15

Mon père rentra du Kenya au mois d’août. Nous n’attendions pas sans effroi son retour, persuadés qu’il nous reviendrait d’une humeur intraitable, après quatre ans de captivité, l’écroulement du fascisme, la fin ignominieuse de Mussolini, la faillite de ses propres ambitions militaires et la ruine de son avenir. Mais, soit usure de son organisme, soit excès de déboires et d’humiliations, soit que l’ultime sujet d’orgueil pour l’officier déchu, les dispositions sportives de son fils cadet à qui il avait communiqué le goût des armes à feu et de la chasse, dût être remisé après la mort de Guido, toujours est-il que le capitaine, loin de faire la réapparition fracassante dont nous tremblions par avance, s’assit humblement dans un coin de la cuisine et demanda un verre de vin rouge.

Nous crûmes qu’une fois revigoré il nous assommerait de ses jérémiades et de ses récriminations. C’était compter sans la profondeur de son amertume, l’abîme de son dégoût. Au dernier étage de la maison se trouvait une mansarde inhabitée qui servait de fourre-tout pour les meubles au rancart. Il décida de se retirer dans ce galetas poussiéreux, pendant la nuit et la plupart des heures de la journée. Il se jetait tout habillé sur un lit de sangles rapporté d’une ancienne garnison, ne descendant que pour les repas. Il ne reparla plus jamais de son quatrième galon manquant, ne songea pas une seule fois à reprendre son droit conjugal, abandonna toute prétention à tenir les rênes du gouvernement domestique. Réduit à l’ombre de lui-même, nous l’entendions traîner ses savates sur le palier d’en haut et marmonner des mots sans suite. Par instinct militaire, il s’était installé sur une position élevée d’où il pouvait surveiller nos allées et venues ; par dérision, il avait choisi ce dépotoir de chaises bancales et d’objets inutilisables, symboles de sa carrière en miettes et de ses espérances au rebut.

Je déposais chaque soir devant sa porte une fiasque de pinot, qu’il buvait tout seul entre les trophées de ses campagnes suspendus aux poutres. Deux litres quotidiens de vin rouge à quatorze degrés. À table, il mâchonnait sans rien dire avec les chicots rescapés de la carie et le bœuf bouilli dont quelque filament restait accroché à sa moustache. Te souviens-tu de l’époque où il me couchait sur la table de la cuisine pour verser dans mes yeux le collyre ? L’effort de me maintenir immobile retroussait alors ses dents sur ses lèvres, et l’incisive couronnée d’or brillait sur le devant de sa mâchoire. Il n’avait plus à me montrer, maintenant, que sa bouche dévastée. Ses yeux injectés de sang coulaient en permanence sous l’effet de l’alcool ou à force de retourner les mêmes pensées fixes. Avec le temps, cette tyrannie silencieuse et larmoyante nous parut plus pénible à subir que les fanfaronnades et les hurlements d’autrefois. Mais, au début, la sénilité précoce du chef de famille, au lieu des vantardises et des violences redoutées, nous tomba dessus comme une faveur merveilleuse. Nous pûmes nous abandonner librement à la félicité de cet après-guerre frioulan. Compte tenu des plaies récentes et des deuils, ce fut pour tous une période de détente et de bonheur, et pour moi en particulier la saison édénique de ma vie.

Quoique absolument chaste pendant de nombreux mois, ce qui ne va pas manquer de te surprendre, toi que je presse de m’accorder une marque plus tangible de l’affection que tu dis me porter. J’enseignais aux enfants des écoles publiques dans les villages autour de Casarsa. Le samedi soir, les copains venaient me chercher : les copains, oui, je ne trouve pas de meilleur mot pour désigner ceux à qui ne m’attachait que le lien vague, insouciant et joyeux des randonnées à vélo, des bals populaires et des beuveries nocturnes. Il y avait Nuto, le plus hardi avec les filles, crépu comme un Africain, luisant de sueur et de brillantine, aux boucles noires comme le charbon. Il plantait sur son guidon une branche d’aubépine dont il gardait un rameau entre ses dents pour danser. Personne ne savait comme lui se nouer autour du cou un foulard de soie, ou coller sur la fesse de son blue-jean une étoile de shérif en papier découpée dans un magazine américain. À quelque bal qu’il se rendît, les jeunes garçons préposés à la surveillance des bicyclettes se précipitaient pour prendre la sienne et la remiser en lieu sûr, tandis qu’il se dirigeait vers la piste, attirant tous les regards par son entrée tapageuse. Un autre, Manlio, aux cheveux châtains ondulés, ne quittait jamais son accordéon, exubérant virtuose, indispensable boute-en-train de toutes les fêtes de la province. Elmiro le troisième, empruntait à ses oncles fermiers une charrette attelée d’un cheval pie, sur laquelle il amenait ses cousines, dans un grand vacarme de cris et de chansons. Délicat de santé, toujours un mouchoir à la main pour étouffer une quinte de toux, il divisait par une raie soigneuse sa belle chevelure blonde dont une mèche retombait sur son front, au-dessus de deux yeux aigus et clairs comme l’acier.

