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« Walter tucci », fit un jeune homme longiligne en me tendant une main osseuse. Il braqua l’index sur mon œil et s’exclama :

« Les fascistes, hein ? Bravo, Pier Paolo. Au niveau somatique, vous fonctionnez correctement. Je leur disais bien que vous n’étiez pas tout à fait perdu, qu’on pouvait tenter quelque chose pour vous. N’est-ce pas, Armando ? »

Interloqué, je ne réponds rien. Sa voix de basse, sa vareuse boutonnée jusqu’au cou, ses cheveux qui lui tombent aux épaules, son assurance, son jargon, tout en lui me hérisse. Derrière lui s’avance un petit blond aux cheveux courts et bouclés, très mignon, les bras chargés de brochures dont il maintient la pile avec le menton. Je lui aurais volontiers serré la main, à lui : il me plaît, il m’a souri en inclinant tant bien que mal la tête, ce n’est pas comme l’autre qui m’interpelle de sa voix caverneuse, son menton en galoche pointé sur ma reproduction de l’Adam et Ève.

« Masaccio ! Il fallait s’en douter. Ne savez-vous pas qu’il y a des peintres qui s’appellent Burri, Matta, Fontana, Tapiès ? Vous êtes incroyablement en retard. D’après l’œil poché, je confirme le diagnostic de comportement anarcho-révolutionnaire. À intégrer d’urgence dans une praxis objectivement opérationnelle. Heureusement que nous sommes venus, n’est-ce pas, Armando ? »

Armando, que son compagnon estime superflu de me présenter, a déchargé le tas de brochures sur le coffre, d’où plusieurs sont tombées par terre. Je lis quelques titres au hasard. Groupe 63 : Critique et Théorie. Le Congrès de Palerme. Poésie expérimentale. Laborintus/Labyrinthus. J’y suis : le Groupe 63, deux douzaines de fanatiques qui se proclament d’avant-garde et veulent faire table rase du langage. Envoient des commandos chez les écrivains jugés trop clairs, trop faciles à lire. À leur congrès de Palerme, l’autre année, ils m’ont lancé un avertissement : « P.P.P., c’est bien de s’intéresser aux dialectes, à l’aspect néo-syng-matique du phonème, mais tes livres sont documentaires, ils reflètent la réalité, ils font dans le spéculaire-mimétique, un point de vue absolument périmé. » J’avais haussé les épaules à ce charabia, mais aujourd’hui j’ai l’impression que la partie ne sera pas si facile : peut-être parce que, au lieu d’un lointain oracle impersonnel, le message m’arrive par la bouche de deux jeunes Romains de vingt-cinq ans ; dont l’un, ce qui va compliquer les choses – je connais mes faiblesses – est d’une beauté charmante qui déjà me désarme. Je vois aussi le risque que Danilo, épaté par des mots abscons, s’étonne de ne pas me trouver à la page.

« Vous pouvez remporter vos brochures, dis-je d’un ton assuré. Je les ai lues. À qui vos positions ne sont-elles pas familières aujourd’hui ?

— Ah ! observa Walter sarcastique. Et vous gardez sur votre mur un peintre objectivement périmé ?

— J’avais cette reproduction dans mon ancien appartement… C’est un souvenir, voyez-vous… Une cigarette ? dis-je, pour amadouer le Torquemada.

— Il est attaché aux souvenirs, tu comprends, fit Walter en se tournant vers Armando qu’il précéda dans le couloir sans attendre que je l’invite à entrer. Merci, jamais de tabac ni d’alcool. Mais vous éludez la question. Vos soldats romains, dans le film sur l’Évangile, sont habillés comme dans les fresques de Piero Della Francesca. Les couleurs du sketch avec Orson Welles, vous les avez empruntées à Pontormo. La dernière image du film avec la Magnani, c’est sur le Christ mort de Mantegna que vous l’avez copiée. Oui ou non ?

— Mais c’est un interrogatoire ! » dis-je en riant, blessé que ni Walter ni Armando ne remarquent l’entrée de Danilo, qui vient nous rejoindre au salon. Ils ne le saluent pas, se soucient de sa présence comme d’une guigne. Danilo reste bouche bée devant la chemise indienne à ramages qui flotte sur le jean blanc d’Armando.

