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Valvasone : un village à cinq kilomètres au nord de Casarsa. Pendant deux ans j’y ai été professeur : mes deux dernières années de vie dans le Frioul. Je m’y rendais à bicyclette, par une route qui ondule entre champs de maïs, arpents de vigne et cultures de betteraves. Autant Casarsa manque de charme pour un étranger, autant il trouverait d’agrément à Valvasone. Au pied du château, le collège occupait une vétusté maison romane, en bordure de l’esplanade plantée d’un quinconce de châtaigniers centenaires. Le château n’est qu’une grosse bâtisse rustique, perchée sur une butte. Dans l’ancien parc, transformé en jardin public, on entre par un portail de pierre surmonté d’un blason effrité par le temps.

Jardin de proportions modestes – les seigneurs locaux n’avaient jamais dû être bien riches – mais dégageant une séduction infinie grâce à quelques vestiges mélancoliques : un reste de labyrinthe de buis, deux lions de pierre couchés dans l’herbe, dont l’un a perdu la queue et l’autre, avec le seul œil qui lui reste, fixe un regard éteint sur les candélabres dressés de l’araucaria solitaire. Végétation abondante et folle d’acacias touffus, de rosiers sauvages, de fleurs au gré des saisons. La municipalité, sur les reliquats du budget, payait un jardinier temporaire, dont l’unique fonction, à l’époque où je fréquentais les allées envahies par les ronces et par le chiendent, semblait être de ramasser avec un râteau les feuilles mortes des marronniers et des chênes, les pignes tombées des sapins. Il les poussait vers une sorte de décharge aménagée dans le fond du parc à l’intérieur d’un fourré.

J’enseignais le latin, l’italien, l’histoire et la géographie. Lectures d’auteurs modernes en italien, commentaires de journaux pour l’histoire et la géographie. C’est le latin qui me donnait le plus de peine : originaires de familles pauvres, mes élèves ne mangeaient pas chaque jour à leur faim. Recroquevillés dans leurs blousons trop légers de fibranne, ils se serraient contre le poêle en soufflant sur leurs doigts. À les voir se battre contre les ablatifs et les déponents, je me faisais l’effet d’une dame de la Croix-Rouge qui distribuerait des chapeaux hauts de forme à des nécessiteux.

Dès que le temps le permettait, nous quittions nos locaux décrépits pour nous rendre dans le parc du château. Rosa rosae, ils me récitaient leurs déclinaisons entre deux buissons de roses. Devant leur mine pathétiquement rebutée par la variété des suffixes grammaticaux, j’inventai un jour le monstre Userum, pour qu’ils s’amusent à retenir les terminaisons des adjectifs us er um. J’avais ce qu’on appelle la vocation pédagogique. Mes élèves s’attachaient à moi et s’instruisaient aussi rapidement que pouvaient le leur permettre l’absence de livres dans leurs foyers, l’indifférence ou le mépris de leurs parents pour les livres. L’école, telle qu’elle est organisée en Italie, profite seulement aux enfants qui trouvent un enseignement complémentaire chez eux, à la table de famille, en écoutant la conversation du père avocat, professeur ou médecin. Les grandes vacances, meublées de lectures et de voyages pour les fils de la bourgeoisie, étaient fatales à mes élèves qui revenaient l’esprit en friche après deux mois d’oisiveté.

Ce métier, l’aurais-je quitté de moi-même ? J’essayais de me montrer aussi impartial que possible, sans faiblir devant la beauté d’un visage ni favoriser l’adolescent dont le premier duvet orne la lèvre d’une ombre provocante. À peine si les quelques blonds auraient pu se plaindre d’une sévérité parfois injuste. Je leur faisais, malgré moi, payer la faute de me rappeler le garçon qui m’avait refusé l’accomplissement de notre amour.