Les relations avec l’autre sexe se bornaient à des flirts bénins et sans conséquence, destinés surtout à montrer aux garçons de la rive gauche du Tagliamento que ceux de Pordenone n’étaient pas en peine de conquêtes. Des filles, vite mises de côté, la rivalité passait, mille fois plus stimulante, au vin et à la musique. Les bouteilles s’entassaient sur les tables de bois dressées sous la tonnelle, tandis que Manlio, en sueur et fourbu, tirait de son instrument un dernier paso doble endiablé. Son concurrent de Faedis ou de Codroïpo, à bout de forces, criait grâce et s’avouait vaincu, les doigts raidis par les crampes. Puis, tous les quatre, nous nous esquivions dans la nuit pour nous raccompagner mutuellement l’un chez l’autre. Un léger signe de main vers la pergola portait notre adieu désinvolte aux demoiselles restées muettes sur un banc.

Commençaient alors les heures les plus riches et les plus belles de la fête, bien que je sois incapable aujourd’hui de t’expliquer notre ravissement. Pédaler en silence le long des chemins poudreux, tendre l’oreille à l’appel de la chouette, humer la brise chargée de senteurs potagères, ramasser dans l’ornière un hérisson hypnotisé par la lumière de nos phares et le rouler dans une chemise, chasser un renard des abords d’un poulailler, nous n’avions sans doute pas d’occupations plus excitantes, mais elles suffisaient à nous dilater le cœur qu’elles emplissaient d’un bonheur infini. Elmiro avait renvoyé la charrette et confié les guides à un de ses jeunes cousins. L’un de nous trois le prenait à tour de rôle sur son cadre. Nuto profita de l’occasion pour le peloter ostensiblement, planter de petits baisers dans son cou puis un gros et sonore sur sa bouche. Nous nous mîmes tous à rire de bon cœur. Le geste de notre camarade ne comportait aucune arrière-pensée équivoque, et prouvait seulement que l’entreprenant moricaud avait trop de vif-argent dans les veines pour résister à la curiosité de goûter la peau blanche et les lèvres pâles du blondin. De même, aucune gêne n’arrêtait mes amis lorsque, par une nuit de lune éclatante, l’envie nous prenait de nous baigner tout nus dans le Tagliamento, pour le plaisir de nous montrer nos corps. Il nous arrivait aussi de faire halte sur le coup de minuit au milieu du pont, afin de pisser ensemble dans le fleuve et de comparer la longueur de nos sexes. Je poussais malicieusement à ce jeu où, en quelque état que nous décidions de nous présenter, je me faisais fort de remporter l’avantage, à la grande déconfiture du don Juan de la bande, le fougueux Nuto.

Telle était l’Italie jusqu’en 1950. Sur les routes encore étroites et encore bordées de platanes, on rencontrait plus de bicyclettes que d’autos ; dans les prés, les lucioles que n’avaient pas exterminées les poudres insecticides égayaient les ténèbres de leurs ballets lumineux ; les fromages de brebis s’affinaient dans l’humidité odorante des caves, au lieu de durcir dans le compartiment cheese des frigidaires. Les jeunes mâles s’abandonnaient à une attraction mutuelle dont ils n’avaient pas conscience et qui ne les isolait pas de la communauté. Je pouvais être « moi-même » sans être « différent » ; sans même éprouver le besoin de brusquer par un élan de franchise la sensualité diffuse qui nous enveloppait plus doucement que des caresses. Je savais que je n’aurais eu qu’à tendre la main pour ajouter un supplément à mon bonheur : geste rendu inutile par l’absence d’inhibitions entre nous. Sans craintes pour l’avenir, j’étais sans exigences pour le présent. Un moment unique dans ma vie. Nous marchions dans la rue enlacés par la taille. Les bonnes gens sur leur seuil hochaient la tête sans malice en voyant deux garçons unis par un signe physique d’affection.

