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Gino colussi, brocanteur et célibataire, portait les cheveux en brosse, une grosse moustache prématurément blanchie, une barbiche encore noire. Il vivait seul, en misanthrope. Vingt-cinq ans de résidence romaine ne l’avaient pas acclimaté. Il détestait cette ville, que j’aurais aimée rien que pour me désolidariser du patriotisme démodé de mon oncle, resté séparatiste frioulan. Quand il ne partait pas en tournée avec sa carriole à la recherche de livres et de bibelots, il compulsait des registres dans son arrière-boutique, où je furetais entre les rayons. Chômeur et oisif, je lus les poètes romains, le dialectal et obscène Gioacchino Belli avec une particulière délectation. Quelquefois, pour soulager maman qui s’était placée comme femme de ménage chez un jeune couple dont elle devait aussi promener le rejeton, c’est moi qui la déchargeais de cette tâche en m’offrant à pousser le landau. Gino m’accompagnait jusqu’à l’Isola Tiberina, derrière la synagogue. Au fond de via di Portico, à cinquante mètres de piazza Costaguti où il habitait depuis son départ de Casarsa, nous passions sous la plaque murale posée à la mémoire des huit mille morts du ghetto. Date de la rafle : 16 octobre 1943.
« Le pape n’est pas intervenu ? Il avait été nonce à Berlin, il connaissait personnellement les chefs nazis. »
Gino haussait les épaules.
« Pie XII, mon petit, ne s’est jamais soucié des millions de juifs déportés et massacrés pendant la guerre. Il n’a rien fait pour s’opposer au génocide. »
Bien que ce pape me fût déjà très antipathique, je n’avais pas envie de suivre mon oncle dans ses phobies.
« Au moins, lui disais-je, la date inscrite sur le mur parle clairement. En octobre 43, les Allemands venaient d’occuper Rome. La persécution a commencé quand ils sont arrivés. Jusque-là, à Rome, les juifs n’étaient pas trop inquiétés.
— Qui a dénoncé les juifs aux Allemands ? Qui a dit aux Allemands : à tel ou tel numéro loge un Levi, un Lattès ? Des Italiens, Pier Paolo ! Les habitants du même immeuble. Quelquefois leurs voisins de palier.
— Des Italiens ? Je ne peux pas y croire ! L’antisémitisme n’a jamais pris en Italie. Nous sommes déjà assez vils…
— Ailleurs qu’à Rome, tu as sans doute raison. De ma fenêtre j’ai vu des gens du quartier relever les numéros des maisons. Je suis sûr qu’ils allaient ensuite à la Kommandantur. Un jour les camions allemands ont cerné le ghetto. La rafle n’a pas duré plus de quatre heures. Chaque logement était fiché, répertorié. Il suffisait de sonner à la porte et d’emmener les occupants. »
Incrédule, je secouais la tête.
« Méfie-toi des Romains. Mussolini s’est installé à Rome sans coup férir. C’est la seule ville qui l’ait accueilli en femelle. Il n’a eu besoin de tuer personne pour y régner en maître. Des dizaines de milliers de gens se dérangeraient spontanément pour l’acclamer sous le balcon de la place de Venise. Ils se croyaient revenus au temps de César, d’Auguste. »
Rome a commencé à me plaire du jour où, ayant obtenu un poste de maître auxiliaire dans une école de banlieue, je me suis transféré avec maman, qui n’eut plus besoin de travailler, dans un appartement de Ponte Mammolo, à une heure d’autobus du plus proche terminus des tramways urbains. Pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec celles de mon oncle et qui remontaient à ma situation d’enfant déchiré entre un père ravennate officier de l’armée italienne, doublement « central », et une mère « périphérique », je ne pouvais me sentir heureux qu’« en marge ». Formule qui n’était pas pour moi une simple métaphore, mais une exigence concrète, à prendre dans son sens littéral, géographique. Ma destinée centrifuge me désignait pour les faubourgs. L’erreur (mais expliquée par le manque d’argent, la nécessité d’un logis provisoire) avait été de nous installer piazza Costaguti. En plein cœur de Rome. Ponte Mammolo, ultime excroissance vers le nord-est, après Tiburtino, après Pietralata, de l’énorme prolifération suburbaine, campement bédouin plutôt que commune civilisée, m’apparut tout de suite comme un coin retrouvé de préhistoire, le but vers lequel j’avais obscurément tendu en prenant la fuite de Casarsa.
