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As-tu remarqué à quelle date reviennent les saints les plus âgés du calendrier ? Nicolas le 6 décembre, Sylvestre le 31 décembre, Antoine abbé le 17 janvier, Catello le 19 janvier, Felice le 25 janvier, Ciro le 31 janvier, Biagio le 3 février. Tous avec les attributs de la vieillesse, tels que longs cheveux blancs, barbe touffue, grand manteau tombant jusqu’aux pieds, capuchon sur la tête. Figures du cycle solaire qui s’achève, de l’année qui meurt. Sylvestre, pour défaire le dragon tapi dans les profondeurs du mont Capitole, dut descendre trois cent soixante-cinq marches avant de rencontrer la bête, un nombre que la légende n’a pas choisi au hasard.

Fin décembre et janvier ramènent, en même temps que les prémices du renouveau astronomique, les saints les plus jeunes : Jésus le 25 décembre, les Saints Innocents le 28 décembre, Sébastien le 20 janvier, Jean soldat le 31 janvier. Relève de l’année défunte par l’année nouvelle, expulsion des pères par les fils : le rituel chrétien ne fait que reproduire le mystère du cycle solaire et de la nature qui s’épuise pour se féconder à nouveau. Les pays germaniques et anglo-saxons, quoique moins païens que l’Italie, associent étroitement le berceau du Christ et la barbe du père Noël.

Vous autres, en Campanie, êtes particulièrement sensibles à l’accouplage symbolique de vos saints. À Gragnano, vous fêtez l’imberbe Sébastien le lendemain du jour où vous avez porté en procession Catello courbé sur son bâton. Les marins de Vico Equense sortent en même temps de l’église, pour les exposer devant la mer dont ils cherchent à se gagner les faveurs, le simulacre encapuchonné de Ciro et la statue à demi nue de Jean soldat adolescent.

À Naples, la nuit du 31 décembre, vous jetez par les fenêtres les vieux objets hors d’usage. Dans la vie domestique aussi, il faut que l’ancien cède la place au jeune. Assiettes fêlées, chaises défoncées, armoires bancales : tout est précipité du haut des maisons. Les passants doivent prendre garde à ne pas être assommés par la chute de centaines de bahuts et de fauteuils, balancés sans aucune précaution des étages les plus élevés. Coutume qu’on a souvent décrite : en a-t-on bien compris le sens ? Le bois qui a servi à fabriquer les meubles retourne au sol où il plantait autrefois ses racines. La faïence des plats ébréchés retourne à la terre d’où le potier a tiré la matière à pétrir.

À la même heure, sur le coup de minuit, éclatent des milliers de pétards que vous avez préparés pendant le mois de décembre et que vous lancez maintenant vers le ciel. De chaque seuil, de chaque balcon fusent les gerbes multicolores, les girandoles qui s’épanouissent en coruscants bouquets d’étincelles. Mouvement inverse du précédent, complémentaire du précédent, et que n’engendre pas quelque puérile frénésie pyrotechnique, comme le croient les observateurs trop hâtifs, mais la nature même du sous-sol. Songe à la matière ignée, à la braise des volcans seulement assoupis dont le réveil est toujours à craindre pour Naples. Il n’y a pas si longtemps qu’une lampe à alcool tombée au milieu des copeaux embrasa la grotte qui servait d’arrière-boutique à un menuisier. Les flammes s’étendirent en quelques instants à l’ensemble des magasins naturels creusés dans le flanc de Pizzofalcone. Les pompiers ne purent venir à bout de l’incendie. Répandu sous la colline à travers mille canaux, il se propage encore, destiné peut-être à rejoindre, s’il ne s’éteint plus, celui qui flambe à jamais, sans commencement ni fin, depuis l’aride solitude des champs Phlégréens jusqu’aux landes calcinées de Pompéi. Tous, à Naples, vous vivez en intimité étroite avec le feu invisible qui couve en permanence dans le tuf poreux de votre ville. Par les explosions de la Saint-Sylvestre, que faites-vous d’autre que le libérer pour une nuit ? Chaque fenêtre devient un cratère à l’imitation du Vésuve. Étincelante fantasmagorie, qui n’a rien à voir avec cette folie du pittoresque que l’étranger vous prête.