La tuberculose aussi faisait partie de cette Italie disparue. Elmiro partit pour un sanatorium où, envoyé trop tard, il mourrait, victime de la confiance, qu’on avait en ce temps-là dans la médecine naturelle, l’air vif de la campagne, les décoctions de robinier et le dévouement des mères, tantes, sœurs et cousines pour guérir toutes les maladies.

Chaque fin d’après-midi ramenait à Casarsa les scènes paisibles et familières d’une vie domestique partagée entre les travaux des champs et les préparatifs de la cuisine, selon le rythme des heures et la cadence des saisons. Les paysans rentraient au village sur les chars à foin tirés par une couple de bœufs roux. À la vasque alimentée par une pompe les enfants conduisaient les vaches s’abreuver. Une fillette renouait le ruban de ses tresses avant de porter le lait à la fruitière. Elle me rappelait l’Aurelia de mon enfance, aujourd’hui mariée à Udine et bourgeoise épaissie. La place devant l’église s’animait peu à peu, dans la bonne odeur de polenta qui s’échappait par les portes, tandis que les lumières apparaissaient aux croisées et que don Paolo, sa soutane relevée sur ses sabots de frêne blond, sortait du presbytère pour allumer les cierges de chaque côté de l’autel avant l’office du soir.

Nous nous réunissions le plus souvent chez les parents de Manlio, dans la ferme des Campesis, la plus grande et la plus riche du canton. Je n’imagine pas autrement l’ordre patriarcal des premiers siècles. Dans la cour, les gerbes de roseaux mis à sécher contre les pilastres de l’auvent voisinaient avec la provision de fagots et de bûches pour l’hiver. Un vestibule, où les femmes accrochaient leurs chapeaux de paille à des patères de bambou, ouvrait sur une enfilade de pièces blanchies à la truelle. Les plus jeunes des enfants, couchés deux par deux sur la barbe de maïs des rustiques matelas, comptaient au plafond avant de s’endormir les éclaboussures de chaux sur les poutres. Du linge trempait dans des bassines aussi volumineuses que des tonneaux. On arrivait à une vaste cuisine qui servait de salle à manger. De l’âtre montait une dernière lueur qui arrachait un reflet fauve au flanc rebondi des casseroles. Le grand-père, assis au bout d’une longue table, commençait à somnoler sur sa pipe. Les femmes s’affairaient à enlever les reliefs du repas, non sans mettre de côté dans un panier les morceaux encore mangeables, ainsi que des fruits et une bouteille de lait, pour les bonnes sœurs de l’orphelinat à qui un usage immémorial destinait cette offrande quotidienne.

La veillée continuait dans l’étable. Les femmes y transportaient leur ouvrage de couture et s’asseyaient en cercle sous le papier huilé antimouches accroché à l’ampoule, pendant que les bêtes ruminaient debout dans leurs stalles ou écrasaient de leurs flancs ubéreux la paille crissante. Plutôt que d’entendre les hommes restés dans la cuisine se lamenter sur les progrès du communisme et la mauvaise éducation de la jeunesse, nous préférions rejoindre les femmes et discuter avec elles sur les problèmes de l’Italie. Elles montraient un esprit ouvert et curieux, quoique en présence des maris et des frères nulle parole ne sortît de leur bouche, la seule initiative qui leur fût reconnue étant de contribuer au ravitaillement de la pieuse institution voisine.

Dans l’étable elles bavardaient librement. Nuto se plaignit un soir avec âpreté de sa condition d’ouvrier agricole, soumis au despotisme et à l’avarice des grands propriétaires. Mères et tantes Campesis, loin de se formaliser de cette attaque qui les visait directement, montrèrent de l’indulgence pour la sortie du jeune homme, où elles virent, non sans raison, un sympathique témoignage de sa vitalité bien plus qu’un acte précis d’accusation.