D’amour il n’était pas question lorsque, après l’horaire, il m’arrivait de m’attarder avec un jeune dans les allées obscurcies de l’ancien parc et de me laisser entraîner vers cet endroit secret dans le fond où les feuilles mortes de la décharge, selon les recommandations du joueur de flûte, nous offraient un refuge naturel. Inutile de chercher qui prenait l’initiative d’une visite dans le taillis. Un échange de regards, de sourires, une cigarette fumée à deux sans parler : pacte conclu. Je n’aurais jamais songé à attirer contre son gré un de mes élèves, ni à en suivre un dont l’aspect déjà viril et la présence d’un début de barbe au menton ne m’eussent pas certifié la pleine responsabilité de son choix. Nul ne put se vanter d’être allé deux fois avec moi dans le fourré. Par fidélité à Svenn, je ne voulais m’attacher à personne. Je n’apportais aucun cadeau en appât.

Dans le dépotoir du jardinier, nous trouvions des feuilles mortes en décomposition, des pommes de pin pourrissantes, des papiers sales, des gravats apportés du mur d’enceinte en réfection, des mottes de chiendent, des capsules de Coca-Cola et des bouteilles vides provenant de la buvette du dimanche. Ce lit de détritus t’aurait paru inconfortable : à moi il causait une excitation particulière, telle que ni matelas ni paire de draps blancs ne m’en a procuré par la suite.

Comme un orage dans le ciel serein, la catastrophe me prit au dépourvu. Giorgio R…, dix-sept ans, grêlé, joufflu, crut que c’était un péché que de s’être couché pendant cinq minutes avec son professeur au milieu des ordures. Il se précipita à l’église, s’agenouilla dans le confessionnal et raconta tout au curé de Valvasone. Ce prêtre flaira l’occasion de discréditer un des jeunes dirigeants communistes de la province, dont les écrits muraux mettaient en difficulté la propagande démocrate-chrétienne dans l’affaire Mindszenty. Il me dénonça aux carabiniers, qui me citèrent devant le préteur de San Vito al Tagliamento, bien que les parents n’eussent pas porté plainte.

Rapport du brigadier des carabiniers de Cordovado, en date du 22 octobre 1949 :

 

« Nous trouvant à Casarsa en service le 10 courant, vint à notre connaissance par un informateur que dans la fraction de Valvasone s’était vérifié un scandale. (Rien de tel, en vérité, l’informateur n’étant autre que le prêtre, qui fut le seul à savoir les faits et le seul à les divulguer.) Comme aucune plainte (et pour cause) ne parvenait au Poste, nous nous sommes rendus, à but informatif, le 14 courant dans la fraction de Valvasone, pour demander à des personnes impartiales et de bonne foi plus amples renseignements sur le scandale ou la suite de scandales avec des garçons du collège. Malgré notre invitation à se rendre au Poste, les parents des mineurs en cause ne se sont pas présentés. Le 21 courant nous sommes retournés dans le lieu-dit et nous avons demandé aux parents des mineurs s’ils entendaient porter plainte contre le professeur P.P.P. Les chefs de famille, après hésitation, nous ont fait comprendre qu’ils se réservaient le droit de porter plainte. Une mère, interrogée, nous a déclaré qu’elle devait consulter son mari. En conclusion, puisque la partie lésée s’est réservé le droit de porter plainte, et considérant que le scandale a éclaté devant tout le monde et soulevé l’indignation générale, nous avons pourvu à compiler le présent procès-verbal en trois exemplaires. »

 

Le préteur de San Vito al Tagliamento m’inculpa de corruption de mineurs et d’actes obscènes commis dans un lieu public.

Méprise ton ami, Gennariello : au lieu de profiter de l’occasion pour affirmer à voix haute que sa vie privée ne regardait personne, au lieu de dénoncer la grossièreté politique de cette manœuvre concertée entre la police et le clergé contre l’avis des familles peu désireuses, apparemment, de se séparer du professeur de leurs enfants, il s’est platement écrasé devant le magistrat. Je déclarai (paroles textuelles consignées dans le procès-verbal) avoir « tenté une expérience érotique de caractère et d’origine littéraire, inspirée par la lecture d’un roman homosexuel d’André Gide ». Où est le coq qui a chanté pour me faire rentrer dans la gorge cette vilenie ? Pour la première fois où ma condition de diverso se manifestait au grand jour, je me suis empressé de la renier. Attribuer les événements de Valvasone à une influence étrangère, à un épisodique dérapage intellectuel, c’était protester de la bonté foncière de ma nature, promettre de ne plus dévier.