« Au niveau de la phonicité, enchaîna Walter à qui le mot de “musique” eût paru d’une simplicité risible, vous avez choisi Bach pour votre premier film, Bach et Mozart pour l’histoire du Christ, Vivaldi pour les aventures de la putain. Ignorez-vous que Varèse, John Cage, Stockhausen, Nono et Boulez ont fixé les nouvelles lois du comportement instrumental ? »

Il regarda dans la pièce avec méfiance et ordonna à son compagnon d’examiner mes livres dans la grande étagère appliquée entre les deux fenêtres. Gauchement, je tentai de me justifier.

« Si j’ai mis le chœur de la Passion selon saint Matthieu sur la rixe entre les garçons dans la boue des H.L.M., c’est pour avertir le spectateur qu’il n’assiste pas à une bagarre néo-réaliste mais à une lutte qui a quelque chose d’épique, de mythique… Je ne suis pas un auteur néo-réaliste », dis-je avec plus de force, me souvenant des arguments utilisés à Palerme contre mes romans.

Pendant ce temps, Danilo avait avancé une chaise au petit blond qui se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre au coin gauche supérieur de ma bibliothèque.

« Il y est ! s’écria-t-il d’une voix désagréable de fausset, en tirant du rayon Sur la métacritique de la gnoséologie, de Theodor Adorno.

— Regarde aussi à B et à H », lui enjoignit Walter.

Armando sauta à terre d’un bond léger, sa chemise indienne vola gracieusement autour de ses hanches, il déplaça la chaise et prit sur le rayon voisin Le Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes puis plongea devant lui et retira de sa pêche Idéologie et Langage de Max Horkheimer. Si le test avait été négatif, peut-être seraient-ils repartis en m’abandonnant à mon sort méprisable d’auteur de romans lisibles. Mais, puisque je fréquente moi aussi les bons livres, me voilà classé, avec leur morgue sectaire, dans la catégorie des « attardés-récupérables ». Ils restent, et je dois me ronger en voyant Danilo remettre la chaise en place sans que l’autre daigne le remercier.

« Va demander à maman de nous préparer des cafés, dis-je d’un ton sec. Oust ! Mais qu’est-ce que tu attends, planté là ? »

Il sort, l’échiné basse, ne comprenant pas pourquoi je le traite aussi mal. Walter s’assied sur le divan, le cou engoncé dans le col de sa vareuse, droit et raide comme la justice. Armando choisit la bergère. Il se vautre dans les coussins, le ventre en avant, les bras pendant de chaque côté.

« J’aimerais quand même savoir, dis-je d’une voix détachée, pourquoi vous avez pris la peine de venir.

— Nous voulons vous sauver, Pier Paolo. Au vu des quelques productions intéressantes qu’il connaît de vous, le Groupe a décidé d’intervenir.

— Et… auxquelles de mes œuvres dois-je cet honneur ?

— Il dit : “œuvres”, tu entends ? Pier Paolo, d’où sortez-vous ? Les œuvres, c’est bon pour les écrivains, pour ceux qui se fient encore à l’intuition et croient à la création individuelle, mode périmé de production. J’espère que vous ne vous considérez pas comme un écrivain mais comme un producteur de textes. Nous venons vous offrir de participer à notre travail d’équipe en vue de théoriser au niveau linguistique la contestation radicale du système grâce à une stratégie interdisciplinaire. »

N’aurais-je devant moi que Walter, je crois que je le prendrais par le col de sa vareuse Mao et que je le flanquerais à la porte, avec son visage de bois et ses cheveux longs de fils à papa qui doivent lui coûter au moins mille lires de brushing quotidien. Mais Armando, au fond de la bergère, les jambes écartées, m’intimide. Comme tous les beaux garçons que je rencontre dans les débats publics où les circonstances m’empêchent de les accoster, il m’attendrit, il me rend veule. Une fois, à Bologne, après une conférence sur Visconti, je me suis presque rétracté parce qu’un jeune homme, dessiné comme un page de Carpaccio, m’avait pris à partie. Dressé au fond de la salle, il m’accusait de défendre « un richard, un aristo ». Pourquoi cette ânerie m’a pris de court, demande-le à ses yeux en amande, au sourire qui retroussait sa lèvre. Muet et soumis, je l’ai laissé dire, trop content qu’il restât debout et m’offrît les grâces de sa silhouette à détailler. Pour plaire à Armando, pour le tirer de sa torpeur ennuyée, je serais prêt à leur accorder tout ce qu’ils veulent.