Un oncle de Manlio, qui s’ennuyait dans la cuisine mais aurait jugé incompatible avec sa dignité de siéger sur un escabeau entre les pensionnaires d’une vacherie, nous attendait dans la cour pour nous tendre sa gourde de grappa, en cachette des femmes.

Que du sang impétueux bouillonnât dans nos veines, et non, par contagion de nos veillées, le lait de placides mammifères, certains événements nous donnèrent l’occasion de le prouver. Un soir d’octobre, bien qu’il plût à torrents, une animation insolite régnait dans les locaux de l’Enal à San Giovanni. Le secrétaire de la section discutait avec un dirigeant de la Federterra venu exprès de Pordenone. Elmiro, qui m’avait demandé de rester avec lui, préparait sur un coin de table un manifeste, tandis que ses jeunes cousins tiraient de l’armoire bancale un drapeau rouge qu’ils déroulèrent au milieu des vivats. Les canettes de bière circulaient de main en main. De temps à autre, excité par la chaleur de l’ambiance ou par le but de l’expédition fixée au lendemain, quelque ancien partisan entonnait une des chansons de la Résistance. L’assemblée achevait en chœur le couplet. À la même heure, la même scène se répétait à Rosa avec Manlio, à Ligugnana avec Nuto.

Quelques lumières filtraient encore à minuit derrière les volets de la permanence ; deux ou trois attardés s’échangeaient des bourrades d’ivrognes sur le seuil ; une rafale de sirocco, secouant les dernières gouttes de pluie, fit claquer la bannière qui arborait au-dessus de la porte la faucille et le marteau du Parti.

Le jour suivant, dès potron-minet, de longues files de charrettes et de bicyclettes convergeaient de tous les villages vers le bourg de Gruaro. Sur la grande place devant l’église, on aurait dit, tant elle se montrait compacte, la foule du pèlerinage de la Madone, à cette différence près qu’un insigne rouge ornait les boutonnières, et qu’au lieu de vêtements du dimanche les tenues les plus variées habillaient les manifestants : salopettes de jardiniers, rustiques sarraus, blouses de bergers, anciens uniformes de partisans, bérets de police camouflés, calots de l’armée américaine, bottes prises aux Allemands. Nuto se distinguait à l’attention générale par son foulard cramoisi noué à la mousquetaire. Dans le ciel transparent lavé par la pluie de la nuit précédente, les montagnes de la Garnie découpaient leurs profils déchiquetés. Les conducteurs des autobus, qui venaient de déposer devant la poste la clientèle d’Udine, de Pordenone ou de villes plus lointaines, se demandaient l’un à l’autre, en avalant un café sous les portiques, le but de ce tumultueux attroupement. Puis, comme ni la police ni les carabiniers ne montraient leur nez, ils haussèrent les épaules et remontèrent dans leurs véhicules.

Au bout d’une allée d’ifs s’élevait la villa Pignatti, entourée d’un grand jardin et précédée d’une cour en gravier. C’est là qu’une partie de la foule se dirigea, pour exiger du propriétaire l’application de la loi récente sur l’embauche des chômeurs. Pignatti, caché derrière un volet, nous attendait avec un fusil. Devant le nombre, il accepta de recevoir une délégation. Elmiro entra avec trois camarades et fut introduit dans une pièce sombre, humide et solennelle, dallée de marbre et tapissée jusqu’au plafond de lourdes étagères en chêne. Les volumes, sous leurs reliures dorées, montaient la garde comme des sentinelles. Derrière un bureau Cavour luisant de cire fraîche, siégeait Pignatti le père, vieillard raide et cassant. Dans son dos, son fils, campé sur une paire de bottes à éperons, tenait encore le fusil. Elmiro, intimidé par ce décor et par cet accueil, gardait les yeux baissés. Le fils Pignatti, goguenard, lui demanda s’il cherchait quelque chose par terre ou si les rebelles avaient également des prétentions à émettre sur son carrelage. Alors Elmiro, sous le fouet du sarcasme, entama une discussion serrée qui n’aurait peut-être pas tourné à son avantage, mais qui dura assez pour permettre à un dirigeant de la chambre du travail d’accourir : il prévenait les propriétaires qu’il ne répondait plus ni du respect de leur maison ni de leur propre sécurité s’ils s’obstinaient dans leur refus. Pignatti le père se retira de la pièce sans céder, mais le fils s’assit à sa place derrière le bureau et signa un contrat d’embauche pour cent cinquante ouvriers.

