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S’il n’y avait qu’un de mes films à sauver, ce serait celui-là. Pas l’ombre d’un doute. La récente trahison d’Onassis, le désir de maternité frustré qui rendit si bouleversante la scène avec les enfants auxquels, sans le serment de ne plus jamais exploiter les restes de sa voix, elle eût chanté sur leur lit de mort une ancienne berceuse du Péloponnèse, mais aussi, j’ose le croire, le souvenir de notre conversation à l’Excelsior inspirèrent à Maria un jeu magnifique. Elle comprit qu’elle ne devait pas « jouer », justement ; mais se contenter d’opposer, à la bande des Argonautes nus et dansants, une immobilité d’idole. « Tu me demandes d’être la Femme, avec un F majuscule, n’est-ce pas, Pier Paola ? » Chargée de vêtements et de bijoux, au milieu du désert de Cappadoce, elle me questionnait de sa voix aux reflets de cuivre où la proximité de sa patrie avait réveillé l’accent grec.
Décidé non seulement à punir Danilo mais à lui montrer que je ne le garderais pas sans conditions au nombre de mes acteurs, je l’avais emmené avec nous mais sans lui donner aucun rôle dans le film. Afin de le consoler, Maria le bourrait de rahat-lokoum au pied des rochers sculptés de Gorême où nous tournions les scènes de Colchide.
« C’est drôle, me fit-elle observer un soir, pendant qu’elle épiait du coin de l’œil Danilo occupé dans le sable avec un gecko à la tête pointue et aux pattes palmées, c’est drôle comme tu as besoin de t’entourer de femmes en vue, alors que pour les garçons tu te contentes de jeunes parfaitement obscurs. Songe aux actrices que tu engages : Anna Magnani, Laura Betti, Silvana Mangano, la Callas. (Elle appuya sur l’article avec ce mouvement impérieux du menton qui nous rappelait qu’elle avait beau être assise dans la poussière d’un village turc elle restait la Divine.) Qui se souvient du nom de cet adolescent brun et maigre dont tu as fait le Christ dans ton Évangile ? »
Femmes en vue, garçons obscurs : rien de plus étrange, mais rien de plus vrai. À quarante-sept ans, avec derrière moi une longue carrière de films et de livres, je me retrouvais, entre Maria parée comme une châsse, auréolée par sa gloire, applaudie dans les aéroports, acclamée où qu’elle parût, et Danilo en Levi’s vautré à plat ventre près de son lézard, dans la même situation exactement qu’il y avait vingt ans lorsque, en compagnie du jeune Svenn qui sentait la paille, le coquelicot et le maïs, j’allais m’extasier, sur les bancs du cinéma en plein air de Codroïpo, devant le maquillage sophistiqué et les yeux peints de Rita Hayworth adulée de cent millions de spectateurs.
Ce souvenir du Frioul m’assombrit. Quoi de plus probable, me dis-je dans un instant de découragement, que Danilo finisse par me filer entre les doigts comme Svenn avait un jour disparu ? Que resterait-il de mon passage sur la terre ? Une suite de déboires, d’amertumes et d’échecs. Sauf à laisser quelques œuvres qui transmettraient la mémoire de mon nom. À cette pensée je redressai la tête, essuyai les larmes qui commençaient à me brouiller le regard et demandai à Maria si elle était prête pour le clap de la mort d’Apsirtos.
Ni scandale ni saisie du parquet pour une fois, quand le film, présenté peu de temps avant les fêtes de fin d’année, reçut un accueil froid des critiques déçus de ne relever aucun détail scabreux, aucune provocation politique, aucun blasphème contre l’Église, rien qui leur permît de louer à haute voix mon audace tout en comptant sur la censure pour leur réserver les délices d’un nouveau procès à sensation. Éloges polis puis silence gêné lorsqu’on apprit que le gala de lancement serait donné à l’Opéra de Paris sous le patronage de Mme Pompidou, la femme du président de la République française, qui avait maté en mai 68 les émeutes du Quartier latin.
