54

L’alfa romeo 2000 GT métallisée attira le petit groupe qui stationnait sous les arcades. Aucun ne me plut. Je leur dis de s’écarter et m’apprêtais à repartir quand je l’aperçus, l’autre, nonchalamment appuyé à la colonne, les bras croisés et son trousseau de clefs entre les doigts. Il était le seul à ne pas s’être dérangé à l’arrivée de la voiture. Un sourire moqueur flottait sur ses lèvres. Il regardait, dans le vague, de ses yeux à fleur de tête qui accentuaient son air insolent. Je dus me pencher par la portière et l’appeler.

« Tu veux faire un tour avec moi ? Tu auras un cadeau après.

— Pourquoi pas ? » répondit-il en montant dans l’auto.

Coup d’œil au rétroviseur : tout en règle. Je m’engageai dans la via Nazionale. Il continuait à jouer avec ses clefs. Son pantalon, collé aux hanches, n’avait pas de poches.

« Ton falzar n’a pas de poches du tout ?

— Une seule derrière.

— Tu t’appelles comment ?

— Pino dit Pino la Rana.

— La Rana ? Mais pourquoi ?

— Rapport à mes mirettes », dit-il laconiquement.

Pino la Grenouille ! Mon père m’appelait ainsi les jours où il se montrait affectueux. Pour la seconde fois ce soir je pensais à mon père. Cela ne m’était plus arrivé depuis des années. La grenouille ! à cause de Galvani. Bologne, le lycée de mes études, le concours des « Livres d’acier »… Pourquoi les souvenirs de jeunesse revenaient-ils en foule ce soir, cocasses ou mélancoliques, comme un film sans unité de style ? Toscanini giflé à l’entrée du théâtre… Ciano sur la colline se goinfrant de hure à la pistache… Le parc Margherita où un jeune cycliste nous apprit l’invasion de l’U.R.S.S… Pourquoi ces images défilaient-elles à toute vitesse dans ma tête ? Voici maintenant la basilique dédiée à saint Dominique et, de chaque côté de l’autel, les deux anges de marbre : le séraphin au visage pur qui serrait contre soi la torchère, sérieux et méditatif comme si à l’instant il était descendu du ciel pour se recueillir dans la pénombre ; et l’autre, trapu, musclé, né de la terre, prêt à bondir et à lâcher son candélabre, et qui peut-être l’avait lâché ce soir pour me rejoindre à la gare, monter dans ma voiture et répondre enfin à mon appel, trente-cinq ans après que je m’étais déclaré partisan de sa fruste et agressive rudesse contre la grâce de son blond collègue plus beau mais trop semblable à Svenn. D’un coup d’aile il avait volé jusqu’à Rome sans que le vent eût dérangé les petites boucles drues de sa toison noire comme l’encre.

J’étendis une main pour lui toucher la cuisse. Geste que je ne me permettais jamais les autres fois. Mais tout n’était-il pas nouveau aujourd’hui ? Crainte de regarder en face mon voisin, perte de mon assurance habituelle, timidité du débutant, je ne me reconnaissais plus. Sans que nous ayons échangé plus de quelques mots, il m’avait mis à sa merci. J’étendis la main avec l’humilité d’un esclave qui veut faire noter son existence à son maître.

Il prit pour une tentative de caresse cet acte de soumission, et grommela d’un ton vulgaire :

« Bas les pattes ! »