À San Giovanni, à Rosa, à Ligugnana, à Casarsa, dans tous les villages autour de Gruaro, le tapage continua tard dans la nuit. Des libations plus généreuses que de coutume prolongèrent l’euphorie de la victoire. À vrai dire, même quand la situation avait paru le plus tendue, la bonne humeur ne s’était pas relâchée. Pendant qu’Elmiro négociait sous la menace d’une arme à feu, les rires, les plaisanteries, les chansons résonnaient sur les pavés de la bourgade. Épisode de la lutte des classes, ou partie de campagne plus corsée ? On était allé défier dans leur villa le père et le fils Pignatti, au lieu de se contenter de rivaliser autour d’un bocal de vin avec les garçons de l’autre rive, voilà le sentiment que chacun emporta chez soi, en regrettant que de telles journées ne pussent pas revenir comme les bals du samedi.

À peu de temps de là, quand le bruit se répandit qu’on allait attaquer le château des comtes Spittalbergo, toute la jeunesse du Frioul voulut se joindre à l’assaut. Les Spittalbergo, d’origine autrichienne, avaient italianisé leur nom et reconstruit leur château dans le goût gothique de 1930 : à la sortie de Bagnarola, une bâtisse fameuse dans toute la région, avec ses minuscules fenêtres en forme de meurtrières et ses tours octogonales à créneaux. Dans l’esprit des comtes elle devait évoquer, par son aspect hautain et guerrier, quelque forteresse médiévale. À moi elle rappela, aussi tarabiscotée et comique, la demeure en carton-pâte du comte de Luna que j’avais sifflée lors d’une représentation provinciale du Trouvère au petit opéra d’Udine.

Nuto, au premier rang devant la grille, se mit à donner des coups dans la serrure avec une barre de fer, pendant que ses camarades bombardaient la maison de cailloux qu’ils jetaient par-dessus le mur d’enceinte. Une tête d’homme apparut à une meurtrière. Il nous demanda en hurlant ce que nous voulions. À notre réponse (« parler, négocier »), il referma rageusement le volet puis nous le vîmes ouvrir la porte en ogive et se dresser en haut du perron, un fusil à double canon dans la main. « Écoutons un peu ce que vous avez à nous dire, cria-t-il. Qu’un seul s’avance pour venir me parler. » Cette fois, je ne pensai plus à une scène d’opéra, mais à une séquence de film de Far West, quand le bandit cerné dans son ranch tient tête à la meute des cow-boys. Hirsute, sans veste, les jambes serrées dans des molletières de cuir, l’homme au fusil devait être l’intendant du château, que ses maîtres terrés dans les pièces du fond et prêts à fuir par le parc avaient envoyé en reconnaissance.

« Un seul à la fois, hurla-t-il de nouveau, ou je tire. »

Une vieille servante sortit derrière son dos et vint en boitant ouvrir la grille. Manlio profita de ce que Nuto cherchait à se débarrasser de la barre de fer pour bondir à sa place et entrer avec l’homme qui referma la porte sur eux.

Il reparut au bout d’une demi-heure, montrant ses mains vides et secouant la tête d’un air découragé. « Rien à faire, ils refusent. » On décida d’enfoncer la porte et d’occuper le château. Nuto s’élança le premier. À peine eut-il posé un pied sur le gazon de la pelouse, que par trois fenêtres simultanément se montrèrent trois canons de fusils. Nuto, que ses camarades essayaient de retenir, continua seul à s’avancer, une détonation partit. La balle siffla à un mètre au-dessus de sa tête. Les assaillants refluèrent en désordre et coururent chercher un abri derrière le mur. Ils commençaient à délibérer sur la tactique à suivre quand un cri, jailli du centre du bourg, se répandit comme une traînée de poudre jusqu’à l’esplanade où le gros des manifestants se pressait devant le château. « La police ! » Trois ou quatre camions chargés d’agents roulaient au pas derrière une auto blindée. La colonne s’arrêta à l’entrée de l’esplanade, les hommes sautèrent à bas des camions, le doigt sur la détente du Sten, dans un nuage de poussière soulevé par leurs chaussures à clous.