Mon œuvre la plus belle et la plus originale tomba dans un prompt oubli. Maria se claquemura à nouveau dans son appartement de l’avenue Georges-Mandel. Elle reprit sa vie solitaire et mélancolique, avec son chien qu’elle promenait le long des avenues vides de ce morne quartier du Trocadéro. Au trésor de ses robes qu’elle rangeait dans un ordre maniaque, en épinglant sur chacune la mention de la date où le vêtement était entré dans sa collection et de la circonstance où elle l’avait porté, peut-être ajouta-t-elle, mue par le pressentiment qu’ils seraient les derniers costumes de sa carrière, le manteau et la tunique de Médée. Non pas, comme il me plaisait de le penser, pour commémorer un ultime et fugitif succès d’estime sans rapport avec ses triomphes d’antan, mais en souvenir de notre amitié romaine puis turque, et de l’étonnement d’avoir découvert, plusieurs années après sa retraite de la scène, l’aiguillon mystérieux qui avait stimulé son génie.
Même reconnu à sa valeur, le film n’aurait pu sortir dans un plus mauvais moment. Quelques jours avant Noël, éclata le premier de ces événements dramatiques qui devaient sans trêve ensanglanter l’Italie. 12 décembre, 16 h 30, à Milan, piazza Fontana, explosion d’une bombe à la Banque de l’Agriculture, dans la salle du public. Seize morts, quatre-vingt-huit blessés. Attentat d’une gravité sans précédent, qui traumatise le pays. Qui a mis la bombe ? Dans quel but ? Pourquoi s’en prendre à des innocents ? Trois jours après, on annonce l’arrestation de l’anarchiste Pietro Valpreda. La même nuit, un autre anarchiste, Giuseppe Pinelli, employé aux chemins de fer, que le commissaire Calabresi est en train d’interroger dans les locaux de la préfecture de police de Milan, tombe du quatrième étage et se tue.
Machination ? Bavure policière ? Nouvelle affaire Dreyfus ? Pendant des semaines, impossible de penser à autre chose. Le téléphone sonnait sans répit. Renonçant à filtrer les appels, maman me laissait répondre moi-même.
« — Pier Paolo, il ne s’agit sûrement pas d’un suicide. Quatre flics entouraient Pinelli pendant son interrogatoire par le commissaire Calabresi. – Avait-on des indices contre Pinelli ? – Pas le moindre indice, sinon le fait qu’il était anarchiste. – On n’a donc rien retenu contre lui ? – Rien, sinon le fait qu’il s’est jeté par la fenêtre. Pier Paolo, tu dois intervenir. »
« — Allô ! Calabresi prétend que ses hommes ont essayé de retenir Pinelli pendant qu’il se jetait par la fenêtre. Un des brigadiers aurait réussi à le saisir par les pieds, mais ses souliers lui seraient restés dans les mains. – Pourquoi ris-tu ? – Parce que la police, dans son zèle à se disculper, a présenté à la presse trois souliers différents ! »
« — Rappelle-toi que le contrat des métallos devait être renouvelé ces jours-ci. – Ce qui veut dire que le suicide de Pinelli… –… serait bien utile pour rassurer l’électorat après les grèves de cet automne, les piquets devant les usines, les cortèges de solidarité des étudiants. – La bombe était fasciste ? – Le 12 décembre, jour de l’attentat, simple coïncidence bien entendu, le Conseil de l’Europe à Strasbourg s’apprêtait à expulser la Grèce des colonels. »
« — Le juge refuse l’autopsie de Pinelli, qui aurait permis d’élucider l’origine de la tache brune constatée sur la nuque du cadavre. Il faut que tu interviennes, Pier Paolo. Belle occasion pour toi de te réhabiliter ! »
« — Cette fois il semble qu’on soit sur la bonne piste. Le juge interroge un éditeur de Trévise, Giovanni Ventura, et son collaborateur Franco Freda, notoires fascistes, animateurs d’Ordine Nuovo. – Sur quels indices ? – On a découvert dans leur librairie un arsenal de bombes semblables à celle de piazza Fontana, ainsi qu’une liste avec des plans détaillés de tous les endroits où des attentats ont été commis depuis le printemps dernier : à la Foire de Milan, dans les trains au mois d’août… – Ils sont en prison ? – Le juge les a inculpés mais laissés en liberté. – Pourquoi ? – Pourquoi, pourquoi… À toi, Pier Paolo, de poser publiquement la question ! »
