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Parmi les suspects arrêtés pour le meurtre du brigadier Pasquale Esposito, je lus avec stupeur le nom de Walter Tucci. Malgré la barbe qui cachait son menton en galoche, je reconnus sur la photo du journal le visage sec et hautain de celui qui après avoir milité dans le Groupe 63 passait pour le chef de la colonne romaine des Brigades Rouges. La mort brutale de Feltrinelli, qui se fit déchiqueter sur un pylône de haute tension par l’explosion prématurée de la bombe qu’il était en train d’amorcer, me parut moins horrible que la froide obstination de ce jeune homme dont le goût destructeur n’avait pu s’assouvir dans les polémiques littéraires.
Peut-être, comme moi, vomissait-il le spectacle offert par la jeunesse romaine dans les lieux qu’elle occupait désormais nuit et jour avec le lâche accord des autorités : autour de la fontaine de Trevi, sur les marches de la place d’Espagne, place Navone, place du Panthéon, place Farnèse (jonchée au petit matin de seringues vides), Marché aux Fleurs, parvis autrefois si beaux de Sainte-Cécile du Transtévère et de Sainte-Marie. Dépenaillée, sale, abrutie, droguée. Garçons et filles roulés dans des couvertures et dormant à la belle étoile mais, ce qui me frappa surtout, incapables de tendresse malgré cette promiscuité de chaque instant. Ils s’ignoraient les uns les autres et regardaient droit devant eux sans un sourire pour leur voisin.
Aphasiques plus que silencieux, ils ne sortaient de leur torpeur que pour réclamer d’un grognement inarticulé un bout de chewing-gum ou leur tour de joint. Cheveux longs pour les deux sexes, évidemment, bien que cet emblème capillaire, jadis cocarde de la rébellion masculine, ne servît plus aux garçons qu’à proclamer leur incurie et leur paresse d’aller chez le coiffeur.
La plus belle ville du monde tombée entre leurs mains ! Mais ce serait encore trop d’honneur que de les créditer d’une métaphore prise au dieu de la guerre. Car si par leurs accoutrements pittoresques et les empiècements bigarrés de leurs culottes ils pouvaient évoquer les lansquenets de Charles Quint et les sourdards qui avaient mis Rome à sac, aucune volonté de faire quoi que ce soit, en bien ou en mal, n’habitait au fond de leurs yeux éteints.
Place Navone, six heures du soir. Un type beau comme le Christ par son front blanc, ses joues émaciées et sa barbe de huit jours essayait de taper les badauds qui affluaient par vagues molles dans l’arène et s’agglutinaient devant les étalages de bimbeloterie orientale et de saris hindous, ne voulant pas manquer ce qu’ils croyaient être une attraction historique. « Cent lires, tu me les donnes cent lires ? » répétait-il d’une voix aphone. Par terre traînaient des tracts ornés de l’étoile à cinq branches où les Brigades Rouges dénonçant l’esclavage du salaire invitaient à la révolte contre toute forme de travail rémunéré. « Cent lires, cent lires, tu me les donnes ? Exaspéré de voir la rhétorique révolutionnaire concourir à la justification d’un fainéant, j’attendis qu’il passât devant moi pour lui glisser à l’oreille : « Je te file cent fois plus si tu viens faire l’amour. » Crois-tu que la moindre étincelle de désir aurait brillé dans sa prunelle ? Il se recula effrayé et se réfugia derrière la seule insulte que lui suggéra son cerveau engourdi. « Sale fasciste ! » J’aurais dû rire mais ce jour-là, après le coup de téléphone de Danilo – « On a fixé la date, tu sais, impossible d’attendre plus longtemps, Annamaria en est au quatrième mois… » –, ma réaction fut de me jeter à la gorge du type et de lui taper sur la gueule. Trop lâche pour se défendre, il se contenta de pousser un miaulement affolé, qui attira sur nous l’attention des curieux. Une bourgeoise, venue flâner entre les sacs de couchage pour se repaître d’un spectacle dont elle s’indignerait le soir autour de la table de famille, me reconnut. « P.P.P. ! se mit-elle à glapir. Attention à vos enfants ! » Un attroupement se forma devant la façade de Sant’ Agnese. Personne ne comprit de quoi il s’agissait, mais chacun voulut dire son mot. « Attrapez-le ! Empêchez-le de se sauver ! Pour une fois qu’on en tient un ! » Allaient-ils me lyncher ? « Les enfants ! Attention aux enfants ! » Quelqu’un, de façon encore plus absurde, cria tout à coup : « Ne restez pas groupés ! Ils vont tirer ! » La peur irraisonnée des balles terroristes dispersa la foule aux quatre coins de la place. Demeuré seul contre la grille de l’église, à l’endroit où ces furieux m’avaient acculé, j’essuyai une sueur glacée sur mon front. Je m’en tirais à bon compte pour cette fois. Ils avaient fui sans se retourner, assez stupides pour croire que de cette masse de vautrés pouvait surgir un assassin.
