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Du haut de l’escalier monumental, l’ex-inspecteur-chef découvrit le hall d’entrée deLost Manordans toute sa majesté un peu pompeuse, peuplé de ces impressionnants trophées qui mettaient le visiteur mal à l’aise dès ses premiers pas dans ce vaste domaine édifié à la mémoire d’un seul homme. Higgins était certain que Lord James Rupert avait souvent dû demeurer à cet endroit, immobile pendant de longs moments, méditant sur ses voyages passés et préparant les futurs.
Des bruits de voix s’élevèrent dans le hall. Higgins se pencha, découvrant un couple surprenant face au majordome et au superintendant. L’homme était grand, filiforme, le crâne dégarni, une masse d’ultimes cheveux noirs lui pendant dans le cou. Très pâle, voûté, le nez busqué, les yeux presque exorbités, élégant, il portait un costume de velours violet. Sa chemise noire était ornée d’une lavallière dont le centre avait la forme d’un blason.
– Qui êtes-vous ? interrogea la voix rugueuse de Scott Marlow.
– Le baron Hyeronimus Breakstone, répondit l’homme avec dédain, relevant la tête. Je suis accompagné de la comtesse Arabella von Rigelstrand.
La comtesse, plus grande encore que le baron, arborait une longue et abondante chevelure noire, parsemée de quelques mèches blanches, qui lui descendait jusqu’au bas des reins. Le front carré, le nez pointu et relevé, les pommettes saillantes, elle avait un visage dépourvu de tout maquillage, curieux mélange de froideur et de dédain.
– Qui êtes-vous vous-même, monsieur, pour oser nous adresser ainsi la parole ? interrogea-t-elle, tançant le superintendant comme s’il valait un peu moins qu’un vermisseau.
– Superintendant Scott Marlow, de Scotland Yard, annonça fièrement ce dernier.
Cette déclaration sema un froid très perceptible. Le baron Hyeronimus Breakstone frotta du bout de l’index droit le blason ornant sa lavallière. La comtesse Arabella von Rigelstrand secoua le cou, rejetant vers l’arrière sa longue chevelure.
– Monsieur le baron et Madame la comtesse désirent-ils que je les débarrasse ? proposa le majordome d’un ton apaisant, essayant de détendre l’atmosphère.
Le baron écarta le domestique d’un revers de main.
– Laissez-nous, mon brave. Quel pénible voyage… et cette stupide obligation d’abandonner notre véhicule à trois kilomètres d’ici !
Aldebert Tilbury s’inclina avec respect et s’éclipsa.
Le baron frottait son blason de plus en plus nerveusement. La comtesse, irritée, regardait au plafond.
– Scotland Yard, Scotland Yard ! s’émut Hyeronimus Breakstone. Qu’est-ce que Scotland Yard vient faire ici ?
– Enquêter sur un meurtre, répondit la voix posée de Higgins qui avait descendu l’escalier sans bruit, habitué à se déplacer comme un félin.
L’ex-inspecteur-chef appartenait d’ailleurs au signe du chat, selon l’astrologie asiatique qu’il avait étudiée lors de ses séjours en Orient.
Le baron et la comtesse se retournèrent pour découvrir l’homme à la moustache poivre et sel qui leur avait répondu.
– Inspecteur Higgins, se présenta ce dernier.
– Encore un policier ! s’étonna le baron. Mais c’est une invasion ! Et pour un meurtre, encore ! Le meurtre de qui, d’abord ? Et où ça ?
– Celui de Lord Rupert, ici même, àLost Manor.
– Ridicule, commenta la comtesse von Rigelstrand. Cette demeure n’était qu’un lieu de passage pour Lord Rupert, un vieil original qui a eu le mauvais goût de venir y mourir. Depuis dix ans, ce n’est plus qu’un sépulcre.
– Pourquoi en franchir le seuil, si c’est le cas ? demanda l’ex-inspecteur-chef avec un sourire engageant.
La comtesse regarda méchamment le baron.
– Mon collègue vous a posé une question, insista Scott Marlow, incisif.
– Nous pourrions peut-être nous asseoir, suggéra le baron, qui s’installa sur une banquette Regency à deux places recouverte d’un tissu vieil or.
La comtesse von Rigelstrand s’assit aux côtés de Hyeronimus Breakstone. Toujours aussi distante, elle fixa une tête de lion empaillée, se désintéressant de la situation.
– Voyez-vous, inspecteur, expliqua le baron en relevant le menton, Lord Rupert était un excentrique. Personnellement, je l’aimais beaucoup. Sa mort, voilà dix ans, m’a beaucoup attristé.
– Moi aussi, ajouta la comtesse, sans cesser de fixer le trophée.