« — Déclaration de Feltrinelli, en voyage à l’étranger. Il renonce, dit-il, à rentrer en Italie. Lorsque le Reichstag brûle, mieux vaut se tenir au large. – Feltrinelli, hum ! Figure-toi que nous avons un ami commun, le peintre Giuseppe Zigaïna. J’ai sous les yeux sa dernière lettre. Il m’écrit de sa villa du Frioul, près de la frontière yougoslave, pour me raconter qu’il a reçu la visite de Giangiacomo… déguisé sous une fausse barbe et des lunettes noires ! Il lui a proposé une chambre, mais Giangiacomo est allé dormir sous une tente dans le jardin. Le lendemain matin, à l’aube, stupéfait et effrayé, Giuseppe a vu son hôte en salopette militaire du type cubain s’exercer à lancer des grenades contres les troncs d’arbres. »
« — Du nouveau, Pier Paolo. On a appris en consultant les registres de la Croix-Rouge que le standard de la préfecture de police avait appelé l’ambulance dix minutes avant l’heure de la chute de Pinelli. – Et l’alibi du cheminot ? – Définitivement confirmé, malgré la manœuvre tendant à discréditer les deux témoins, sous prétexte que l’un est un ouvrier en retraite et l’autre un éclairagiste pédé. – Que dois-je faire alors, selon toi ? – Foncer, Pier Paolo. Nous avons besoin de ta plume, de ton courage, de ta générosité. Camilla Cederna s’est engagée à fond. Tu ne peux pas laisser à L’Espresso le monopole du combat. »
« — Nouvelle trouvaille de Feltrinelli. Il a fait mettre en vente dans ses librairies des bonbonnes de peinture-spray avec le slogan : “Peins ton flic en jaune.” Nous savons qu’il t’énerve en tant qu’éditeur du Groupe 63 et des actes du congrès de Palerme, mais reconnais que” Peins ton flic en jaune”, c’est un joli coup de pied au cul, hein ? Giangiacomo va être inculpé, aussi sûr que deux et deux font quatre. »
« — Allô ? Tu lis les journaux, oui ou non ? Le jeune anarchiste Paolo Faccioli, détenu depuis avril pour les bombes à la Foire de Milan, a fait parvenir une lettre à ses amis où il décrit les sévices auxquels le soumet le commissaire Calabresi : soixante-douze heures d’interrogatoire à la file, interdiction de s’asseoir, gifles, cheveux arrachés, pointes d’épingles dans les couilles. – Bon, je vais voir sous quelle forme je pourrais intervenir. – Tu ne peux plus te dérober, Pier Paolo, sinon on croira que ton poème sur les flics n’était pas une boutade. – Dans quel journal me conseilles-tu d’écrire ? J’ai eu longtemps une tribune dans l’hebdomadaire Vie nuove… – Ah ! non, pas dans un journal du P.C. Tu n’arriverais pas à te réhabiliter aux yeux des jeunes, Pier Paolo. Tu as lu ce que le commissaire Calabresi vient de déclarer à un reporter de L’Unità ? – Non, dis-moi. – Revenant sur l’affaire Pinelli, il a dit : “Nous n’avions rien contre lui. C’était un brave garçon, un employé modèle. Nous avions l’intention de le relâcher le lendemain.” Pas dans un organe du P.C., je t’assure, Pier Paolo. Ce sera mieux pour nous tous et pour toi en particulier. Tu as un sérieux handicap à remonter. – Alors où ? – Essaie un des nouveaux journaux de la gauche extra-parlementaire. Lotta continua, Potere operaio, Il Manifesto, tu n’as que le choix. – Ils m’ont tous attaqué déjà, et durement. – Parce qu’ils te croyaient lié à Vie nuove, aux journaux du Parti. Ils seront trop heureux de t’accueillir dans leurs colonnes. »
« — Allô ? Cette fois impossible de reculer. Giovanni Ventura, l’éditeur de Trévise, tu sais ? Et son complice Franco Freda, les deux fascistes… – Ceux qui avaient un arsenal dans leur librairie et un plan de tous les attentats commis et à commettre… – Oui. Eh bien le juge vient de les renvoyer avec un non-lieu ! – Quoi ? – Parfaitement, un non-lieu. – Mais tous ces indices… – Pas suffisants pour continuer l’enquête. – Alors ça ! comme dirait Danilo. – Le pouvoir abandonne la piste noire et ne s’intéresse qu’à la piste rouge. Seule l’extrême gauche doit être coupable. – Comment a réagi le P.C. ? – Ne fais pas l’enfant, Pier Paolo. Le P.C. n’a aucune envie de laisser à la Démocratie chrétienne le monopole et les