Hébétée ou criminelle : n’y avait-il donc que cette alternative pour la jeunesse de mon pays ? Nouveaux attentats, nouveaux massacres. Huit morts, quatre-vingt-quatorze blessés à Brescia, après l’explosion d’une bombe dans une corbeille à papiers de la grand-place. Douze morts, cent cinq blessés dans l’ltalicus, le rapide de Rome dynamité près de la gare de Bologne. En quelques jours, à l’approche des élections du printemps, six militants communistes expédiés en pleine rue d’un coup de pistolet à la nuque. L’extrême droite avait armé les tueurs. Moi, dans mes articles du Corriere della Sera, j’accusai la société tout entière d’être la mandante du carnage.
Un couple marche devant moi. Le garçon a glissé son bras autour de la taille de sa compagne. Un tableau charmant, qui nous rappellerait les mœurs simples et honnêtes de l’ancienne Italie. Sauf qu’ils portent tous deux des blue-jeans « Jésus », une marque lancée depuis peu. « Qui m’aime me suive », vois-je écrit en bonne place sur le pantalon. J’ai beau me frotter les yeux, l’inscription est toujours là. Elle s’étale sur la rotondité de leurs fesses. « Qui m’aime me suive », en lettres flamboyantes. L’Osservatore Romano a poussé de hauts cris à l’apparition de ce slogan sacrilège ; qui se sont mués bientôt en lamentations résignées ; et pour finir en silence complice. « Tu n’auras pas d’autres jeans que moi » : ce placard passe régulièrement dans les journaux. Le Vatican, réduit à l’impuissance, ne proteste même plus. Et certes, me direz-vous, il conviendrait de se féliciter que l’Église n’ait plus un bras séculier assez long pour rejoindre et châtier les blasphémateurs, si on pouvait attribuer le succès des blue-jeans « Jésus » à une victoire de l’esprit laïque. En réalité, nous vivons une époque où la religion, en train de disparaître comme autorité et comme forme de pouvoir, survit comme réclame utilisable par l’industrie de consommation ; une époque où les valeurs religieuses sont mortes, sans que de nouvelles les aient remplacées. On a vidé le bébé avec l’eau du bain, ainsi que disent les Allemands. Il ne faut pas s’étonner que contre la fesse ornée du doux nom de Jésus un Smith & Wesson calibre 38 arrondisse sa bosse en attendant de cracher son feu.