« Il me semble, dis-je sans pouvoir m’empêcher de rougir, que j’ai payé assez cher de ma personne. Si quelqu’un a mérité sa place dans les files de l’avant-garde… »

Walter haussa les épaules. Quant au blond, il me récompensa par un ricanement, au lieu du sourire espéré.

« L’avant-garde ! dit Walter. Il se réclame de l’avant-garde ! Eh bien oui, ajouta-t-il après une pause pour préparer son effet de surprise, vous faites partie de l’avant-garde, Pier Paolo. Vous vous êtes bien battu. Vos polémiques ont eu du mérite. Mais votre révolte, comme celle de tous les représentants des avant-gardes historiques, depuis Dada jusqu’aux beatniks américains, est partie d’un point de vue matérico-émotionnel périmé. Vous restez attaché à la rhétorique des contenus. Nouveaux contenus, mais vieille rhétorique. Vos expériences linguistiques sont bruyantes et superficielles. (À ces derniers mots, je n’ai qu’une peur : c’est que Danilo ne rentre maintenant au salon et n’entende prononcer ma condamnation en termes aussi limpides pour lui qu’ils le seraient pour tout le monde. Faites, ô Dieu, que Walter jargonne à nouveau.) Vous opérez sur l’échafaudage extérieur de l’imperium linguistique traditionnel. (Ouf !) Le Groupe dénie à la langue le droit d’instituer un rapport frontal de représentation avec la réalité. (Je respire.) Le Groupe dénonce les avant-gardes historiques qui n’ont pas pris conscience de la totalité de la réification du système. » (Ouf ! Ouf ! Ouf !)

Walter s’appliqua une tape vigoureuse sur la cuisse. Et moi, au lieu de lui demander quelles preuves le Groupe avait données de sa pugnacité contre le « système » comparables à mes vingt et un procès, aux trois saisies de mes livres, aux quatre mises sous séquestre de mes films, à mes quatre mois de prison avec sursis, je me tournai humblement vers Armando.

« Armando, vous avez tout à fait raison de refuser l’étiquette trop commode d’avant-garde. C’est courageux de votre part. Les plus douteuses opérations commerciales… »

Absorbé dans la contemplation de sa chemise, il écouta mes flatteries sans me récompenser d’un regard. Déjà Walter enchaînait :

« Aussi le Groupe ne se reconnaît-il qu’en tant que néo-avant-garde. L’avant-garde était opposition à la société, négation de la société. La néo-avant-garde est négation de la négation. Cela ne nous intéresse plus de contester la société en respectant les rapports de communication linguistiques. Notre programme de négation de la négation se définit dans la révélation de la nature réifiée de la communication. N’est-ce pas, Armando ? »

J’ai beau avoir horreur de leur galimatias, j’ai beau savoir que sous leurs prétentions révolutionnaires ils s’installent en douce aux leviers de commande dans les maisons d’édition, à la radio, à la télévision, dans les magazines à grand tirage, dans l’almanach littéraire Bompiani où le Groupe a fait sa percée en 1967 comme les fascistes l’avaient colonisé en 1932 au temps des « Livres d’acier » si appréciés de mon père, dans l’université où leur ton péremptoire terrorise des professeurs trop lâches pour dénoncer leur imposture, le cri de guerre de Rimbaud : « Il faut être moderne » m’épouvante moi aussi. Il n’est jamais drôle pour un écrivain d’être rejeté par la génération qui le suit. Il serait dramatique pour moi de perdre le contact des jeunes. Et comme les jeunes aujourd’hui n’ont plus aucune culture sérieuse qui leur permette de résister à la fascination des grands mots obscurs, je me vois déjà, avec mes exigences de clarté intellectuelle, avec mon sens de la responsabilité civique, menacé par l’isolement et par l’oubli.