À cette minute, je ne sais pourquoi – nous longions le Colisée et le souvenir des grandes arches plongées dans la pénombre est resté associé dans mon esprit au moment de cette révélation – je revis comme s’il se dressait devant moi le tableau de Caravage. Et je compris l’erreur que je commettais depuis vingt-cinq ans. L’œil éteint, l’œil à la paupière tombante n’était le gauche que sur la toile. J’avais pris l’œil droit de Goliath pour son œil gauche. Pendant vingt-cinq ans j’avais surveillé ma paupière gauche, certain par cette précaution de revenir sain et sauf de mes aventures, sans me douter que j’emportais comme garantie d’impunité un talisman hors d’usage. L’avertissement de maman ce matin : « Ta paupière tombe, c’est un signe » et son geste vers mon œil droit me revinrent en mémoire. Je déplaçai le rétroviseur pour me regarder une autre fois. La voiture fit une embardée, Pino grogna à nouveau. « Eh ! S’ tu veux étoiler ton pare-brise, choisis un autre jour ! » Phrase remarquablement abondante dans sa bouche si peu loquace, mais je n’eus plus envie d’en sourire. L’œil droit, l’œil droit me lâchait ! La paupière de l’œil droit s’affaissait ! Le plus étrange est qu’au lieu de faire demi-tour et de ramener Pino piazza dei Cinquecento, j’appuyai sur l’accélérateur. Les phares nous ouvraient le chemin au milieu des ténèbres. Plus vite ! Plus vite ! J’avais hâte de laisser derrière moi les dernières maisons où brûlait une lumière. Toute ma vie n’avait-elle pas tendu à cet instant où un David au sourire énigmatique et cruel disposerait de moi à sa volonté ?

« On va chez toi ? me demanda-t-il, comme nous passions au pied de la pyramide pour enfiler la via dei Mare.

— Non.

— Mais y a plus d’hôtels par ici ! s’exclama-t-il.

— On ne va pas à l’hôtel non plus.

— Oh mais ! Faut pas charrier, mon pote. Déjà qu’on caille dans ta bagnole, c’est pas le jour de s’envoyer en l’air dans la nature.

— T’en fais pas, Pino. Je te donnerai vingt mille lires, d’accord ? »

Il se calma, posa son trousseau de clefs sur la tablette et se mit à jouer avec sa bague, un primitif bijou de laiton orné d’une grosse pierre rouge sur laquelle je vis écrit, profitant de la halte devant le sémaphore de San Paolo : « United States Army ».

« C’est un cadeau d’un soldat américain ? lui demandai-je.

— Non mais ! Tu me prends pour un frocio peut-être ?

— Je n’ai pas dit ça », fis-je en hâte, encore plus vil dans mon empressement à lui complaire qu’il n’était lâche dans sa protestation virile. Je craignais qu’il n’ouvrît la portière et me faussât compagnie, bien qu’il fût confortablement calé dans son siège et ne donnât aucun signe de vouloir me prouver son honneur sinon verbalement.

La via dei Mare passait non loin de mes fenêtres. Découpée sur le rideau, j’aurais pu voir l’ombre de maman qui guettait mon retour. La nuit ne semblait pas trop froide pour la saison. Pluvieuse seulement et d’une humidité pénétrante. Mais, clémente ou rude, une nuit de la Toussaint. Le thermomètre ne devait pas marquer plus de douze degrés et moi, au lieu de monter dans mon appartement bien meublé et bien chauffé et de m’enfermer avec Pino dans une des trois chambres à coucher, je filais comme un malfaiteur dans la nuit et le vent. À cinquante-trois ans le sexe restait pour moi une affaire clandestine et honteuse, si je continuais à le dissocier de la famille, du foyer, de la mère, si la couche où je cherchais le plaisir ne pouvait être le lit où maman venait me réveiller. Et puis, en me souvenant de l’exclamation de Pino qui allumait maintenant une Marlboro avec un petit briquet à gaz, j’admis que les toits à l’heure ou au mois ne manquaient pas à Rome. Pourquoi, si je ne voulais pas aller via Eufrate, ne pas me rabattre sur une chambre d’hôtel ? Pourquoi n’avoir jamais songé, avec les millions que je gagnais, à louer ou acheter un studio ? Pourquoi fuir Rome et choisir la terre battue et la boue de l’Idroscalo ? Ne pouvais-je faire l’amour que dans une sorte de communion idéale avec les pauvres et les humiliés des bas-fonds, à l’écart du quartier bourgeois et de l’appartement cossu où j’habitais ?

