupert, un vieil original qui a eu le mauvais goût de venir y
mourir. Depuis dix ans, ce n’est plus qu’un sépulcre.
– Pourquoi en franchir le seuil, si
c’est le cas ? demanda l’ex-inspecteur-chef avec un sourire
engageant.
La comtesse regarda méchamment le
baron.
– Mon collègue vous a posé une
question, insista Scott Marlow, incisif.
– Nous pourrions peut-être nous
asseoir, suggéra le baron, qui s’installa sur une banquette Regency
à deux places recouverte d’un tissu vieil or.
La comtesse von Rigelstrand s’assit
aux côtés de Hyeronimus Breakstone. Toujours aussi distante, elle
fixa une tête de lion empaillée, se désintéressant de la
situation.
– Voyez-vous, inspecteur, expliqua le
baron en relevant le menton, Lord Rupert était un excentrique.
Personnellement, je l’aimais beaucoup. Sa mort, voilà dix ans, m’a
beaucoup attristé.
– Moi aussi, ajouta la comtesse, sans
cesser de fixer le trophée.
– Ah, ce vieux Rupert ! s’exclama le
baron, chaleureux. Sa noblesse n’était pas aussi pure que la
mienne, mais…
– Quelle est votre profession ?
l’interrompit Higgins, à la fois bonhomme et sévère.
Une moue indignée déforma les lèvres
de Hyeronimus Breakstone.
– Il n’y a vraiment que Scotland Yard
pour l’ignorer ! Je suis le plus célèbre collectionneur de blasons,
de jetons anciens et de gantelets de chevalerie.
Avec cette once de vanité qui
caractérise l’érudit sûr de son fait, le baron frotta de l’index
droit l’énorme chevalière aux armes de sa famille, qu’il portait au
petit doigt de la main gauche.
– Des jetons de quelle époque ?
s’enquit l’ex-inspecteur-chef.
– Moyen Âge, bien entendu, jeta
Hyeronimus Breakstone. De 1112 à 1397. Avant et après, ce sont les
ténèbres.
Le superintendant Marlow, ignorant
des choses de l’héraldique comme de celles de la numismatique,
perdait peu à peu ses ultimes points de repère. Il se raccrochait à
la profonde antipathie qu’il éprouvait à l’encontre de cet
aristocrate arrogant et de sa compagne réfrigérante.
– Pour vous épargner un impair de
plus, inspecteur, je vous signale que la comtesse Arabella von
Rigelstrand est un peintre de génie, appréciée des meilleures
familles européennes. Je veux parler, bien entendu, des familles
nobles. Pas un grand de ce monde qui ne désire avoir son portrait
signé de la comtesse !
Arabella von Rigelstrand opina d’un
hochement de tête qui se voulait raffiné.
Higgins, méticuleux, prenait des
notes sur son carnet noir.
– Fort bien, jugea-t-il, mais en quoi
ces intéressantes activités justifient-elles votre présence ici
?
Le baron Hyeronimus Breakstone fit
tourner sa chevalière.
– Un concours de circonstances. Vous
devez savoir, inspecteur, que la comtesse et moi-même étions les
meilleurs amis de Lord Rupert. Il avait toute confiance en nous au
point de… Puis-je ma chère, trahir des souvenirs intimes
?
Arabella von Rigelstrand daigna
accorder un regard approbateur au baron, qui la remercia d’un
sourire.
– Je puis donc vous confier,
poursuivit-il, que la comtesse et moi-même avons accordé une très
importante aide financière à notre ami Rupert pour qu’il termine
cette demeure. Je lui ai donné une dizaine de jetons très rares
qu’il a négocié un très bon prix. La comtesse a agi de même avec
deux toiles faisant partie de sa collection privée. Un Rubens et un
primitif flamand. Pauvre Rupert ! Quel panier percé ! Mais quel
homme de cœur…
– Ces beaux gestes vous honorent,
approuva Higgins. Lord Rupert ne vous avait-il rien promis en
échange ?
Le baron toussota. La comtesse rejeta
violemment ses longs cheveux en arrière.
– Notre grand ami Rupert avait, en
effet, le sens de la réciprocité. Il nous avait promis de nous
coucher sur son testament. Oh ! Nous n’attendions pas grand-chose,
sinon une satisfaction morale.
– Avez-vous été déçu ? s’enquit
Higgins, apparemment inquiet.
– C’est-à-dire…
Le baron s’interrompit à nouveau,
quêtant l’approbation de la comtesse qui la lui accorda d’un
hochement sec du menton.
– C’est-à-dire… Nous ne le savons pas
encore. C’est aujourd’hui que les dernières volontés de Lord Rupert
doivent être rendues publiques, ici même, àLost Manor.La première partie du testament
stipulait que la maison devait être entretenue pendant dix ans par
un domestique zélé. Le notaire a confié la tâche à Tilbury, le
majordome qui servait déjà Lord Rupert de son vivant. La comtesse
et moi avons périodiquement veillé à ce que son travail fût
correctement exécuté et à ce queLost
Manorne se dégradât point, non par esprit de lucre, bien
entendu, mais par fidélité envers la noble figure de notre ami
disparu.
– L’amitié est le plus doux des
remèdes aux faiblesses humaines, approuva Higgins, citant la
poétesse Harriet J. B. Harrenlittlewoodrof.
Le sourire crispé du baron se
détendit un peu.
– Vous êtes un fin psychologue,
inspecteur. Je ne saurais mieux dire. Croyez bien que la comtesse
et moi-même souhaiterions être ailleurs, en cette journée de
Noël.Lost Manor – que le défunt me
pardonne – nous a toujours profondément déplu. Trop grand, trop
pompeux, trop encombré… Nous léguerait-il ce manoir que nous n’en
voudrions pas. C’est un ultime hommage que nous souhaitons lui
rendre par notre présence. Après quoi,Lost
Manorretournera au silence.
Un coup de feu éclata.