« Nous venons vous offrir une dernière chance, reprit Walter. Edoardo Sanguineti vous propose d’écrire dans la revue du Groupe, II Verri. Deux sujets au choix. Premier sujet : “L’importance d’Alain Robbe-Grillet dans l’opération de dépouillement du texte romanesque de toute fraude idéologique.” Deuxième sujet : “Comment, sur le même thème de l’aliénation dans la société néo-capitaliste, Moravia et Antonioni fonctionnent à deux niveaux radicalement différents.”

— Volontiers, dis-je, heureux de me retrouver sur un terrain plus familier où ils me laisseront aligner quatre phrases de suite. La solitude de l’homme moderne, tel est en effet le thème commun à La Nuit d’Antonioni et à L’Ennui de Moravia. Mais dans le film il s’agit d’un mal-être vague, irrationnel et presque inexprimable. Giovanni et Lidia flottent comme dans un rêve. Ils ne savent pas qui ils sont, pourquoi ils se conduisent ainsi, d’où ils viennent, où ils vont. Tous les deux se consument d’un mal totalement subi. Ils se laissent détruire sans possibilité de rachat. Lidia se promène au hasard en grattant d’un ongle névrotique le crépi des murs. Giovanni trimbale au petit bonheur à travers les rues et les salons sa figure de croque-mort. Ils dérivent en dehors de l’Histoire, dans un monde fermé sur lui-même, figé, immuable. Antonioni se limite à décrire l’angoisse comme un état de nature, sans cause ni remède. Moravia, au contraire, introduit la dimension de la conscience. Dino souffre d’une déprimante impossiblité de communiquer avec autrui ; mais les interventions du romancier nous permettent de comprendre pourquoi il reste muré dans sa prison. Le héros de L’Ennui est un personnage historique ; l’angoisse de Dino une angoisse explicable par l’Histoire. Fils de bourgeois riches, complexé à cause de sa classe et à cause de son enfance, il est le croisement d’une double crise, sociologique et psychologique. Marx et Freud…

— Et vous concluez ? me coupe d’une voix sèche Walter qui n’a pas cillé jusqu’ici.

— Je conclus qu’il est fort dommage que le public se soit reconnu dans le film d’Antonioni bien davantage que dans le roman de Moravia. La Nuit, malheureusement, reflète la paresse mentale des spectateurs, leur refus de tout effort rationnel de compréhension, leur intime satisfaction de se dire : « Nous sommes prisonniers de notre mal de vivre, de notre exquis mal de vivre. »

Walter tira sur les pans de sa vareuse, avant de rendre son jugement.

« Moravia opère au niveau de la réalité, Antonioni au niveau du langage. Comment osez-vous comparer un monosémantisme événementiel périmé à une polysémie de néo-avant-garde ? Nous refusons absolument de vous suivre dans votre analyse quand vous dites que Giovanni erre dans les salons, que Lidia gratte les murs. N’est-ce pas, Armando ? Nous ne pouvons admettre une aussi scandaleuse occultation du texte antonionien. »

Mais avant qu’Armando finisse de bâiller, la porte s’ouvre avec fracas. Danilo vient de la pousser du pied. Il entre, soutenant de ses mains pataudes le plateau des cafés. Derrière lui s’avance maman : elle s’est réservé le privilège d’apporter le sucrier, celui en argent, celui pour les invités, qu’elle tient par les anses en forme de sirènes. Ni Walter ni Armando ne se lèvent pour l’accueillir ; à peine si Walter abaisse d’un mouvement mécanique la pointe en galoche de son menton. Armando juge inutile de se redresser dans son fauteuil et de prendre une pose plus correcte. Mon irritation augmente quand je vois Danilo présenter le plateau à Walter et maman, la cuiller à la main, demander humblement au jeune homme combien de sucre elle doit mettre. Armando à son tour se laisse servir sans remercier. Je crois surprendre un léger rictus sur ses lèvres, comme s’il pensait : « Ah ! la vieille mère qui passe avec les cafés, il ne manquait plus que ça ! » Je saisis rageusement ma tasse, bois d’un seul coup et déclare, dans un élan subit :