Deux contradictions qui se ramenaient à une seule, me dis-je avec un sentiment amer de mon échec. Si j’avais besoin d’emmener Pino par une nuit aqueuse de 1er novembre dans la désolation sordide d’un terrain vague, c’est que je n’avais pas encore réussi à harmoniser toutes mes vies dans une vie pleine et unique. L’amour restait pour moi quelque chose qu’il fallait faire à part, dans l’ordure de la zone, incognito, en dépouillant ma double condition de fils et d’intellectuel. À cinquante-trois ans ! De quoi me donner l’envie de laisser ma tête entre les mains du bourreau, n’eût-il pas été de moitié aussi beau que mon jeune compagnon.

Cependant, pour déguiser mon trouble et par habitude professionnelle, j’essayais de le faire parler de lui. Il répondait par bribes. Je parvins à savoir qu’il avait dix-sept ans depuis peu, qu’il habitait avec ses parents sur la via Tiburtina, à Setteville d’où le 209 l’amenait en une demi-heure à la gare. Père commis dans un magasin de lampes via Arenula, sœur vendeuse dans une boucherie de la chaîne Star, mère femme de ménage à mi-temps. (Ce détail me toucha, en souvenir de l’époque de notre arrivée à Rome, lorsque maman dut balayer et laver la vaisselle chez les autres.)

« Et toi ? »

Il avait essayé de travailler chez un garagiste près du Colisée, puis comme apprenti chez un oncle boulanger à la Garbatella. Huit jours de prison à Casai Bruciato pour un vol de voiture. Le lundi 3 novembre il entrerait comme aide dans une charcuterie. Soirées devant la télé, peu d’amis. Il dormait dans un meuble-lit qui se rabattait dans la journée sur le mur de leur salon et servait alors de bibliothèque.

« Qu’y a-t-il comme livres dans cette bibliothèque ? »

Métal hurlant, Sukia, Jonny Locan, Tex, Topolino, la série complète de Tiramolla et du Corriere dei piccoli.

« Gare à ma vieille si elle oublie de m’acheter le numéro ! »

Bref et seul moment d’animation, dans son récit haché marmonné à contrecœur. Étais-je devenu aveugle pour confondre avec mes ragazzi d’autrefois ce truqueur incapable de sourire ? Élevé à l’emplacement des borgates, non loin de Pietralata et de Ponte Mammolo, mais aride, présomptueux, sans gaieté, fier de son meuble-lit et honteux pour son futur patron charcutier, partagé entre la vanité d’avoir appris quelques rudiments à l’école et le mécontentement d’être condamné par son ignorance à un gagne-pain subalterne, corrompu sans remède par les modèles inaccessibles que lui proposaient les héros de ses bandes dessinées et les stars de son petit écran.

Comme je sortais de la boîte à gants un paquet de Kleenex pour me moucher, il se méprit dans l’obscurité sur mon intention.

« Compte pas sur moi pour prendre la bomba, hein ?

— La bomba ? »

Il m’expliqua, non sans réticences, le secret de cette mixture : du tabac à mâcher comprimé en tablette et mélangé à de la poudre de verre. La poudre de verre fait de minuscules entailles sur la langue et dans la bouche.

« Tu mastiques, tu mastiques, comme ça la nicotine elle te rentre dans le sang et ton cœur y s’emballe. Même un type qui n’aurait plus rien dans le fusil, eh bien les mecs se traîneraient à genoux pour lui demander pardon. Arnaldo qui m’a passé le truc m’a dit : « Prends-en, tu te sentiras « du tonnerre. Quand j’en prends, qu’il m’a dit, Casanova « lui-même n’est plus mon cousin. » Merci bien ! Tu sais leur dernière trouvaille, à ces froci ?

— Dis-moi.

— Un anneau pour se la gonfler.

— Ah ! oui, le cock-ring. Ça vient d’Amérique.

— D’Amérique ou d’ailleurs, c’est bon pour les pédés. »

Là-dessus il se rengorgea d’un air suffisant, qui aurait dû me le rendre haïssable. Je voulus le sonder un peu plus.

« Tu vas souvent… au bar où je t’ai trouvé ?

— Comme ci comme ça… J’ suis pas un habitué. Papa, y m’ file mille lires par jour. J’ peux pas y arriver, avec mille balles par jour. Faut pas me prendre pour ce que j’ suis pas, c’est bien clair, hein ? ajouta-t-il d’un ton menaçant. La preuve, c’est qu’ tu m’ verras jamais accoudé devant un demi de blonde.