avantages de la stratégie de la tension. Lui aussi veut se poser en arbitre, en modérateur. – Et alors ? – Alors il a intérêt à ce qu’après le scandale De Lorenzo et la tentative manquée de golpe fasciste, le péril anarcho-gauchiste passe à la une des journaux. Sans compter la revanche à prendre sur les grèves sauvages de l’automne qui ont laissé comme deux ronds de flan le syndicat. – Le P.C. ne s’alignera jamais sur la Démocratie chrétienne. Il ne se prêtera jamais à l’ignoble manœuvre consistant à faire condamner l’extrême gauche pour des crimes commis par les fascistes. – Jobard, c’est ce qu’on verra ! »
« — Franchement, Pier Paolo, si tu tardes encore, tu vas te couler pour toujours. Les gens attendent que tu prennes position. As-tu oublié le festival de Venise, il y a deux ans ? Bientôt les fascistes ne seront plus les seuls à te bombarder de fenouils. Tu auras toute la jeunesse contre toi. »
« — Tant pis, Pier Paolo, c’est maintenant le scandale de l’instruction Valpreda qui secoue l’Italie, sauf toi apparemment. Fausse, archifausse la déclaration du chauffeur de taxi qui prétendait avoir déposé devant la Banque de l’Agriculture, quelques minutes avant l’explosion, l’anarchiste porteur d’une grosse serviette noire. Pur mensonge, extorqué par la police. Quant aux autres témoins à charge, elle est allée les pêcher dans les milieux interlopes où travaillait l’accusé, danseur professionnel : parmi les drogués, les travestis, les… – Les homosexuels, je parie ! – Je n’osais pas le dire, Pier Paolo, mais puisque… – Bon, je serais d’accord pour Lotta continua. – À la bonne heure ! Le procès pour diffamation que leur a intenté le commissaire Calabresi doit s’ouvrir à Milan cet automne. Une aubaine pour toi, qui as besoin de redorer ton blason. Propose-toi pour le reportage, dans Lotta continua ou ailleurs. »
Et ainsi de suite pendant des semaines et des mois. Sans compter les réveils en pleine nuit, les injures anonymes, les bordées de « Salaud ! Dégonflé ! Vendu ! » criées à l’autre bout du fil par des voix déguisées. « On t’enculera, toi et les cocos ! » Qui m’insultait ? Les fascistes ? Les gauchistes ? Harcelé, tiré à hue et à dia, sommé d’entrer en lice, je me sentais à bout de nerfs. Comment me décider pour tel ou tel journal avant de savoir, parmi tous les groupes et groupuscules nés en 1968, lequel avait la sympathie d’Annamaria et, par ricochet, de Danilo ? Tout en étant fidèle à nos rendez-vous de midi et à nos virées buissonnières, il me parlait librement, désormais, de ce qui se passait à la faculté d’architecture : sans mentionner la jeune fille, mais sans me cacher d’où il tenait ses renseignements. Ainsi, je savais que la tendance baptisée « Mouvement étudiant » perdait du terrain : ils n’étaient capables, selon Danilo, que de proposer un cycle de conférences sur la pensée de Mao. Plus sérieux Il Manifeste, qui affichait la liste des professeurs coupables de distribuer des mauvaises notes et de pratiquer l’inadmissible sélection. Leurs cours seraient dorénavant boycottés. Promotion pour tous, voilà ce qu’il fallait ! Entre la crise économique, le chômage, le sexe, la famille, manquait-on de sujets brûlants pour occuper les heures de cours ? À bas la littérature et l’Histoire ! La bataille pour le divorce battait alors son plein. Aux jeunes de se mobiliser sur une question qui engageait leur avenir ! Sans oser renouveler à Danilo mes inquiétudes sur ce radicalisme infantile qui tournerait au détriment des enfants de familles pauvres dont les relations ne suppléeraient pas aux diplômes manquants ou dévalorisés, je riais avec lui quand il me racontait les initiatives du Manifesto : par exemple se dresser dans le fond de l’amphithéâtre avec un mégaphone et entonner un chant de la Résistance si le professeur s’obstinait à faire la classe sur Palladio. Mais Il Manifesto montrait un goût autoritaire qui déplaisait à Danilo, de même que Avanguardia operaia, d’inspiration trotskiste et contraire au « spontanéisme » tenu en grand honneur à la faculté d’architecture.