Les journaux de droite se dépêchèrent de corner la nouvelle. « Grave accusation contre un maître d’école », titra le Messaggero Veneto du 26 octobre. « Professeur poursuivi pour immoralité », claironna le Gazzettino du même jour, en rapportant ma phrase sur Gide. Le chroniqueur oublia heureusement de reproduire ma citation en entier. « André Gide, qui a reçu le prix Nobel il y a deux ans », avais-je dit au préteur. La honte d’avoir été pêcher une circonstance atténuante dans les lauriers académiques d’un de mes écrivains préférés me brûle encore les joues. L’Unità attendit trois jours avant de publier dans son édition provinciale un entrefilet qui, sans mentionner mon nom, signalait le cas d’un enseignant coupable de « dégénération bourgeoise ». Simple mise en garde, qui ne tirait pas à conséquence : Gide, d’abord séduit par l’U.R.S.S., s’était rétracté publiquement. Tout rappel du traître dans la presse communiste entraînait un blâme pour ainsi dire rituel.

Le même soir, un camarade frappa à notre porte : ordre de me présenter le lendemain après-midi à la section. Je le retins en bas de l’escalier et lui fis signe de parler à voix basse. Ma mère, qui ne lisait pas les journaux de Venise, ne savait encore rien.

Comme toutes les autres fois où je me rendais à la cellule, je partis vêtu d’un chandail à col roulé et de mon blouson de similicuir. J’avais préparé dans ma tête un petit discours, où je me déclarais content, puisque l’occasion s’en présentait, de mettre sur le tapis un problème jusqu’alors soigneusement banni de nos discussions. Si la libération économique du prolétariat devait rester notre but principal, pourquoi ne pas compléter notre programme par l’émancipation sexuelle de l’individu ? La bourgeoisie avait assis son pouvoir non moins sur le contrôle des vies privées que sur l’exploitation capitaliste des masses laborieuses. Morale policière de la famille et structure carcérale de l’usine allaient de pair. Suivait un couplet sur l’origine judéo-chrétienne de la répression sexuelle en Occident : devions-nous, en plein xxe siècle, nous, hommes du progrès et de l’avenir, obéir encore aux interdictions promulguées par Moïse ?

Cette apostrophe me parut d’un effet irrésistible : je me voyais déjà entouré par mes camarades, applaudi, porté en triomphe au milieu du petit local qui ressemblait, dans le sympathique désordre de ses tables et de ses chaises, à l’arrière-salle du bar des Amis, en face de la maison. Le préposé aux rafraîchissements ferait circuler les canettes de bière, et toute la cellule partirait d’un immense et fraternel éclat de rire, en envoyant au diable carabiniers, préteurs, marmotteurs de confessionnaux, folliculaires d’archevêché et autres tartufes de sacristie. Plein d’optimisme, je tournai le coin de la jolie loggia et me dirigeai vers l’entrée, si certain d’être bien accueilli que, en signe de confiance, j’éprouvai le besoin de descendre la fermeture éclair de mon blouson. La poitrine dégagée et le cœur bondissant, je franchis le seuil d’un pas alerte.

Ce que j’aperçus me figea le sang. Plus aucun désordre dans la pièce. On avait réuni trois des tables dans le fond pour constituer une sorte de tribunal derrière lequel siégeaient des envoyés de la fédération de Pordenone et de celle d’Udine, la plupart à peine connus de moi. Les autres tables, poussées contre les parois, servaient de sièges aux membres de la section. Je notai aussitôt que beaucoup manquaient à l’appel ; parmi eux, quelques-uns de mes amis les plus proches, comme Nuto et Manlio, retenus par leurs occupations professionnelles : ce qui m’amena à relever l’heure inaccoutumée de la convocation, d’habitude fixée le soir, après le dîner. Autre motif d’étonnement : la chemise blanche, la cravate et le veston portés par mes camarades, tenue insolite pour un jour de semaine. Ils affichaient un air grave et tiraient sur leurs mégots avec une application silencieuse. Je m’avançai jusqu’au milieu du cercle, sans être salué autrement que par de muets hochements de tête des dirigeants provinciaux. Mes copains ? Quelques sourires furtifs, vite réprimés derrière une mine de circonstance. Seule une avocate de Pordenone, Teresina Degan, l’unique femme présente, m’adressa un regard et un sourire de réconfort. Glacé par cet accueil, je refermai machinalement mon blouson, et fixai un coin du plancher, debout et isolé comme un accusé devant ses juges.