« Voulez-vous que je vous le dise ? Le néo-capitalisme que vous prétendez combattre n’a pas d’allié plus précieux que votre Antonioni. Un créateur qui refuse d’interpréter rationnellement le monde pour se complaire dans un formalisme vide fait le jeu du pouvoir. Rien ne réjouit autant les patrons que ce genre d’œuvres exsangues et tarabiscotées, qui leur laissent les mains libres pour spéculer à la Bourse, exploiter les ouvriers, mater les comités d’entreprise, s’enrichir sur le dos des pauvres. »

Énervé par leur mutisme, j’ajoute, quitte à me mettre dans mon tort en employant cet argument un peu bas :

« Et le peintre qui couvre sa toile de lignes ou de taches sans signification, croyez-vous qu’il dérange qui que ce soit ? Trouvez-moi un dirigeant de la Fiat qui n’ait pas son abstrait au mur de sa salle à manger !

— Nous ne sommes plus au temps de Courbet et de Zola », lance avec mépris Walter.

Ah ! nous ne sommes plus au temps de Zola ! J’ai envie de lui sauter à la gorge, en apercevant maman dans son attitude familière, debout près de la porte, les mains croisées sur le ventre. Si dévouée, si oublieuse d’elle-même qu’elle demanderait presque à ces malappris si le café leur a plu. Pour raconter ses chagrins et ses peines, pour rendre justice aux épreuves endurées en silence par cette femme qui a traversé deux guerres atroces, qui a perdu un fils assassiné, qui a vu mourir de déchéance son mari, qui a balayé et lavé la vaisselle chez les autres, qui a partagé avec son fils survivant une vie quelquefois misérable, toujours précaire, qui s’est évanouie entre ses bras le jour où un tribunal l’a condamné, il faudrait un talent, une force, une envergure incommensurables avec le dogmatisme de ces charlatans. Assenant le coup final je leur dis :

« La meilleure preuve que vos livres, loin d’avoir la moindre charge révolutionnaire, travaillent à consolider le pouvoir, c’est qu’ils sont traduits et vendus librement dans l’Espagne de Franco. Les miens, au contraire, y sont interdits par la censure. »

Walter se dressa comme un automate, marcha vers la porte, se retourna sur le seuil et, d’une voix sifflante :

« La basse injure est une entrave intolérable au déroulement du processus dialectique. Viens, Armando. Au niveau de la construction du contraire négatif, il est clair que nous avons tout essayé. »

À peine eurent-ils disparu dans l’escalier que Danilo me tira par la manche, éclata de rire et me sauta au cou.

« C’était pas la peine qu’il la ramène comme ça avec sa chemise ! Tu sais d’où elle vient ?

— De Katmandou, comme toutes leurs frusques !

— Idiot ! Je me disais bien que quelque chose clochait là-dedans. J’ai profité du moment où il a grimpé sur la chaise. L’étiquette de la Rinascente était restée collée en bas, au coin du tissu. Je l’avais deviné que c’était d’ la frime !

— Mais pas les mocassins à vingt mille lires !

— Ah ! tu les as remarqués aussi ? »

Il est tout heureux, m’embrasse une nouvelle fois. Pourquoi ne suis-je pas heureux de mon côté ? Pourquoi me tourmente le souvenir de cette visite, de ce que j’ai dit, de ce que je n’ai pas dit ? Je ne devrais pas avoir besoin de me raisonner : si la néo-avant-garde se réduit à ce baragouin mystificateur, mieux faut, mille fois mieux, passer pour « classique », voire « traditionnel », mais rester ce que je suis, continuer à écrire mes livres à ma façon et y parler de choses qui intéressent Danilo et qui lui plaisent. Pourtant la phrase de Rimbaud revient traîtreusement m’obséder. « Il faut être moderne. » La modernité aujourd’hui consiste-t-elle à mépriser les jeunes sans instruction ni bachot ? À se moquer de savoir comment le pain est distribué à Rome ? Ce que pensera le fils d’un ouvrier de la Marelli en vidant sa hotte dans le restaurant où quelques affiliés du Groupe 63, peut-être, se réciteront leurs rébus autour d’une puritaine bouteille d’eau minérale ?