J’aurais été moins fier de cette dernière formule si j’avais pu prévoir le scandale qui en jaillit, plus retentissant à l’occasion de ce petit apologue tiré de l’observation quotidienne que lorsque je partais en guerre contre la télévision, l’école obligatoire, la Démocratie chrétienne ou l’avortement. Dieu sait pourquoi cette association fesse-Jésus-P 38 (qui était dans les faits et non le fruit d’une mienne fantaisie) déchaîna le tollé. La gauche fonça la première. J’attentais à la Constitution, selon L’Unità. Paese Sera me traita de néo-aristocrate et de franciscain de retour. « Astéroïde errant » pour Il Giorno, « Narcisse prisonnier de son miroir » pour Avanti, « myope pathologique » pour Aut. Les basses injures : « Fétichiste qui serait moins déçu par ses compatriotes si en se promenant dans la Ville éternelle il levait le nez au-dessus de leur ceinture » alternaient avec le persiflage astucieux : « Savonarole qui s’est trompé de siècle, fanatique qui voudrait qu’on vende encore de la bure dans nos magasins ». La droite, plus simplement, me désigna comme un homme à abattre. On ressortit les affaires d’Anzio, de via Panico, du colt aux balles d’or. On remonta jusqu’à Valvasone, et le cri que j’avais entendu place Navone : « Attention à vos enfants ! » roula d’une extrémité à l’autre de la péninsule. Le courrier m’apportait chaque matin des menaces de mort, signées d’une paire de tibias. Je dus faire changer ma ligne de téléphone et garder mon numéro secret. Un jour d’octobre j’apparus à maman tout sanglant. Ce n’était pas au retour d’une de mes expéditions clandestines du côté de la gare, mais au milieu de l’après-midi, en sortant de l’hôtel Hassler où j’avais déjeuné avec le producteur de mon nouveau film. En plein jour, à trois heures, sous l’œil indifférent de dizaines de garçons apathiques à qui la philosophie de la non-violence servit de prétexte pour rester couchés sur les marches, de jeunes nervis m’attaquèrent au bas de la place d’Espagne. Je vis des croix gammées au revers de leurs blousons. Ils me frappèrent à coups de chaînes et s’enfuirent sur de grosses motos japonaises. Un mois avant que…
Ah ! qu’il serait tentant de présenter ce qui se passa la nuit du 1er ou 2 novembre comme le dénouement de la conjuration qui s’ourdissait dans l’ombre depuis si longtemps ! Une voiture qui m’attend près du bar Italia et qui démarre en douce derrière la mienne… Trois ou quatre sicaires qui nous filent jusqu’à l’Idroscalo et se jettent sur leur proie… De mèche avec eux le mineur, à qui son âge ne vaudra que quelques années de prison s’il consent à se charger du meurtre… Un scénario parfait, à me blanchir de mes habitudes nocturnes, à me canoniser entre Winckelmann et Lorca ! Un guet-apens plausible, une probabilité raisonnable, qui deviendra dès le 2 novembre une certitude absolue pour mes amis, pour mes camarades du P.C., pour la gauche en Italie et hors d’Italie, pour tous ceux à qui l’amour, la sympathie, l’intérêt politique ou l’esprit partisan montrent l’assassinat de P.P.P. dans un terrain vague comme l’aboutissement logique de la campagne de dénigrement et de haine commencée il y a vingt ans. Pendant vingt ans la presse, la magistrature et l’opinion ont délivré contre lui des permis de tuer. Il fallait bien un jour ou l’autre passer à l’exécution du verdict. Et, pour servir de linceul au cadavre, où trouver un décor plus approprié à ses crimes que ce désert de pierraille et de boue ?