Celui qui semblait présider la séance s’éclaircit la voix et tapota nerveusement sur la table avant de prendre la parole. Il rappela les chefs d’inculpation notifiés par le préteur, me demanda si je reconnaissais les faits, déclara, sans attendre ma réponse, que ma conduite compromettait le Parti dans l’opinion des travailleurs et que le service du prolétariat était incompatible avec la pratique d’un vice bourgeois. Teresina Degan se pencha vers lui pour glisser quelques mots à son oreille. Il écarta sèchement l’objection et m’annonça que le Parti avait décidé de m’exclure. Il me priait donc de rendre séance tenante ma carte et de m’abstenir désormais de fréquenter leur local.

Personne dans l’assemblée n’éleva une parole en ma défense. Ils regardaient par terre ou suivaient au plafond les ronds de fumée de leurs cigarettes. La femme avocate se mordait les lèvres. Quant à moi, incapable de me rappeler un seul mot du discours que j’avais préparé, je fouillais mes poches à la poursuite de la carte que je finis par dénicher là où j’aurais dû la chercher d’abord, à sa place habituelle dans mon portefeuille. Je m’avançai d’un pas pour la déposer devant le président. Il s’apprêtait à la déchirer lorsque Teresina Degan s’en empara d’un geste brusque et en détacha la petite photographie d’identité avant de rendre à son voisin le rectangle de carton bleu. Le secrétaire fédéral, énervé par l’intervention de sa compagne, le réduisit en miettes, tandis qu’elle, avec un sourire d’une infinie bonté, me tendait par-dessus la table la photographie en me faisant signe de la remettre dans mon portefeuille.

Répétition générale de ce qui eut lieu peu après à la maison. Je ne sais comment l’entrefilet du Gazzettino tomba sous les yeux de mon père. Cris et hurlements sur le palier – c’était la première fois qu’on recommençait à l’entendre depuis son retour d’Afrique – : je déshonorais son nom ! à quoi servaient donc les prisons ? au temps de Mussolini les choses ne se seraient pas passées comme ça ! et autres aménités vociférées de sa voix retrouvée de capitaine.

Ayant rempli l’escalier de toutes sortes d’injures et de malédictions lancées contre son« merdeux de bâtard », il s’enferma dans sa mansarde et refusa de descendre à l’heure du dîner. Maman dut lui monter son repas sur un plateau qu’elle déposa devant sa porte. À moi elle ne dit rien de particulier mais, pour éviter que son silence ne parût une réprobation, elle multiplia dans les jours qui suivirent les petites gâteries, mitonnant mes plats préférés et venant, comme à l’époque où j’étais enfant, me border dans mon lit. Je voyais bien dans ses yeux, agrandis par l’amour et par la peine, qu’elle conservait sans tache la vision intérieure de son fils, de quelque faute que le monde pût m’accabler.

Ainsi, tout au long de mon existence, les hommes ont-ils cherché à lacérer mon image et à préparer mon élimination physique par de symboliques mises à mort ; et toujours quelque femme compatissante, comme dans l’Évangile, m’a tendu son sourire et son regard inaltérés, tel un miroir où je puisse reconnaître mes traits, ressaisir mon identité et reprendre confiance en moi-même. Je suis mort sous les roues de l’auto en sachant que mon visage, écrasé et défiguré dans la lutte avec mon assassin, resterait imprimé, comme sur un suaire indestructible, dans le cœur de ma mère et de mes tantes.

Exclu du Parti, vilipendé, honni, un autre sujet d’angoisse m’empêchait de dormir. Serais-je maintenu dans mon poste au collège ? Me chasserait-on aussi de l’enseignement ? Le congé de la Toussaint m’accorda trois jours de répit. Le 4 novembre, en tant que vice-président des établissements scolaires de Valvasone, je devais prononcer le discours commémoratif de l’armistice de 1918. De durs combats avaient ensanglanté le Frioul pendant les trois années de la guerre. Tout en rendant hommage à la bravoure et à l’endurance des soldats italiens (les grands-pères de certains de mes élèves avaient trouvé la mort sur le Carso), je mis en garde mon jeune auditoire contre la rhétorique de l’amour patriotique et contre les excès du nationalisme. Une phrase, que je n’avais pas prévue et que je rajoutai en passant, visait le projet municipal de reconstruire, sur une échelle plus grande et avec le concours des deniers de l’État, le monument aux morts de l’esplanade dynamité par les Allemands.