Tiburtino, Pietralata, Centocelle : sous ces noms sonores, une réalité misérable. Penché à la fenêtre de l’autobus que nous avions pris à Stazione Termini et qui remontait la Tiburtina, j’examinais le mélange disparate de bâtisses construites n’importe où et n’importe comment : lotissements des années 30, à l’extérieur délabré, malgré l’ambition fasciste de doter Rome d’une banlieue moderne, projet absurde puisqu’il n’y avait en ce temps ni usines ni fabriques ni entrepôts d’aucune sorte en dehors des murs, les seuls habitants de ces landes et de ces collines presque désertes étant des bergers isolés, des Vagabonds sans travail, des repris de justice, quelques ferrailleurs et fripiers dont les cabanes voisinaient encore, minuscules baraques de planches et de tôle ondulée, avec les H.L.M. en béton ; immeubles de la jeune République, bien que d’aspect déjà vétuste eux aussi, groupés en petites cités autour d’esplanades de terre battue qui servaient de dépôts d’ordures, de garages de bicyclettes, de terrains de jeux et d’aires de séchage pour le linge ; ici et là une carcasse de gratte-ciel, trop ambitieux pour être jamais achevé ; ou quelque commerce flambant neuf, à l’élégance tapageuse, comme ce magasin à l’enseigne de Telefunken dont la devanture encore zébrée de céruse se préparait à exposer les premiers modèles d’électrophones à 33 tours.
Quand on aurait refait la vitrine, car après que les footballeurs dont j’admirais la fruste hardiesse eurent conclu leur partie dans le chantier devant le magasin, celui qui paraissait leur chef posa le ballon par terre, prit son temps pour viser et l’envoya d’un coup de pied champion dans la glace qui vola en éclats.
Violence dirigée peut-être moins contre la richesse et l’argent que contre leur symbole, cette surface lisse, brillante, nette, cristalline, où ils n’avaient à refléter que leurs visages sales et qui jurait trop manifestement avec les éléments de leur univers : la boue et la poussière des chemins sans voirie suffisante ; le terne ciment des murs ornés de seuls graffiti ; le crépi écaillé des façades dont je pouvais suivre à l’œil nu les lézardes zigzaguant d’un étage à l’autre sous les étalages de linge pendus aux balcons. Quand prendrait fin cet interminable bivouac de bâtisses hétéroclites ? Debout au milieu de la cohue des voyageurs, avec nos quatre valises coincées entre les jambes, nous ballottions, maman et moi, à chaque cahot de l’autobus. Il fonçait entre les talus d’herbe sale, les maisons populeuses, les bicoques de torchis, les buissons aux feuilles ratatinées, les tas d’immondices, les ruines d’aqueducs romains, le gazomètre rouillé dont la masse brune bouchait l’horizon, les bulldozers rouges au travail parmi les remblais, les grues géantes plantées dans les éboulis.
« Viens donc au fond ! Sur la plate-forme on sera mieux ! »
Le jeune dont je sentais le souffle dans mon cou et auquel je souriais depuis un bon moment profita du bruit assourdissant d’un scraper en train de racler un monceau de gravats pour me crier à tue-tête cette invite. Bien que personne autour de nous ne fît mine d’avoir entendu, je me mis à rougir malgré moi.
« Ici ? Dans l’autobus ? » dis-je gauchement, sans oser crier aussi fort.
Il éclata de rire, appuya son doigt sur sa joue dans le geste éloquent décrit déjà dans les sonnets de Belli et voulut m’entraîner vers l’arrière. Maman, écrasée entre ses voisins, s’accrochait comme elle pouvait à la barre, l’œil anxieux fixé sur nos bagages. Sans cesser de sourire au garçon, dont l’adroite main venait de me donner un avant-goût de ses talents, je lui fis non de la tête. Il sourit à son tour, haussa les épaules avec bonne humeur, me tourna le dos sans insister et se fraya un passage vers la sortie. Au premier arrêt il sauta d’un bond sur le sol, mais ne résista pas au plaisir de grimper sur un petit tas de détritus et de camper crânement sous mes yeux sa silhouette dont les trésors glorieux augmentèrent mon regret de l’occasion perdue.