– Ah, ce vieux Rupert ! s’exclama le baron, chaleureux. Sa noblesse n’était pas aussi pure que la mienne, mais…
– Quelle est votre profession ? l’interrompit Higgins, à la fois bonhomme et sévère.
Une moue indignée déforma les lèvres de Hyeronimus Breakstone.
– Il n’y a vraiment que Scotland Yard pour l’ignorer ! Je suis le plus célèbre collectionneur de blasons, de jetons anciens et de gantelets de chevalerie.
Avec cette once de vanité qui caractérise l’érudit sûr de son fait, le baron frotta de l’index droit l’énorme chevalière aux armes de sa famille, qu’il portait au petit doigt de la main gauche.
– Des jetons de quelle époque ? s’enquit l’ex-inspecteur-chef.
– Moyen Âge, bien entendu, jeta Hyeronimus Breakstone. De 1112 à 1397. Avant et après, ce sont les ténèbres.
Le superintendant Marlow, ignorant des choses de l’héraldique comme de celles de la numismatique, perdait peu à peu ses ultimes points de repère. Il se raccrochait à la profonde antipathie qu’il éprouvait à l’encontre de cet aristocrate arrogant et de sa compagne réfrigérante.
– Pour vous épargner un impair de plus, inspecteur, je vous signale que la comtesse Arabella von Rigelstrand est un peintre de génie, appréciée des meilleures familles européennes. Je veux parler, bien entendu, des familles nobles. Pas un grand de ce monde qui ne désire avoir son portrait signé de la comtesse !
Arabella von Rigelstrand opina d’un hochement de tête qui se voulait raffiné.
Higgins, méticuleux, prenait des notes sur son carnet noir.
– Fort bien, jugea-t-il, mais en quoi ces intéressantes activités justifient-elles votre présence ici ?
Le baron Hyeronimus Breakstone fit tourner sa chevalière.
– Un concours de circonstances. Vous devez savoir, inspecteur, que la comtesse et moi-même étions les meilleurs amis de Lord Rupert. Il avait toute confiance en nous au point de… Puis-je ma chère, trahir des souvenirs intimes ?
Arabella von Rigelstrand daigna accorder un regard approbateur au baron, qui la remercia d’un sourire.
– Je puis donc vous confier, poursuivit-il, que la comtesse et moi-même avons accordé une très importante aide financière à notre ami Rupert pour qu’il termine cette demeure. Je lui ai donné une dizaine de jetons très rares qu’il a négocié un très bon prix. La comtesse a agi de même avec deux toiles faisant partie de sa collection privée. Un Rubens et un primitif flamand. Pauvre Rupert ! Quel panier percé ! Mais quel homme de cœur…
– Ces beaux gestes vous honorent, approuva Higgins. Lord Rupert ne vous avait-il rien promis en échange ?
Le baron toussota. La comtesse rejeta violemment ses longs cheveux en arrière.
– Notre grand ami Rupert avait, en effet, le sens de la réciprocité. Il nous avait promis de nous coucher sur son testament. Oh ! Nous n’attendions pas grand-chose, sinon une satisfaction morale.
– Avez-vous été déçu ? s’enquit Higgins, apparemment inquiet.
– C’est-à-dire…
Le baron s’interrompit à nouveau, quêtant l’approbation de la comtesse qui la lui accorda d’un hochement sec du menton.
– C’est-à-dire… Nous ne le savons pas encore. C’est aujourd’hui que les dernières volontés de Lord Rupert doivent être rendues publiques, ici même, àLost Manor.La première partie du testament stipulait que la maison devait être entretenue pendant dix ans par un domestique zélé. Le notaire a confié la tâche à Tilbury, le majordome qui servait déjà Lord Rupert de son vivant. La comtesse et moi avons périodiquement veillé à ce que son travail fût correctement exécuté et à ce queLost Manorne se dégradât point, non par esprit de lucre, bien entendu, mais par fidélité envers la noble figure de notre ami disparu.
– L’amitié est le plus doux des remèdes aux faiblesses humaines, approuva Higgins, citant la poétesse Harriet J. B. Harrenlittlewoodrof.
Le sourire crispé du baron se détendit un peu.
– Vous êtes un fin psychologue, inspecteur. Je ne saurais mieux dire. Croyez bien que la comtesse et moi-même souhaiterions être ailleurs, en cette journée de Noël.Lost Manor – que le défunt me pardonne – nous a toujours profondément déplu. Trop grand, trop pompeux, trop encombré… Nous léguerait-il ce manoir que nous n’en voudrions pas. C’est un ultime hommage que nous souhaitons lui rendre par notre présence. Après quoi,Lost Manorretournera au silence.
Un coup de feu éclata.
Les trois crimes de Noël
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