« Prenez garde (claire allusion aux renforts de police envoyés naguère pour mater le soulèvement des journaliers agricoles) que les gouvernements ont d’autant plus intérêt à célébrer les défunts qu’ils font peser sur les vivants une oppression plus injuste. »

Ces quelques paroles furent jugées « déplacées » par le président, « inopportunes » par mes collègues communistes et « offensantes » par le reste du personnel enseignant, démocrate-chrétien, républicain ou libéral. Les murmures s’enflèrent jusqu’au blâme, quoique l’émoi demeurât confiné dans le territoire compris entre Casarsa et Valvasone. L’affaire n’eut aucune suite directe ni aucune influence sur la décision prise en haut lieu depuis plusieurs jours déjà et notifiée à l’intéressé, le soir du 6 novembre, par le concierge de l’Inspection provinciale : le professeur P.P.P., « en instance de procès » (lequel se conclut un an plus tard par un non-lieu), était suspendu de ses cours et révoqué sans traitement.

Punition catastrophique du point de vue financier et atroce moralement. Ma seule consolation fut de penser que ma famille, mes amis, ceux de mes collègues auxquels je tenais et en général les gens (paysans, commerçants, artisans) avec qui je souhaitais rester en bons termes, pourraient attribuer ma révocation à un motif « noble » (ma polémique téméraire contre l’emphase néo-fasciste des commémorations patriotiques) plutôt qu’aux détails scabreux contenus dans le procès-verbal des carabiniers.

À voir avec quelle chaleur nombre de mes ex-camarades de section traversaient la rue pour me serrer la main et me féliciter de mon « courage » politique, je compris qu’ils éprouvaient le soulagement de se dire qu’ils avaient travaillé pendant deux ans avec un futur « martyr » de la bonne cause et non avec un pervers accusé de corrompre les mineurs.

Le scandale politique recouvrait et effaçait le scandale sexuel. J’ai appris alors et vérifié depuis que, partout et toujours, autant le second coûte de réprobation à son auteur et le souille d’ignominie, autant le premier apporte une auréole glorieuse. Nuto, qui m’évitait depuis le jour de mon expulsion du Parti, se jeta dans mes bras à peine la sanction de l’inspecteur provincial se fut-elle ébruitée. Il me rappela nos expéditions contre la villa Pignatti et le château des Spittalbergo. Comme il semblait heureux ! Non moins ravi de se retrouver solidaire du combattant de Gruaro et de Bagnarola, qu’il avait été déboussolé en lisant la coupure du Gazzettino.

C’est moi qui fus le premier à réagir et à rejeter avec dégoût cette comédie. Quoi ! après avoir perdu l’occasion de revendiquer, devant le préteur, le droit à être ce que j’étais, je me reniais une nouvelle fois, je m’écrasais comme une honteuse, je me dérobais lâchement à mon devoir d’assumer ma condition à la face du monde ! Quelle force obscure m’avait soufflé, pendant que je prononçais mon discours, cette petite phrase sur le monument aux morts, sinon le veule désir de faire une sortie « honorable », de m’en aller « la tête haute », en déplaçant le scandale sur un terrain où j’étais assuré de regagner l’estime de mes amis ? Ils me félicitaient pour mon courage : aveuglement ou complaisance ? J’aurais mérité cent fois leur mépris, moi qui, oublieux de mes idées sur le Frioul « archaïque » et « païen », abjurant ma foi dans l’innocence de l’amour, « n’importe quel amour », me conduisais en coupable et apostasiais au premier coup dur.