Devant nous, sur une colline au bout de la route, se découpèrent les maisons du dernier îlot construit avant les plateaux inhabités du Latium. L’autobus parcourut une étendue pelée de campagne non lotie, puis franchit un pont étroit sur l’Aniene, boueux cours d’eau marron. De minuscules potagers, clos par des grillages, bordaient une des rives. De l’autre côté, le véhicule nous déposa en haut d’une pente sur une petite place triangulaire, devant un banc protégé par un auvent en béton. Nous eûmes à peine le temps de descendre, qu’une volée de jeunes drôles aux boucles drues et noires prit d’assaut le marchepied. Houspillé par les cris de son impatiente clientèle, le chauffeur renonça à se dégourdir les jambes sur le gazon râpé et jauni du terre-plein. Il se cala à nouveau dans son siège, tira sur le démarreur et repartit en direction de Rome.
Ponte Mammolo – qu’ignoreraient les cartes si le site n’avait été choisi autrefois pour dresser dans l’isolement alors complet des friches la massive prison de Rebibbia se composait d’une cinquantaine d’immeubles poussés au hasard de la spéculation, dans un terrain fertilisé par l’Aniene et couvert de broussailles. On n’avait même pas pris la peine de l’essarter. J’ai vécu là pendant quatre ans, dans trois pièces exposées à l’est. Promise aux habitants mais restée dans les plans de l’architecte, l’église manquait encore. Une salle de cinéma, énorme, disproportionnée aux besoins, premier et seul monument public, montrait les plâtres fendillés de sa façade derrière une rangée de colonnes en ciment.
Les rares séances avaient lieu le samedi soir et le dimanche après-midi, devant une assistance clairsemée. Les natifs de Racalmuto et de Pietranera – de ces deux localités siciliennes provenait la majorité de la population méprisaient les films de cow-boys et les comédies américaines. La grande salle ne se remplissait que certains soirs d’hiver, quand le chauffage urbain était tombé en panne. Les familles affluaient, avec les nouveau-nés, les enfants en bas âge, les femmes enceintes, les vieillards tirés du lit en pyjama et en bonnet. Ils apportaient des omelettes, des pizzas, des compotes d’aubergines, des beignets aux pommes, des bouteilles de vin, bien décidés à couvrir le bruit, pour eux insipide, des conversations à l’écran et des cavalcades dans le désert par le vacarme d’une franche et cordiale ribote. Refusant, avec leur bon sens terrien, de s’intéresser à des inepties aussi étrangères à leur monde, opposant à la première offensive des médias la résistance d’une solide tradition paysanne, ils laissaient derrière eux, au bout de deux heures de chahut et de ripailles, le sol jonché de papiers gras et de canettes vides, non par saleté ni incurie, mais pour s’approprier un peu plus, comme un coin de campagne ou de forêt, cet édifice absurde. À peine moins incongru que l’agence du Credito Italiano qui lui faisait face, avec ses murs de granit poli, ses comptoirs de marbre et ses affiches où des lacs bleus promettaient le chalet de leurs rêves aux souscripteurs d’un plan-épargne.
Les jeunes couples mariés se réservaient les sièges du fond. Ils y faisaient l’amour, tranquillement, sans honte, dans une promiscuité moindre qu’à l’intérieur des chambres surpeuplées du logis parental. Occupation mille fois moins décevante que d’attendre le moment où John Wayne poserait le premier baiser sur la bouche sophistiquée de Maureen O’Hara dans Rio Grande, où Jennifer Jones se déciderait entre Joseph Cotten et Gregory Peck dans Duel au soleil, deux films très populaires, partout ailleurs qu’ici, dans l’Italie du plan Marshall.
Le village campait à la manière d’une tribu africaine. Les hommes, absents jusqu’au soir, travaillaient dans les garages et dans les ateliers surgis le long de la Tiburtina. Les femmes restaient claquemurées dans leurs cuisines. Elles ne sortaient qu’une heure le matin pour s’approvisionner à la Standa, qui avait le monopole de l’alimentation et des articles de ménage. Quand il se mit à faire très chaud, elles tirèrent leurs chaises sur les balcons, mais en tournant le dossier vers la balustrade. Selon l’antique usage apporté de leurs bourgades siciliennes, elles s’asseyaient face aux fenêtres, le nez penché sur leur ouvrage de couture, sans se permettre de regarder dans la rue.