Échanger le bas contre le haut et le haut contre le bas : voilà le besoin, partout ailleurs inconnu, qui s’empare de ton peuple avec une violence périodique. Ce qui est au-dessus doit descendre et ce qui est caché sous la surface doit jaillir hors du sol, de même que Sylvestre s’enfonçant à l’intérieur de la terre croise l’astre ascendant de Jésus.

Toi, tu m’annonces fièrement que tu vas te marier. Tu vas te marier, à peine obtenu le bail de cet appartement du Vomero, calata San Francesco, au faîte de la colline. Tes parents étaient sortis d’un basso de San Gregorio Armeno pour aller occuper les quatre pièces de Porta Capuana où tu m’as emmené. Cette visite, crois-tu que je ne m’en rappelle pas chaque détail ? Le salon aux rideaux tirés, dont les meubles recouverts de housses ne servent que deux ou trois fois par an ; la chambre où tu dormais avec tes trois frères ; la salle à manger aussi peu utilisée que le salon ; le jardin suspendu où ton père somnolait dans une chaise longue, pendant que ta mère faisait le tour de ses pots de basilic et de menthe, sous la tonnelle où tu lis présentement mon récit. Leur fils, continuant ce mouvement vers le haut, habitera au sommet de la ville, rêve de tout Napolitain. Ma première réaction, bien sûr, est de t’approuver. À toi la lumière et le bon air qui ont manqué à tes grands-parents. Ta Giuseppina élèverait vos enfants dans des conditions décentes. L’humidité, la pénombre, le défaut d’hygiène condamnent les trous insalubres de Spaccanapoli, Qu’il soit clair, une fois pour toutes, que je ne blâme pas dans le progrès l’amélioration matérielle, quand elle apporte aux familles le confort indispensable. Une salle de bains, une chasse d’eau, une fenêtre qui ouvre sur le ciel… Est-ce moi qui prêcherais que suffisent le pain sur la table et la Bible près du lit ? Le romantisme de la misère n’est pas mon fort. À la fois béni et infâme me paraît chaque basso : béni en tant que couloir de communication avec les galeries souterraines, infâme en tant que lieu assigné aux pauvres par l’égoïsme des riches. Monte tant que tu voudras sur le Vomero. Mais n’oublie pas ces cavernes obscures d’où les tiens sont issus. Je ne te parle pas d’une vague fidélité sentimentale à emporter sur ta butte. Je te parle de cette corrélation mystérieuse qui unit à Naples le haut et le bas.

Gennariello, mon amour, t’aimerai-je encore lorsque tu surplomberas le golfe de ton belvédère ?

Tu rêves d’une ascension continue : géographique, qui te hisserait de l’antre de Spaccanapoli à la terrasse panoramique des quartiers résidentiels ; professionnelle, qui échangerait ton emploi intérimaire de poseur de vénitiennes contre un poste salarié dans le secteur public ; enfin sociale, qui te porterait de l’état suspect de célibataire à celui respecté de mari.

Que « tendre vers le haut » soit ton ambition de citoyen, je ne t’en ferai jamais le reproche. Tâche simplement, je t’en supplie, de rester en contact avec le bas de ta ville, avec le monde souterrain sur lequel Naples est bâtie. Quand toutes les autres métropoles de l’univers, honteuses de leur sous-sol, le livraient aux égouts et aux rats, Naples aménageait le dédale de ses galeries en lieux de mythe et de dévotion. Crypte de San Pietro ad Aram, crypte des Âmes du Purgatoire, catacombes de San Gennaro : mêle-toi à la multitude silencieuse qui vient brûler des cierges sous ces voûtes transformées en cimetières. Toi aussi, retenant ton souffle, tu t’avanceras sur la pointe des pieds. En présence d’un culte qui ne s’adresse pas seulement aux âmes de quelques morts, mais touche aux racines du monde.