Pour moi-même, ce serait tout bénéfice que de revendiquer la thèse du complot. Vais-je sauter sur cette chance ? Camoufler la turpitude d’un crime de mœurs sous la gloire d’un assassinat fasciste ? Recommencer ce qui m’a si bien réussi à Valvasone, il y a vingt-six ans de cela ? Alors, sous le coup d’une inculpation infamante pour outrage à la pudeur et corruption d’enfants, je m’étais arrangé pour désapprouver publiquement, en présence des autorités scolaires devant lesquelles je prononçais le discours commémoratif de la victoire, les millions gaspillés par le gouvernement pour reconstruire les monuments aux morts de la Grande Guerre. Scandale mais scandale politique, qui hâta ma révocation mais me renvoya avec une petite auréole de martyr. Je n’ai plus vingt-sept ans aujourd’hui, j’en ai cinquante-trois. L’opprobre que s’attache, partout et toujours, le scandale sexuel me stimule au lieu de m’effrayer. Tant pis pour les vestales de la Révolution, qui perdront un feu où réchauffer leur piété. À l’article de la mort, au moment de comparaître devant Dieu, je ne puis par complaisance, même pour mes amis les plus chers, jouer à la belle âme. La vérité, c’est qu’à peine je l’eus aperçu, lui mon splendide et insolent bourreau, appuyé contre une des arcades, les bras croisés et le sourire aux lèvres, je me sentis prêt à la plus honteuse capitulation. Inutile de chercher à sortir la tête haute, à quitter le théâtre du monde sous les applaudissements. L’heure n’est plus ni à l’hypocrisie personnelle ni aux mensonges par dévouement à une cause quelle qu’elle soit. Ce moment suprême, que j’en profite pour m’assumer dans toute l’abjection de mon destin !
Ce samedi 1er novembre, après une bonne journée de travail – le facteur chômant la Toussaint ne m’apporta ni demandes d’interviews ni paires de tibias – je sortis vers neuf heures. Je tendis mon front à maman, qui m’examina avant de m’embrasser.
« Ne rentre pas trop tard, Pier Paolo, tu es fatigué.
— Mais non, maman, où as-tu pris ça ? »
Elle avança la main et me toucha la paupière droite.
« Ta paupière tombe, me dit-elle, c’est un signe. »
Je tressaillis. Comment savait-elle que depuis vingt-cinq ans le tableau de Caravage me hantait ?
« C’est vrai, opinai-je en revenant de la salle de bain. Le résultat d’un peu d’insomnie. Je dîne avec Niletto et je rentre.
— Pourquoi ne vient-il plus ? me demanda-t-elle. Pourquoi je ne l’entends plus sonner à la porte ?
— Mais tu sais bien qu’il s’est marié, maman !
— Ah ! Une femme te l’a pris, c’est cela ? murmura-t-elle sans me regarder, comme s’il était inutile de discuter une fatalité inévitable.
— Ce sera moi le parrain de leur enfant ! déclarai-je pour la rassurer. Ils me l’ont demandé, j’ai dit oui. Et toi, tu prépareras le gâteau ! »
Levant de nouveau les yeux, elle me fixa avec une insistance inaccoutumée.
« Tu t’es remis à fumer trop, mon petit. Tu me remplis deux cendriers de mégots tous les jours. »
Une inspiration subite me saisit.
« Ne sois pas triste, maman, dis-je à son oreille. Tu ne seras pas seule demain au cimetière. »
Ce fut à son tour de tressaillir. Elle se recula et me demanda, les lèvres tremblantes :
« Pas seule au cimetière ? Que veux-tu dire ?
— Oui, j’irai avec toi, maman.
— Ce sera bien la première fois que tu te décides à m’accompagner ! » s’exclama-t-elle, bien qu’il n’y eût aucun reproche dans sa voix.
Chaque année, le jour des morts ramenait une petite dispute affectueuse entre nous. Je me refusais à la suivre parmi les sépultures du Verano où elle se promenait en souvenir de Guido, faute d’être à Casarsa pour fleurir sa tombe.
« Adieu », murmura-t-elle sur le pas de la porte. Elle me bénit d’un signe de croix.
« Bonsoir, maman ! »
D’un bond je franchis les trois premières marches. De quoi se préoccupait-elle ? Tant que je resterais maître de ma paupière gauche, aucun danger en vue pour moi. Nul besoin de me tenir sur mes gardes, selon le serment que je m’étais fait jadis au premier étage de la Villa Borghèse ; si à présent par l’âge je pouvais m’identifier à Goliath, le sort n’avait pas encore désigné celui qui serait mon David ; et rien ne m’empêcherait, cette nuit comme les autres nuits, d’aller tenter ma chance place de la gare après avoir dîné avec Danilo.