Lotta continua, en revanche, exaltait le jeu, la fantaisie. Je crus comprendre que c’était Danilo, cette fois, qui influençait Annamaria : en tout cas ils se rallièrent (et moi aussi par conséquent) à la tendance la plus conforme au tempérament de celui qui gambadait en marchant et frappait dans ses mains, même si, à ma grande tristesse, il se livrait de moins en moins souvent à son exubérance naturelle depuis que les critiques de cinéma avaient jugé sa prestation dans un de mes films où il jouait le rôle bondissant du facteur, « sympathique mais limitée au retour désormais lassant de quelques cabrioles stéréotypées ».
Lotta continua publia dans son hebdomadaire une série de caricatures sur l’affaire Pinelli. Dans un autobus bourré de monde, on voyait un passager se retourner agacé vers le commissaire Calabresi : « Mais que faites-vous, dottore, vous me poussez ? » Ou bien, convoqué au quatrième étage de la préfecture de police, un citoyen prenait la précaution de s’attacher aux épaules un parachute. « Saut de l’Ange », le surnom donné au commissaire, était repris par toute la presse. Nous attendions avec impatience chaque numéro du journal qui nous arrachait de grands éclats de rire et c’est pourquoi, lorsque le commissaire se décida enfin à porter plainte, je m’arrangeai pour me faire envoyer au procès. Ce serait le procès de la police italienne, de ses méthodes, de ses infamies, et pour moi l’occasion de lever l’équivoque du poème écrit la nuit de Valle Giulia.
Auprès de Danilo surtout, il était grand temps de réaffirmer par quelque action publique ma combativité antifasciste, dont il ne possédait d’autres preuves que les plaies sanglantes et les marques livides imprimées de temps à autre sur mon visage : stigmates de mes nuits clandestines et des raclées écopées près de la gare, mais qu’il attribuait, en l’absence de tout démenti, à la sauvagerie d’un de ces commandos d’extrême droite qui depuis l’abandon des poursuites contre Freda et Ventura sillonnaient impunément les rues de Rome.
Milan me parut sinistre, en ce début d’octobre brumeux et humide. Des tracts de toutes les couleurs, ramollis par la pluie, jonchaient les trottoirs de leur bouillie spongieuse. Le vent rabattait sur les murs les bouts écornés des affiches. Ambulances, estafettes bleues de la police, camions rouges des pompiers débouchaient à toute vitesse précédés du sifflement de leurs sirènes. De longues rangées d’agents en tenue de combat occupaient les carrefours. Mais assez sur ce sujet, devenu en quelques années si fastidieux qu’on plaint les auteurs entêtés à faire de la copie sur leurs souvenirs de barricades.
Je voulus retourner à Sant’Ambrogio, basilique romane à l’écart du trafic, la plus ancienne église de la ville, au centre d’un quartier paisible. Je me rappelais le grand Christ en mosaïque, rayonnant dans la pénombre au-dessus de l’autel, but habituel de mes promenades à Milan. Faute d’être jamais allé à Ravenne, je venais chercher ici, dans l’abside au flamboiement mystérieux, sous cette voûte d’où me fixait l’œil écarquillé du Pantocrator, les terreurs et les frissons qu’avait pu éprouver maman pendant son voyage de noces. L’église était fermée, le quartier en effervescence. Au balcon de l’université catholique pendait le drapeau noir des anarchistes, la police encerclait le bâtiment.
L’œil que je n’avais pu revoir continua à me poursuivre, dans les rues où flottait l’âcre odeur des gaz. C’était celui de mon père, maintenant, sévère, dilaté par l’effort, immense et implacable tel qu’il apparaissait au petit garçon de trois ans renversé sur la toile cirée de la cuisine. Mon père me tenait cloué à la table tandis que de son autre main il versait quelques gouttes de collyre au coin de ma paupière. Oh ! qui me délivrerait de cette face presque collée contre la mienne ! J’essayais de chasser ces images, en me disant que sans le relent des grenades qui me piquait aux yeux et à la gorge, l’époque lointaine de ma conjonctivite ne me serait jamais revenue en mémoire. Quelle association absurde confondit dans ma tête, pendant que je me hâtais vers le tribunal, les petits cubes rutilants des mosaïques de Sant’Ambrogio et la dent en or plantée au beau milieu de la mâchoire du capitaine ?