Chacun serra le poing, qui sur le bâton, qui sur la bêche ou la pioche qu’il avait apportée. Nuto reprit la barre de fer à son voisin. Le capitaine, debout sur l’auto blindée qui avançait tout doucement, nous donna l’ordre de nous disperser. Le véhicule n’était plus qu’à quelques mètres, et continuait à rouler. Nous nous écartâmes à droite et à gauche. Il fendit la foule, qui se referma sur son passage et barra le chemin aux agents qui suivaient. Les policiers nous menacèrent en agitant leurs gourdins. Nous répondîmes par une levée de poings, de fourches et de houes. Mais – comment dire ? – rien de ce qu’on appelle communément antipathie ne nous dressait les uns contre les autres. Sous leurs uniformes, on reconnaissait leur origine paysanne. Nous ne pouvions pas haïr ces robustes garçons à l’accent familier, nés comme nous de familles pauvres, et plus miséreuses encore que les nôtres, puisqu’ils s’étaient arrachés à la terre trop ingrate pour se reconvertir dans ce sale métier.

L’ardeur à s’échanger des coups peut avoir d’autres motifs que la haine. Quelques secondes suffirent pour faire un champ de bataille. Nous luttions corps à corps et roulions sur le sol en serrant dans nos bras un adversaire qui ne pouvait compter que sur la force de ses muscles. Ni les cris ni les insultes ne manquèrent. Nous nous encouragions mutuellement par des plaisanteries et des bouts de refrains lancés à tue-tête. Le sang coula : du sang frais et léger d’égratignures bénignes, qui nous excitait à nous battre de plus belle. Les plus âgés furent les premiers à s’enfuir. Poursuivis par les agents qui brandissaient derrière eux leur matraque, ils ne réussirent pas tous à se sauver ; un blessé grave, le seul de la journée, resta sur le terrain. Les jeunes ne voulaient pas reculer d’un pouce, jusqu’au moment où arrivèrent en renfort des camions de l’armée. Les soldats empoignaient nos camarades et les chargeaient sur leurs véhicules. Débandade et sauve-qui-peut général. Des gamins qui pouvaient avoir seize ans décanillaient avec la même allégresse bondissante que deux ou trois ans plus tôt, lorsque, encore en culottes courtes, le patron d’un vignoble les surprenait à voler du raisin.

Le crépuscule tomba sur l’esplanade vide, d’où les camions emportèrent une vingtaine de prisonniers malchanceux. Au même moment, les cloches du rosaire lancèrent leur carillon, d’autant plus net et pur que tout était silencieux dans le village, et les habitants barricadés dans leurs maisons. On distinguait au loin, dans l’intervalle entre deux battements, les cloches des bourgades voisines. À Ligugnana, à San Floreano, à Borgo Braïda, partout dans la plaine du haut des campaniles descendait l’appel à la prière. Plus loin encore, à Codroïpo, à San Vito, les cloches sonnaient aussi, plus faiblement à nos oreilles qui avaient l’impression de recueillir, échappé du fond des âges, le soupir des générations passées. Le tintement des siècles flottait sur les champs, aussi mélancolique et impalpable que la brume du soir. Je m’étais réfugié, avec Manlio, Elmiro et Nuto, dans une grange à foin. Nous sortîmes par les rues fraîches et sombres. Quelques femmes, en rasant les murs, se hâtaient vers l’église où celles qui les avaient précédées entamaient déjà, agenouillées devant l’autel, l’action de grâces vespérale.