La rue appartenait aux ragazzi, de douze à dix-huit ans, et n’appartenait qu’à eux seuls. Stade pour leurs jeux, colonie pour leurs rivalités, arène pour leurs rixes, magasin pour leurs vols, dépôt pour leurs recels, ils y vivaient en permanence, leur quartier général étant le banc de pierre sous l’auvent en béton. Le centre de l’activité publique, le seul endroit toujours animé, la véritable agora du village se trouvait être ce triangle d’herbe pelée où se décidaient les expéditions, les coups de main, les représailles. Pour quelques lires, l’autobus qui passait toutes les heures pouvait, en cas de danger, de bougeotte, de manque d’imagination, de rumeurs au sujet de nouveaux terrains de chasse, les emporter dans ses tôles bringuebalantes vers des occasions inédites de trafics lucratifs ou de butins téméraires.
Mais les grandes équipées, les plus audacieuses et les plus fécondes, commençaient à la tombée du jour, après le retour des pères et des frères aînés. Les jeunes, qui par tempérament ne supportaient pas d’être enfermés entre quatre murs, étaient pris d’une frénésie d’évasion à l’heure où le cercle de famille se ressoudait autour de la table à manger, quand les mères, pour couvrir les cris de leurs maris déjà ivres, tournaient à fond le bouton de la radio (dans quelques années, ce serait la télévision). Les bicyclettes, les mobylettes, les vespas, les lambrettas, quelquefois une Ducati 125 ou même une Mondial à fourche télescopique ressortaient clandestinement des abris où leurs propriétaires les avaient remisées en rentrant du travail. Poussées en silence sur la route qui descendait vers la rivière, elles reprenaient au-delà du pont un service nocturne pétaradant et furibond.
Je m’asseyais sur le parapet pour assister au départ de la meute. Tels des loups affamés, ils allaient s’abattre sur les quartiers de Rome où leurs informateurs leur avaient signalé quelque aubaine alléchante, une pompe à essence défendue par un seul gardien, une boutique dépourvue de rideau de fer, un dépôt de ferraille laissé sans surveillance. Ils avaient réussi à dénicher et à remettre en état un vieux side-car de l’armée allemande, ainsi qu’une giardinetta d’avant-guerre, véhicules encombrants, facilement repérables et beaucoup moins rapides que leurs engins préférés, mais indispensables pour emporter la cargaison.
Les nuits de butin maigre ou nul, lorsqu’ils avaient en vain appâté les « fraulènes » allemandes sous les pins de la Villa Borghèse, il leur restait, pour ne pas rentrer bredouilles, à voler l’essence dans le réservoir des voitures, à dévisser les ampoules des réverbères, à embarquer les plaques de fonte des égouts. Sur le chemin du retour, les receleurs de la Tiburtina acceptaient leur marchandise contre une poignée de lires. Après avoir rançonné et pillé sans vergogne, peu leur importait de se faire rouler à leur tour : le principal bénéfice de ces incursions dans Rome étant le plaisir de la chevauchée nocturne, de l’infraction, du risque. La questure les tenait à l’œil. Plus d’un avait séjourné à Rebibbia ou à San Michele, la prison des mineurs.
Sergio, qui m’initait à ces mœurs, je l’ai rencontré sur le pont, où il me salua le premier. Apostropha plutôt, injuria presque, dans un langage ignoré de moi, un dialecte rauque et brutal qui me prit au dépourvu. Il éclata de rire et me proposa une partie de doigts. L’un des joueurs lève sa main devant lui, l’index et le médius tendus. Le partenaire, avec les mêmes doigts, frappe aussi fort qu’il peut. Chacun à tour de rôle. Nous nous sommes battus avec une telle violence qu’au bout de dix minutes nous avions les doigts en sang. Pacte conclu.
« Pourquoi tu avais l’air si furieux ? » lui demandai-je.
Haussant les épaules, il bougonna :
« T’es prof, non ?
— L’école ne t’a pas plu, à toi ?
— J’ me suis tiré à douze ans. J’en pouvais plus.
— D’accord ! dis-je en riant. Mais les profs ne ressemblent pas tous à des flics. Moi, par exemple, je ne fais pas mettre en rang. »
Il me regarda, soupçonneux.