L’histoire de Naples et de l’Italie n’a-t-elle pas commencé à Cumes ? Nul autre endroit ne me donne plus le sens du sacré que ce long corridor percé dans la colline, au bout duquel la Sibylle est censée avoir prédit à Énée les destinées de Rome. Creusé dans ses profondeurs, le flanc de la roche eubéenne recèle une spélonque où vaticinait la pythie. La parole qui déciderait de ton avenir, te crois-tu dispensé de l’implorer de sa bouche, près du trépied fumant nimbé de vapeurs soufrées ?

En tout cas, réfléchis. Prends ton temps. Examine le pour et le contre avant de déménager. Ta première faute a été de postuler un emploi à la mairie. « Marié ou célibataire ? » t’a demandé le préposé. La réponse pour lui allait de soi. Tu avais écrit ton âge sur le questionnaire : vingt-cinq ans. La robuste silhouette qu’il voyait de l’autre côté de son guichet lui aurait enlevé son dernier doute. Stupéfait de ton aveu, il t’a mis au dernier rang de la liste d’attente. As-tu pensé à qui ton mariage ferait le plus de plaisir ? À don Michele, que tu dis détester. Aux religieuses de San Gregorio Armeno, qui se réjouiraient d’avoir élevé un bon chrétien. À ton frère contremaître chez Alfa Romeo, qui n’aurait plus besoin de rougir quand ses camarades de cellule lui demanderaient de tes nouvelles avec une insistance soupçonneuse. « Pas encore marié le frangin ? » Non, pas encore marié ! Pas encore installé à la cime ! Aie le courage de résister aux pressions ! Interroge la Sibylle dans son antre ! Plonge sous terre à la rencontre de celle qui détient les derniers secrets !

Mais toi, en me lisant, je sais très bien ce que tu rumines dans ta tête. « Que me parle-t-il de Cumes et de Virgile et de pythie ? Pourquoi cette emphase poétique ? cette évocation trépidante d’une Antiquité plus que morte ? Alors que je me tourmente en attendant sa réponse sur le seul point qui m’importe : me donnera-t-il, oui ou non, cette garantie bancaire que le notaire me réclame et sans laquelle le bail de la calata San Francesco me passera sous le nez ? »

Méfiance ? Avarice ? Veux-tu que je t’avoue toute la vérité, dût-elle me faire honte ? Impossible d’ailleurs que tu ne l’aies pas devinée. Je ne t’accorderai pas l’aval que tu me demandes, parce que… Non ! Je n’arriverai pas à coucher sur le papier ces mots qui, écrits noir sur blanc, deviendraient une infamie !

Il faudrait te faire un tableau complet du bonheur qui m’inonde dès que, sorti du Latium par la porte de Terracina dont l’arche monumentale indique la frontière de l’ancien royaume des Bourbons, je m’avance dans le pays des buffles, des oléandres et des citronniers. Tout concourt à ma délectation : le souffle caressant des brises qui se lèvent de la mer, les charrettes qui roulent au trot saccadé des ânes, les matrones assises sur le bord de la route près des pastèques mûres dont elles offrent au voyageur assoiffé une tranche écarlate, le chant rauque du berger couché sous un hêtre derrière une haie de roseaux, une voile à l’embouchure du fleuve, les filets tendus au-dessus des eaux flavescentes… Et puis, quand commence la descente sur la ville, et que je m’enfonce dans les rues sous les fils de fer chargés de linge… Mais les coins de ta bouche se relèvent dans une moue sceptique, tant que je me limite à la louange des palais, des églises, des pyramides baroques, des cloîtres peints, de l’incomparable décor napolitain. « Vraiment ? Ses yeux ne s’attachent qu’à ces beautés et à ces surprises-là ? Quand se décidera-t-il à être sincère ? »