Le devoir de servir la propagande de mon parti m’obligerait à souligner la simultanéité de la victoire policière et de l’office religieux : collusion manifeste entre le pouvoir politique et l’autorité cléricale. Seul un bureaucrate élevé à une école abstraite aurait le courage de soutenir une telle opinion. La vieille finesse paysanne sait, de tout temps, qu’il faut aux jeunes hommes de la terre, si paisibles d’aspect, gens d’habitudes et de scrupules, accordés au rythme des saisons, un exutoire périodique à la violence de leur sang : danser jusqu’à exténuation, boire jusqu’à effondrement, quelque bonne rixe à la sortie du bal et, si ces exorcismes ne sont pas suffisants, descendre en bataille rangée pour un simulacre de combat militaire. Les manifestants de Bagnarola croyaient peut-être, parce qu’ils arboraient une étoile rouge à leur boutonnière, militer pour l’avancement du communisme international ; de même que leurs adversaires – serfs de la glèbe eux aussi bien plutôt que de la Démocratie chrétienne, malgré la substitution du casque et du treillis à la blouse et au sarrau – s’imaginaient défendre les institutions de la République. En réalité, ni Togliatti ni De Gasperi ne présidèrent à l’affrontement. Dans les deux camps, on obéissait sans le savoir à des lois cachées datant de plus de vingt siècles. Il entre dans les desseins de la nature que les mâles les plus vigoureux par l’âge ou la constitution en viennent de temps à autre aux mains et répandent un peu de leur sang, comme il convient à ses plans que les femmes se rendent à l’église, joignent les mains devant la Madone et chantent des hymnes en son honneur. Bagarres, coups, horions et blessures d’un côté ; de l’autre murmure des prières et unisson des cantiques : tout, dans cette journée historique de l’assaut contre la seigneurie locale, se révélait conforme à l’antique sagesse de la terre.

J’allais dire : « à l’ordre éternel des choses », sans ma répugnance à utiliser une formule qui a toujours servi à justifier l’immobilisme et la domination des pauvres par les riches. Pourtant, je serais fondé à employer de tels mots : ne m’étais-je pas engagé à fond, et peut-on m’accuser de m’être tenu au-dessus de la mêlée, moi qui prendrais bientôt ma carte du Parti par haine de l’égoïsme et de la dureté des propriétaires ? Malgré tous les abus commis sous prétexte que les étoiles occupent une place fixe dans le firmament et que l’univers obéit à des lois immuables, ferme reste ma conviction qu’on ne comprend rien aux grandes démonstrations politiques de l’après-guerre, si on ne les relie pas aux autres cérémonies de la liturgie rurale, fêtes de baptême et de mariage, pèlerinages au sanctuaire de San Daniele du Frioul, foire aux bestiaux, nuit de la Saint-Jean cortèges de carnaval. L’Italie d’alors, imagine-la sous les traits de la Grande Mère aux multiples mamelles des anciens cultes orientaux, l’Artémis noire d’Éphèse que nous avons vue au musée de Naples. Embrassant tous ses fils dans une communauté sans frontières ni discriminations, fermant les yeux sur leurs écarts de conduite ; religieuse au sens étymologique du terme ; tendre, chaleureuse, paysanne, sensuelle, policière déjà, mais pas plus qu’il ne fallait pour mater l’insubordination des jeunes hommes, lesquels ne tiraient ni de Marx ni de Gramsci l’énergie nécessaire à un coup de main sur les châteaux.

Dans l’étable des Campesis, on commenta l’échec de Bagnarola. Les femmes louèrent la modération des agents. Nuto se récria en citant l’exemple de X…, relevé avec une fracture du crâne. « Une bavure, dit la plus vieille de la tribu, rien qu’une bavure. C’est comme quand ton père te flanquait une taloche à te faire pisser le sang du nez. La force publique doit rester la force publique », conclut-elle en ajustant ses lunettes pour compter les mailles de son tricot. Cette sentence mystérieuse sembla recueillir l’assentiment général, car on n’entendit plus dans l’étable que le sourd froissement de la mastication bovine et le bourdonnement des mouches au-dessus du tas de fumier. La mère et les tantes de Manlio, qui avaient relevé la tête pour écouter la réponse de l’aïeule, piquèrent à nouveau le nez sur leur ouvrage de couture. Nuto s’agita un peu sur son tabouret puis, pour montrer sa bonne volonté, cala entre ses genoux une pelote et guida le dévidage de la laine, comme s’il reconnaissait, dans la soumission exempte de servilité de ces femmes, le pendant nécessaire à son instinct de rébellion.