Si j’avais voulu à tout prix politiser le procès de Valvasone, voici ce qu’ils auraient dû entendre de ma bouche : « Le Parti m’expulse juste après qu’il vient d’essuyer un désastre aux élections politiques, que les illusions nées de la Résistance se sont effondrées, que la Démocratie chrétienne a conquis la majorité absolue, que le tripartisme de 1945 s’est envolé en fumée, que la guerre froide tourne à l’avantage des États-Unis. Sans exagérer la signification qui peut être tirée de cette coïncidence, laissez-moi vous demander si un parti qui se dit de gauche et prétend à libérer le genre humain de ses pluriséculaires entraves mais obéit encore aux lois morales édictées dans la Bible, ne se prépare pas fatalement à subir de nouveaux revers. Entre votre présente défaite historique et le modeste accident de parcours arrivé au camarade P.P.P., la rencontre n’est-elle que fortuite ? »

Mais, bien trop pleutre pour contre-attaquer les communistes et les mettre en contradiction avec eux-mêmes, je recevais sans sourciller les compliments de Manlio et de ses amis accourus de Rosa apporter leur soutien à la « victime de la répression néo-fasciste ». Invoquerais-je pour ma défense le changement d’attitude des habitants de Casarsa ? Mon couard subterfuge du discours ne dupait pas leur esprit borné mais finaud. Le dottor Moiana, notaire à Codroïpo, passa devant moi sans soulever son feutre vert à l’autrichienne orné d’une plume de coq. L’oncle de Manlio, qui plus d’une fois m’avait tendu sa gourde de grappa, en cachette des femmes, devant l’étable des Campesis, oublia de me serrer la main en me rencontrant chez le boulanger. Dans la rue principale, on guettait maintenant mon passage. J’étais montré du doigt à travers les carreaux. Mon père continuait à hurler dans son perchoir. Il refusait de descendre pour les repas.

Le jour où une mère de famille, en me voyant déboucher de la campagne, se hâta de rappeler et de boucler à la maison ses deux garçons en train de jouer devant le seuil, je compris que je ne pourrais plus rester longtemps ici. Sans ressources, entièrement à la charge de ma mère, mis au ban de la société bourgeoise, ne conservant quelques amis à gauche qu’au prix d’une imposture, en butte à la réprobation du village, où fuir ? où me cacher ? Ma décision fut prise un soir où je trouvai maman en larmes parce que deux de ses collègues avaient changé de trottoir pour éviter de la saluer. « Allons-nous-en, lui dis-je. Confions le père à mes tantes et partons. » Puisque j’étais chassé de l’Éden, autant le quitter pour de bon, sans laisser à nos ennemis la satisfaction de compter sur le visage de maman les rides creusées par les pleurs.

La neige recouvrait les champs, il faisait un froid à fendre les pierres, le matin où maman, vêtue de sa pelisse de lapin dans les plis camphrés de laquelle j’avais tant de fois éternué enfant, parée de son collier d’améthystes et de ses boucles d’oreilles en ruolz, munie d’un sac contenant ses économies, monta avec moi dans le train de Rome. Gino Colussi, mon oncle, revendeur d’objets d’occasion dans l’ancien guetto de la capitale, nous aiderait à trouver un logement et un emploi.

L’appât du frère et la perspective d’une situation décente suffirent peut-être à attirer maman. Pour ma part, contribuèrent à fixer mon choix le mythe de la grande cité propice aux rencontres nombreuses, l’avantage qu’une multitude anonyme offre toujours aux chasseurs solitaires, le ferme espoir de ne plus avoir à me cacher dans la ville de Pétrone et de Jules II, de Michel-Ange et de Sandro Penna, l’envie de vivre au grand jour les dernières années de ma jeunesse, l’afflux, qui commençait alors, de l’émigration méridionale, pourvoyeuse de garçons vigoureux, bien bâtis, affranchis, disponibles. Déracinés de leur paroisse d’origine, ils ne seraient plus, comme mon mouchard de Valvasone, soumis à l’influence de leur curé.

Que n’ai-je montré plus de hardiesse et brûlé Roma Termini dans ma course haletante vers le Sud ! J’étais parti à la recherche d’un nouveau Paradis pour remplacer celui de mon adolescence et l’utopie du Tagliamento définitivement perdue ; sans me douter que je commettais l’erreur la plus colossale de ma vie, en m’arrêtant deux cent trente kilomètres trop au nord, confiant que le Tibre boueux arrosait le Jardin céleste.