Bon, soyons franc. Je ne veux pas te perdre, Gennariello. Ne te mets pas hors d’atteinte… Renonce à te marier… Laisse-moi un espoir… Une fois juché sur le Vomero, rien ne s’opposera plus à ton mariage. Jusque-là, je peux lutter à armes égales contre ton éducation chez les sœurs, contre le chantage des communistes. Tout seul, te serais-tu fiancé ? Qu’a-t-elle de si irrésistible, ta Giuseppina ? Est-ce un goût spontané que tu as suivi ? À ta place, je serais moins sûr de ne pas m’abuser. Don Michele, ton frère, les slogans de la télé, le refrain des médias, fais à chacun sa part. Ah ! Gennariello, je ne te demande aucune réponse définitive. Réfléchis… Ne t’engage pas à la légère… Tu crains que je ne t’influence ? Non. Je te répète seulement : laisse-moi espérer… Rien qu’une lueur… Même si c’est horrible pour moi que tu me soupçonnes de te tenir par l’argent ! Crois-tu que ton raisonnement m’échappe ?

« P.P.P., d’où vient-il, après tout ? Du Frioul ! À moitié Autrichien ! Homme du Nord ! Le dernier de cette longue lignée de rapaces qui, sûrs d’eux grâce à leur provision de devises, fondent sur la Méditerranée pour satisfaire leurs envies en profitant de notre pauvreté. Avant lui Krupp avait choisi Capri, Glœden Taormina, Lawrence séjournait en Syrie, Gide à Biskra. Et lui ? Parce qu’il trouve l’Inde ou le Kenya trop éloignés, va-t-il planter à Naples son quartier général ? Que voulait-il dire en m’implorant de rester “en contact avec le bas de la ville” ? À portée de son désir, oui ! Dois-je prêter foi à toutes ces billevesées sur le feu souterrain, le mystère des catacombes et je ne sais quoi encore ? Hum ! J’ai peur de ne deviner que trop bien ce que tout cela, en clair, signifie. Mais s’il table sur notre pauvreté pour nous garder indéfiniment à sa disposition… »

Arrête, Gennariello ! Ne va pas plus loin ! Tiens, je t’envoie tout de suite l’aval pour le notaire, si tu penses la moitié de ce que tu viens d’avancer. Tu verras que je ne compte pas sur ta dépendance financière pour m’assurer de ta soumission. Marie-toi ! Si tu ne m’aimes pas, que le besoin d’une aide matérielle ne t’amène pas à une lâcheté. Tu es libre. Naples n’est pas seulement mon « vivier », comme j’ai cru te l’entendre dire. Si tu as proféré ce mot, rétracte-le, je t’en conjure. Mot atroce ! J’ai mille autres raisons d’adorer ta ville.

Hélas ! quand viendra l’occasion d’y retourner pour un de mes derniers films, tu ne seras plus pour moi qu’un ami distrait par le souci de sa petite famille. Tu te montreras aussi gentil, aussi chaleureux, mais à condition que je me tienne au second rang dans ton cœur. Eh bien soit ! Il est peut-être temps de te retirer, Gennariello. Prenons congé l’un de l’autre. Adieu. Si jamais je fais appel à toi, ce sera pour me servir de guide dans les ruelles de la vieille capitale. Ne crains pas que je t’importune par mes supplications, que je cherche à détruire ton couple. J’ai perdu mon pari avec toi. Giuseppina a gagné. Je m’avoue vaincu. Seconde de mes défaites après la disparition jamais acceptée, jamais oubliée, de Svenn. Tu me trouves bien tranquille, n’est-ce pas ? Je me reconnais trop vite battu ? Tu penses que le garçon aux semelles de caoutchouc et aux cheveux ébouriffés a déjà pris ta place ? Que je l’attends ? Que je compte sur lui ? Qu’il me rejoindra d’une façon ou d’une autre ? Peut-être.

Survivrai-je à un troisième échec, si l’amour vient me reprendre un jour par la main puis me lâche sans tenir sa promesse ?