— Un demi de blonde ? Ah ! oui, c’est le mot de passe.

— Moi, la bière, je la déteste.

— Mais tu m’as suivi ? Tu sais quelle heure il est pour être dans une auto avec un inconnu ?

— Et alors ? Ça n’a rien à voir ! Par-ci, par-là, j’ dis pas, mais ça n’a rien à voir. Frocio tu nais, c’est comme nègre ou juif », conclut-il avec mépris.

À une courbe du fleuve se découpaient dans la nuit les baies encore éclairées du restaurant de pêcheurs, Tibre Blond, où j’étais souvent allé manger une pizza avec Niletto, avec Eisa et Sandro.

« Freine, dit brusquement Pino, j’ai faim. »

J’arrêtai la voiture cent mètres après le restaurant, sur le bas-côté de la route plongé dans l’obscurité. Pino trébucha contre les cailloux et jura. L’hôte, un vieil ami, nous annonça tout joyeux qu’il lui restait un demi-poulet à la diable.

« Vous avez de la veine, dans cinq minutes je fermais.

— Tu m’apporteras une bière, lui dis-je. J’ai déjà dîné. Brune ! » ajoutai-je avec intention, dans l’espoir de faire rire mon vis-à-vis.

Mais Pino, maussade, s’absorba dans la contemplation de sa bague puis, dès qu’il fut servi, baissa le nez dans son assiette et se mit à dévorer en silence.

« Il n’est pas bon ? lui demandai-je.

— C’est pas ça, répondit-il en haussant les épaules.

— Tu n’aimes pas le poulet ? »

Il me fixa d’un œil torve.

« Pour une fois que j’ sors, j’aurais mieux aimé autre chose. Y a pas d’la langouste ?

— T’en as déjà mangé ?

— C’est pas si bon qu’ ça mais la langouste c’est la langouste », décréta-t-il en achevant la cuisse rissolée et juteuse. Il l’avait déchirée à belles dents, malgré son dédain de la cuisine pauvre du Tibre Blond.

Le patron apporta une carafe de vin rouge puis retourna dans sa cuisine. Personne n’assista à la suite de notre tête-à-tête. Pino attaqua la seconde moitié de sa portion, suivi dans chacun de ses mouvements par mon regard qui l’étudiait. Sans doute pas avec mon détachement habituel de cinéaste à la recherche de figurants qui promène ses yeux au hasard, car leur fixité l’indisposa.

« Qu’est-ce que t’as à m’ reluquer comme ça ? Fais gaffe, hein !

— Rien, Pino. Je me demandais quel rôle je pourrais te faire jouer dans mon prochain film. »

Il s’amadoua aussitôt, et me sourit pour la première fois.

« Je t’avais reconnu, tu sais. Tu viens chaque soir à la gare.

— Mais toi je croyais que tu n’y venais que rarement ! »

S’apercevant qu’il s’était coupé, il fourra la moitié de l’aile dans sa bouche pour s’éviter de répondre tout de suite.

« Le cinéma, moi j’aime ça, reprit-il d’une voix qu’il s’appliqua à rendre désinvolte.

— À la bonne heure. Tu m’as dit que tu avais volé une bagnole ? »

Il laissa tomber l’os et se récria.

« C’est mon frangin qui m’avait forcé. J’ suis pas un voleur.

— Eh ! bois un coup, lui dis-je, te fâche pas !

— Non, j’ suis pas un ivrogne non plus. »

Il s’empara de la carafe et du verre que je lui avais rempli, se leva, ouvrit la porte et vida le vin jusqu’à la dernière goutte dans le gravier devant le seuil. Cette précision pour réduire à néant les bruits qui ont couru lorsqu’on eut calculé d’après le témoignage de l’hôte l’action d’un litre de riche vin des monts Albains à treize degrés dans les veines d’un jeune de dix-sept ans.

Il regagna sa place et commença à ronger le pilon, non sans s’être rincé le gosier d’une grande et ostentatoire rasade d’eau fraîche.