C’est enrageant de se dire qu’un roman écrit sans ponctuation, sous prétexte que les points et les virgules exercent une fonction répressive, sera salué comme « moderne » par les mêmes critiques qui parleront avec dédain de « néo-vérisme » si je raconte les aventures d’un garçon de courses.

Je regarde Danilo, qui aide maman à remporter les tasses dans la cuisine. Une réflexion affreuse me traverse l’esprit : que c’est la faute de Danilo, de ce qu’il est, de sa simplicité, de son manque de culture, si je dois écrire des poèmes lisibles, tourner des films faciles à comprendre, me couper en somme de tout espoir de rentrer en grâce auprès des arbitres du jour. Walter a cité Burri : cuisant souvenir pour moi. Cet artiste exposait dans la galerie la plus élégante de Rome. Danilo s’esclaffa : « Des sacs ! Des sacs à farine comme ceux de la boulangerie ! », un doigt sur la tempe, l’air de dire : « Est-il pas dingue, celui-là ! » Et moi, n’osant ni prendre la défense de celui que je considère comme un authentique et grand créateur, ni me discréditer aux yeux du Tout-Rome en me solidarisant avec le sens commun… Résultat : au bout de cinq minutes, avant que le gros des invités n’affluât, on nous a vus filer à l’anglaise.

Plus étroitement Danilo sera associé à ma vie, moins souvent j’échapperai à de tels pièges. Vite, réfléchir sur la situation fausse où je me suis mis par ma liaison avec un livreur de pain auprès de qui il m’est difficile de ne pas rire devant une exposition de sacs vendus très cher bien que semblables à ceux en grossier jute qu’il voit entassés dans la resserre de son patron.

Mais ma conviction n’est-elle pas déjà arrêtée ? Qu’ai-je besoin de réfléchir plus longtemps ? Quoi ! Je mettrais en balance l’approbation de quelques snobs incapables de ressentir par eux-mêmes et la sincérité, la pureté de Danilo ? S’il me plaît, si je l’aime, n’est-ce pas d’abord pour sa fraîcheur ? Ah ! plutôt trouver la force de supporter mon isolement au milieu de la société littéraire de Rome, qu’en vouloir même l’espace d’une seconde à celui qui me donne sa jeunesse, sa chaleur et son amour avec un élan si spontané. Je chasse une pensée si honteuse. Mais elle m’est venue, elle me laissera des traces, elle me rendra plus amère cette solitude intellectuelle qui s’épaissit autour de moi.

« Tiens, dis-je en prenant mon chéquier, tu en as vraiment marre, de pédaler sur ton clou ?

— Mais, Pier Paolo… »

Sans se douter de ce qui me pousse à lui offrir aujourd’hui la vespa qu’il guigne depuis un bout de temps dans le garage d’occasions de viale Europa, il me raconte pour la dixième fois les dangers de la circulation à vélo depuis qu’on a créé des couloirs pour les autobus.

« Et puis non ! s’écrie-t-il, incapable de tricher. Ce qui m’ plaît, c’est qu’elle a un pare-chocs chromé ! »

Franchise qui lui rapporterait une auto, s’il me la demandait ! Je vais lui signer le chèque, il partira comme un fou et moi, l’oreille tendue pour écouter le dernier écho de ses bonds sur le marbre du hall, je resterai penché sur la rampe, sans courage pour retourner tout de suite dans mon bureau où m’attendent des épreuves à corriger. Source de nouvelles angoisses quand le recueil paraîtra et que tombera le verdict des critiques prêts à encenser n’importe quel grimoire :

« P.P.P., un peu plus à chacune de tes œuvres tu t’éloignes de la jeune génération. »