Police encore aux abords et dans la cour du palais de justice. Une demi-douzaine d’autopompes en batterie, des centaines d’agents sur pied de guerre. Tant bien que mal je me faufilai jusqu’à la salle d’audience déjà archicomble et assiégée par une multitude de jeunes que d’autres agents refoulaient à coups de matraque dans les couloirs. Une place vide, au banc des journalistes, restait près d’un géant barbu, l’envoyé du Manifesto, flanqué d’un bandeau noir sur un œil. Il m’ignora ostensiblement. Celui de L’Unità, un ami de longue date à l’embonpoint confortable, me tendit une main adipeuse et cordiale, ce qui augmenta mon embarras.
Devant nous siégeaient les représentants de la grande presse, Corriere, Stampa, Giorno, Messaggero. Aucun ne tourna la tête pour me saluer, pas même. Camilla Cederna, la moins conformiste de la profession, et qui publierait dans L’Espresso les comptes rendus les plus courageux du procès. Les avocats bavardaient à voix basse devant leurs pupitres. Mon voisin communiste me désigna les deux accusés : le directeur de Lotta continua et son adjoint en qui je reconnus, avec une stupeur mêlée d’appréhension, Walter Tucci. Mêmes cheveux longs, même vareuse Mao boutonnée jusqu’au menton, même air hautain et superbe que le jour où il était venu m’assener son cours de littérature. Instinctivement, je me tassai sur mon banc, essayant de me faire le plus petit possible. Si nous devions nous retrouver face à face, je voulais être sûr d’abord qu’il ne m’identifierait pas avec l’auteur du poème sur les flics mais avec le journaliste décidé à grossir l’indignation de ses collègues contre le meurtre d’un innocent.
Plus se prolongeait l’attente, plus je me sentais mal à l’aise. Derrière la barrière du public, au premier rang, insensible au tapage de la foule qui hurlait, riait, trépignait, levait le point en entonnant des bribes d’Internationale, Licia Pinelli, la veuve, se tenait droite et muette devant l’estrade où les juges prendraient place. Lorsque la fameuse Bianca Guidetti-Serra, avocate de la défense, rejoignit son pupitre, toutes les têtes se penchèrent pour regarder cette gloire féminine du barreau. Dans le bref silence qui suivit, l’envie d’éternuer me prit si fort que je dus sortir mon mouchoir et y enfouir mon visage, à la grande surprise de l’envoyé de L’Unità, poussah débonnaire qui suait à grosses gouttes dans le prétoire surchauffé.
Peu soucieux de lier conversation avec le représentant du P.C. mais désireux de me ressaisir, je prêtai l’oreille à ce que disait l’envoyé du Manifesto qui me tournait les épaules pour parler à son autre voisin, un mince brunet que sa moustache et ses cheveux teints m’empêchèrent d’abord de reconnaître pour Armando. Il lui demandait d’où il savait tant de choses sur Walter Tucci. « Mais c’est mon frère ! » répondit le jeune homme avec fierté. « Comme il est maigre ! » observa son interlocuteur. « Il a toujours été de santé fragile. En fait, il aurait dû mourir à peine né. C’est un produit des premiers antibiotiques apportés par les-Américains. » « S’ils avaient su ! » commenta en riant le barbu à face de pirate. Armando se mit à rire aussi.
De derrière mon mouchoir je jetai un coup d’œil sur le visage blême et creusé du directeur adjoint de Lotta continua. « Il aurait dû mourir à peine né. » Il n’était pas mort mais promenait partout avec lui une pâleur et une arrogance funèbres. L’instinct de mort que la nature avait inscrit dans ses gènes mais que la science avait déjoué rayonnait de sa face impassible comme une froide splendeur inhumaine. Si les nouveau-nés sauvés par la pénicilline devaient tous lui ressembler, alors, me dis-je, il aurait mieux valu en effet que les Américains, au lieu de nous apporter ce cadeau en supplément du Colgate et du Coca-Cola, eussent laissé à la mortalité infantile le rôle voulu dans le plan de la Création.