« Je demande à chacun, tu comprends, de faire dans mes films ce qu’il fait dans la vie. Au voleur je demande de jouer le rôle de voleur…

— Ah ! bon, dit-il, regrettant de m’avoir répondu trop vite.

— Au tapin je demande de jouer le rôle du tapin… Mais toi, ajoutai-je malicieusement, si tu n’as pas de spécialité…

— Moi en effet… » bredouilla-t-il, pris au piège.

Mais tandis qu’il baissait les yeux dans une attitude pensive qui ajouta à la beauté brutale de ses traits un je ne sais quoi de doux et de mystérieux comme si mes deux anges de Bologne, le rude et l’efféminé, le plébéien et le séraphique, le profane et le céleste s’étaient fondus en un seul, une illumination terrible me frappa au cœur. Il voulait un rôle ? Il refusait de tenir celui du voleur ou de la marquette ? Il aspirait à un emploi plus noble et plus éclatant ? Eh bien ! Qu’avions-nous besoin de chercher plus longtemps ? Le rôle était là, taillé à sa mesure. Dans son menton légèrement prognathe, dans sa bouche large et avide, dans ses yeux à fleur de tête qui avaient l’air de comploter pour leur compte, dans son encolure puissante malgré un torse fluet d’adolescent, dans ses mains épaisses faites pour tenir et pour serrer, je lus les dispositions nécessaires. Tout désignait ce garçon pour jouer le personnage qui manquait encore dans ma vie. Le même instinct qui m’avait dirigé vers lui sous les arcades de piazza dei Cinquecento me souffla que l’heure de le pousser sur la scène était venue. Aucune épée n’étincelait à son poing ; au lieu de la tunique du désert il portait le blouson des banlieues ; mais comment ne pas le reconnaître, avec son regard lointain, ses lèvres figées dans une moue dédaigneuse et sa petite oreille rose qui attirait à elle tout le sang ?

« Allons-nous-en », murmurai-je, pressé d’arriver au dernier acte du drame et de voir comment les deux acteurs se tireraient du dénouement. Quand nous fûmes près de la voiture, au milieu de l’obscurité d’autant plus complète que les lumières du restaurant s’étaient éteintes derrière nous, l’inspiration soudaine à laquelle je dus obéir nous retarda de quelques instants. Je me laissai tomber à genoux devant Pino, inclinai la face jusqu’au sol et baisai la terre à plusieurs reprises. Une compassion intense me courbait aux pieds de celui qui allait être privé de sa liberté pour de longues années et frappé d’infamie jusqu’à la fin des siècles à cause d’un acte non voulu par lui. Je n’avais pas prié Dieu depuis les jours lointains de mon enfance, mais cette fois les paroles montèrent d’elles-mêmes à mes lèvres pour le supplier de prendre en pitié un innocent qui commettrait bientôt un geste dont il ne serait pas responsable. « Seigneur, épargnez-le, aidez-le à supporter l’épreuve du procès et de la prison, inspirez la clémence à ses juges. Et si vous ne pouvez empêcher l’erreur judiciaire, abrégez au moins le temps de sa punition. » Je redressais la tête pour reprendre haleine puis me baissais à nouveau. Mon front heurtait contre la terre, afin que si le ciel n’était pas vide.

Celui qui rétablit la justice reconnût le coupable à son attitude.

Pino, cependant, s’impatientait dans le froid. Ne comprenant pas bien ce que je faisais à ses pieds, il se pencha à son tour et alluma son briquet. « Les voilà ! » m’écriai-je en feignant de ramasser les clefs que je tenais depuis tout à l’heure dans ma main. Peut-être, au lieu de me croire, pensa-t-il qu’il avait affaire à un client vicieux ou détraqué. La suite des événements, l’hostilité croissante qu’il me montra, la vivacité de ses réactions au moment décisif s’expliqueraient par ce premier malentendu. Ma pantomime silencieuse inspirée par la plus pure miséricorde l’effraya comme une marque de perversité ou de fétichisme.