« Mais les mômes, tu les obliges bien à poser leur cul sur un banc ?
— Évidemment, Sergio ! Comment voudrais-tu faire la classe ?
— J’ déteste rester assis. J’ peux pas supporter ça. C’est physique. Tiens, vise un peu mes grolles. »
Il me montra ses baskets. Le gros orteil perçait sous la toile élimée. Un trou de la grosseur d’une rustine s’étalait au milieu de la semelle.
« Faut qu’ j’ les use. C’est plus fort que moi ! » déclara-t-il.
Incertain si je devais le plaindre d’être trop fauché pour s’en payer d’autres, je suivis des yeux un morceau de bois qui descendait le fil de la rivière dans un tourbillon d’écume sale.
Agressif, il reprit :
« J’en suis à ma cinquième depuis la Saint-Sylvestre ! J’ suis comme ça. Faut qu’ je bouge. C’est pas possible autrement.
— Quelle marque ? » dis-je, pour me donner le temps de comprendre s’il se vantait d’une exceptionnelle aptitude au dégât ou s’il en voulait aux industriels du caoutchouc de ne pas fabriquer du matériel plus résistant.
« Les Pirelli sont celles qui tiennent mieux l’ coup. M’ faut trois semaines au moins pour les réduire en boudin ! »
Non qu’il fût un révolté ou un séditieux. Doux et enjoué de caractère, il participait rarement aux raids nocturnes, sauf pour se procurer une nouvelle paire de baskets, quand on annonçait le casse d’un magasin de chaussures. Il m’apprit les rudiments du dialecte des borgates : un mélange d’argot romain et de divers patois du Sud. Avant de monter sur le siège postérieur de la Ducati de son oncle, il faisait un signe de croix. Non pas le signe de croix, mais un signe de croix : car au lieu de se toucher d’abord l’épaule gauche et ensuite la droite, il procédait dans l’ordre contraire. Une « erreur » pleine de sens, qui changeait la nature du signe. Par ce geste magique de protection disjoint de sa référence catholique, il se rattachait à une culture préchrétienne et prébourgeoise, à de vieux rites de sorcellerie païens.
Comme païennes se trouvaient être aussi sa répugnance d’un travail fixe, son instabilité professionnelle. Il s’engageait à la journée sur les chantiers d’immeubles, gâchant du plâtre dans l’auge, charriant des pierres sur la brouette, alignant le fil à plomb, manœuvrant les treuils ; mais qu’il fît le maçon ou le terrassier, aussi réfractaire aux offres d’embauche durable des patrons qu’à l’endoctrinement des syndicats. L’erreur des communistes fut de traiter ces milliers de Sergio sans métier et souvent sans domicile comme du sous-prolétariat informe aspirant à grossir les rangs disciplinés du prolétariat. Ne les tourmentait ni conscience de classe ni désir d’en acquérir une. Capitalisme, feuilles de paie, lois du travail, sécurité sociale : du latin pour eux. Rien qu’à les voir gonfler leurs narines sur le pont avant de foncer vers la ville, on se souvenait que leurs ancêtres, il n’y a pas si longtemps, avaient gîté dans des grottes et vécu de la chasse. Fils du soleil et du vent, ils gardaient, malgré l’émigration, l’eau courante sur l’évier et les ampoules électriques au plafond, l’œil fier et le pas élastique des nomades. Égarés dans l’Italie d’Agnelli et de la C.G.I.L., inadaptés au rôle de salariés comme à celui de militants. Physiquement, morphologiquement inadaptés, à l’image de mes élèves incapables de fixer leur attention plus de dix minutes, et qui avaient cassé un à un les carreaux de leur classe pour ne pas étouffer.
Tous mes efforts pour les transformer, selon la mission de l’école, en citoyens moyens et obéissants auraient échoué. Les diverses tentatives, aussi bien de la part du P.C. que du gouvernement, pour normaliser, chacun à sa façon, cette grande tribu errante aboutirent à la catastrophe que nous savons. Un génocide pur et simple, un meurtre anthropologique, l’assassinat d’une culture. Mais j’anticipe et généralise au lieu de commencer l’histoire de Santino, le cousin de Sergio, et de Glauco, qui à quinze ans se battait comme un diable pour arracher contre ses camarades plus âgés une place en croupe sur la rutilante Ducati.