Puis j’eus honte d’une telle pensée. Walter Tucci se trouvait ici, porte-parole de tous ceux qui réclamaient justice pour le cheminot : preuve qu’en passant de la littérature à la politique il avait converti son goût des polémiques oiseuses en engagement viril. Les « oiseaux » du Groupe 63 ont barbouillé de fiente les murs de mon appartement, mais aujourd’hui il s’agit de venger un homme assassiné. Maman en avait été quitte pour un paquet de lessive : la veuve ne laverait pas aussi facilement le sang de son mari.
Fort de ces résolutions, je redressai la tête et me mis à examiner Walter, décidé à trouver que ses cheveux longs n’étaient pas une preuve de soumission à la mode mais un acte personnel de défi aux nuques rasées des ministres démocrates-chrétiens et des fonctionnaires de police ; que sa vareuse Mao ne témoignait aucun mépris pour les valeurs démocratiques, mais protégeait comme une cuirasse leur champion à qui cette armure n’était pas superflue ; et que les yeux qu’il promenait d’un air lointain au-dessus de la foule n’exprimaient pas la satisfaction orgueilleuse du fanatique replié sur lui-même mais une volonté de concentration indispensable avant l’affrontement avec les assassins de Pinelli.
À cet instant, ces yeux dont je venais de faire mentalement l’éloge rencontrèrent les miens. Walter tira par la manche son avocat. Celui-ci glissa un mot à l’oreille de l’avocat du commissaire Calabresi, maître Michèle Lener, spécialisé dans la défense des industriels véreux en fuite, et célèbre depuis qu’il avait obtenu l’acquittement des policiers inculpés du meurtre de sept ouvriers à Reggio Emilia. Maître Lener se tourna vers moi. Sa toge s’ouvrit pendant qu’il pivotait. Le numéro de la revue qui contenait mon poème apparut dans les plis de la robe. L’envoyé de L’Unità le vit aussi. Il toussota pour m’assurer de sa bienveillance. Mon regard se brouilla. Il me sembla que d’autres personnes dans la salle venaient de noter ma présence. On se poussait du coude, on me montrait du doigt. Que me voulaient-ils ? Pourquoi se répétaient-ils mon nom, d’abord dans un murmure qui peu à peu s’enfla et devint une clameur ? « Pier Paolo ! Pier Paolo ! Pier Porco ! Pier Porco ! » Ils le scandaient à présent, toujours plus fort ; et, sauf Licia Pinelli qui restait impassible, le regard fixé sur les fauteuils vides des magistrats, ils se dévissaient la tête et se livraient à toutes sortes de contorsions pour m’apercevoir recroquevillé et honteux sur mon siège.
Le barbu du Manifesto choisit ce moment pour se tourner de mon côté. Il souleva sans se presser le bandeau qui recouvrait son œil et me dévisagea bien en face, de ses deux prunelles qui voyaient aussi clair l’une que l’autre. J’aurais préféré des insultes à cet examen pénétrant et silencieux accompagné d’un imperceptible rictus qui abaissait le coin de ses lèvres. Plus pénible que tout me parut l’indifférence d’Armando : affalé sur le banc, les jambes écartées, non moins goujat en brun qu’en blond mais non moins séduisant, il jouait avec un filament baveux de chewing-gum qu’il sortait de sa bouche, étirait avec complaisance puis renfournait pour en achever la succion comme s’il ne m’avait jamais vu, jamais connu.
L’occasion de m’enfuir se présenta lorsque la Cour, précédée d’un huissier qui secouait une clochette, fit son entrée dans le prétoire. Tout le monde se leva, sauf Armando qui demeura vautré. Le président et les deux juges tendirent la main pour apaiser le vacarme. J’avais déjà gagné la porte, les huées et les sifflets continuant à se déchaîner contre moi. Leur écho me poursuivit dans les couloirs où les manifestants qui détalaient devant les gourdins n’eurent pas le temps de me reconnaître. Ils retentissaient encore à mes oreilles longtemps après que j’eus quitté le palais, errant à l’aventure dans les rues de Milan et regrettant de n’avoir pas reçu moi aussi un coup de matraque. Une bonne blessure, une plaie eût rendu justice à mes convictions, rassuré mes amis, prouvé à Danilo que la fille du confiseur n’avait pas le monopole du courage, de la jeunesse, du risque, du panache. Mais là ne se serait point borné le rôle du sang, et je sais bien de quelle obscure faute il m’eût également racheté.