Pendant le trajet il ne cessa de fumer et de tirer nerveusement sur ses cigarettes qu’à peine entamées il jetait par la portière. Les dernières maisons d’Ostie s’effacèrent derrière nous. La voiture se mit à cahoter sur le chemin défoncé où les pneus soulevaient des jets d’eau boueuse. Je m’orientais d’après la masse carrée et sombre de la tour San Michele. À la lueur des phares, l’Idroscalo me parut encore plus misérable. Les détails, éclairés soudain comme des gros plans au milieu de la nuit, se détachaient de la grisaille où ils étaient confondus pendant le jour. Des sacs en plastique, accrochés comme des enseignes lumineuses aux fils de fer barbelés, brillaient au détour des ténèbres. Des couleurs criardes, que je n’avais pas remarquées dans mes expéditions précédentes, ajoutaient à l’universelle dérision. Peints à la chaux en lettres rudimentaires, les noms des bicoques s’étalaient sur des écriteaux en bois. Le Ranch, La Sieste, La Villa des Nains. Une caricature des borgates disparues. Pino, raide et distant, ne regardait rien. Ce manque de curiosité, qui m’a toujours horripilé chez un jeune, me parut un signe de la grâce qui auréolait mon compagnon. Je faillis attirer son attention sur un arbre de Noël en aiguilles artificielles laissé depuis un an comme ornement dans un enclos. « Mais pourquoi rire de ces gens ? » me dis-je, frappé par le mutisme de Pino. Mieux que moi, ce soir, il comprenait que nous avions quitté le monde des humains. La lande qui s’étendait devant nous et autour de nous dans l’obscurité n’appartenait plus à la banlieue de Rome ni à aucune communauté de vivants. Quel Vésuve l’avait engloutie sous une pluie de lave et de cendres ? Le Golgotha fut-il plus désolé et plus aride ? Si jamais cette grève avait été lotie et construite, les habitants en avaient fui, chassés par un fléau planétaire. Le désert régnait à nouveau dans son territoire. Je me laissai saisir à mon tour par la solitude, l’abandon et l’extraordinaire majesté du lieu. C’était tout à fait le silence et l’immobilité de la nature quand non seulement Rome aurait disparu de la surface du globe mais la terre entière sombré dans la destruction. L’ultime silence sidéral étendu aux quatre coins de l’univers, après le triomphe de la mort et la purification de toutes choses par le néant.

Je reconnus le terrain de foot où je venais avec Danilo. Je rangeai la voiture un peu plus loin, le long d’une palissade de pieux peints en rose. Autour de nous, la brise de mer soulevait des papiers sales qui retombaient dans les flaques.

Avant de descendre, je me tournai à demi et tendis le doigt sans un mot. Il acquiesça d’un signe de tête à ma prière et se cala en arrière pour me laisser libre d’agir. Je n’eusse pas espéré le trouver prêt aussi vite et aussi glorieusement. Penché sur lui dans un geste qui tenait plus de la prosternation que de la débauche, je rendis à sa beauté l’hommage qu’il accepta avec l’impassible détachement d’une idole.

« Allons prendre l’air, veux-tu ? »

Je ne savais pas encore ce que je lui aurais demandé. Je n’avais envie pour l’instant que d’enfoncer mes souliers dans la boue.

Aussi frais que si le fauteuil de l’Alfa Romeo ne nous avait pas servi d’alcôve, il avisa un bidon vide d’orangeade, se mit à dribbler entre les ornières. Je courus après lui et le rejoignis à l’entrée du terrain de foot. Je me collai à lui par-derrière, le couvris de mon corps, saisis de mes deux mains la boucle de son ceinturon, et lui dis à l’oreille : « Maintenant, tu fais la femme. » Vif comme l’argent, il se retourna et m’assena un formidable coup de poing sur le nez. J’enlevai ma chemise pour tamponner le sang qui coulait à flots. Pino, pendant ce temps, était retourné près de la voiture, effrayé de m’avoir mis dans cet état. Il ne se doutait pas que je ressentais au contraire un obscur et profond soulagement, comme s’il venait de m’ôter le dernier doute. Aucun service ne lui aurait rapporté aussi sûrement les vingt mille lires qu’il tremblait de perdre. « Tiens ! » criai-je en tirant les deux billets de la poche de mon pantalon et en les agitant de loin, par crainte qu’il ne prît la fuite. Je me rapprochai à pas lents puis – les rites devaient être observés malgré ma hâte de me soumettre plus complètement et plus définitivement à sa loi – comme je longeais la palissade, je me jetai sur un pieu qui céda sans effort.

« Pino, dis-je, ôte la bague de ton doigt et pose-la par terre près de l’auto. »

Interloqué par ma requête mais rassuré provisoirement il s’exécuta sans discuter, un œil sur mon pieu. Il retira de son doigt, en pestant tout haut, l’anneau un peu juste et s’accroupit pour lui trouver entre les gravats du chemin une place bien en vue où il le récupérerait sans peine. Quand, quelques heures plus tard, la police l’eut pincé au volant de ma voiture dans un sens interdit, et que son premier mot fut pour se lamenter d’avoir perdu sa bague, on en conclut qu’il l’avait abandonnée exprès, avec son paquet de Marlboro et son briquet à gaz, comme la signature du crime dont il déchargeait ainsi ses complices. En réalité, c’est sur mon ordre qu’il l’ôta. Si grossier que fût l’anneau, il n’était pas sans m’évoquer, par la rouge phosphorescence de son chaton, quelqu’une des pierres précieuses incorporées au marbre des autels dans les églises baroques. J’avais besoin de le voir là, entre nous, tel qu’il luisait dans la pénombre, avivé par l’humidité du sol, pièce indispensable du sacrifice dont la dernière phase venait de commencer.

« Pino, repris-je, si tu acceptes de faire ce que je t’ai demandé, je t’en donnerai une autre avec un vrai rubis. »

Sans relever l’extravagance de ma promesse, il se retourna pour réfléchir. Je me précipitai sur lui, le pieu à la main. Il prit peur ou feignit de prendre peur, essaya de s’enfuir mais glissa dans la boue et tomba la face contre terre. Je me laissai tomber sur lui, il s’écria : « Ah ! frocio, tu recommences ! », donna un coup de rein qui me repoussa sur le côté, puis se dressa à genoux et m’arracha le pieu qu’il brandit au-dessus de sa tête.

Le saisir aux jambes et le plaquer au sol n’eût été qu’un jeu pour moi, champion de karaté. Je m’abandonnai à la renverse et reçus le premier coup sur le bas-ventre. Il tenait son arme comme un bâton et m’en frappa par le gros bout. Une sorte de fureur s’empara de lui. Son visage rayonna d’une terrible beauté. Il jeta le pieu, ramassa une planche et me la brisa sur la tête. Puis il se mit debout et me laboura le thorax de coups de pied. Instinctivement, j’avais étendu les bras en croix. Je le regardais, les yeux grands ouverts. Ce regard muet et adulateur porta au comble son exaspération. Oui, je pense qu’il s’acharna sur moi pour m’obliger à fermer les yeux et qu’il m’eût épargné s’il avait réussi à ne plus sentir peser sur lui l’oppressant fardeau de mon adoration silencieuse. Il pouvait bien frapper et encore frapper : même mort, j’aurais continué à révérer mon libérateur.

Et lorsque, mort en effet, je lui apparus dans toute l’horreur d’un cadavre défiguré et sali, l’éclat de ma prunelle allumée resta fixe au milieu de cette souillure. De mes lèvres entrouvertes entendit-il le chant de louanges monter vers les cieux ? Mon vœu le plus secret venait d’être accompli. J’avais remis ma vie entre les mains les plus indignes de la recevoir, rétabli entre Pierre et Paul l’équilibre d’une fin ignominieuse, servi de jouet sanglant à l’ardeur homicide d’un imberbe, expié autant mes fautes que celles de l’humanité. L’artiste aussi pouvait se dire sauvé. Dans aucun de mes livres, dans aucun de mes films je ne m’étais montré à la hauteur de mes ambitions. Mais maintenant je m’en allais tranquille, ayant organisé dans chaque détail ma cérémonie funèbre et signé ma seule œuvre assurée de survivre à l’oubli.