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Qui était ce nouveau-né que ses parents baptisèrent Pier Paolo ? Pierre et Paul ! Comme si on pouvait vivre uniment sous deux patronages aussi opposés ! Pierre : qui fit de Rome la ville du pontificat et transforma l’évangile de Jésus en religion de l’autorité. Un esprit solide, étroit, un des douze premiers apôtres, ami personnel du Christ, dépositaire de son message, attaché à la lettre de son enseignement, attelé à la tâche de construire l’Église, respectueux des rites et des hiérarchies, adepte du juste milieu, soucieux de ne pas choquer, ennemi des innovations. Et Paul, tout le contraire : inquiet, mystique, excessif, n’ayant pas connu le Christ et par là même affranchi de toute fidélité littérale, voyageur autant que Pierre fut sédentaire, parcourant le monde pour le convertir, violent, impopulaire, de caractère difficile même pour ses amis, de plus en plus isolé malgré l’affection d’une poignée de disciples, courant après le martyre, redoublant d’efforts à mesure qu’il approchait du but. Une fois mort, le peuple l’oublia. Il resta à peu près ignoré pendant le Moyen Âge ; jamais d’églises bâties en son honneur ; aucun cierge brûlé. On ne le représentait ni en statue ni en peinture. Presque personne avant le XVIe siècle ne s’appela de son nom. C’est la Réforme qui ouvrit pour lui une ère de prestige et d’autorité. Face à Luther, qui embrasait le monde de sa passion et de son énergie, l’esprit de Pierre, la prudence conservatrice, la pompe du sacerdoce ne suffisaient plus. Il fallait rappeler au combat l’esprit de Paul, sa fougue et son fanatisme égaux à la fougue et au fanatisme du moine allemand. Chaque fois qu’une hérésie, c’est-à-dire un excès de foi, menace la routine de l’Église, on se souvient de Paul et qu’il a sillonné les terres et les mers une torche ardente au poing. Visionnaire importun par temps calme, providence au milieu de la tempête. Puis, quand la tourmente est passée, Pierre remonte sur son trône. Il remet la tiare sur sa tête et bénit la foule qui l’acclame dans la majesté retrouvée de son pouvoir.

Témérité, solitude et misère de Paul. Assurance, splendeur, réussite de Pierre. Si fort que mon goût naturel m’inclinât vers l’homme de la quête et de l’errance, l’autre m’en imposait par son efficacité et par son rayonnement. Vers le fondateur de l’Église, vers le pasteur à la houlette infaillible montaient les ovations du peuple ; au vagabond utopique, au poète en haillons revenait la vraie gloire. Je me hâtais de rentrer de l’école pour reprendre le récit parallèle de leurs vies.

Christ était mort avant de s’être prononcé sur un point qui souleva immédiatement d’acerbes controverses parmi ses disciples. Les chrétiens, à l’avenir, seraient-ils tenus d’observer les diverses pratiques de la piété juive, ou la religion de Jésus s’affranchirait-elle du judaïsme ? Les premiers convertis, tous juifs, étaient en règle avec l’Ancien Testament : circoncision, respect des prescriptions touchant les viandes permises et les viandes prohibées, abstention du sang des animaux. Dans les cités antiques, on passait beaucoup de temps aux bains publics et aux gymnases. Les hommes s’y montraient tout nus. La circoncision exposait les juifs à de nombreuses avanies ; d’où leur tendance à fuir la vie commune et à former une caste à part. De peur de tomber sur des bêtes impures, ils évitaient de s’approvisionner au marché.

Les douze premiers apôtres, et Pierre parmi eux, ne concevaient pas qu’on pût devenir chrétien sans obéir en tout point à la loi mosaïque. Paul fut prompt à comprendre que les scrupules de quelques talapoins compromettaient l’avenir du christianisme. Il se mit à prêcher, au cours de ses lointains voyages, devant les non-juifs, les païens, les gentils ; les invitant à entrer dans le royaume de Dieu sans leur demander d’abord de s’affilier à la famille d’Abraham. À Antioche de Syrie, il rencontra un jeune homme, Titus, qu’il prit en amitié, convertit et s’adjoignit pour disciple.

Ces nouvelles choquèrent le groupe hiérosolymitain des apôtres. Paul flaira le danger et revint en hâte à Jérusalem. Il trouva les parents et les amis du Christ confits dans une bigoterie pesante, analogue à celle que leur maître avait si fortement combattue. Pierre, Jacques et Jean refusaient de recevoir Titus, l’accusant d’être resté mécréant. Ils ne connaissaient du monde que les arpents de désert et de vergers qui constituent la Palestine. Paul s’arrangea pour prendre à part le moins figé, le moins bonze des apôtres : Pierre justement. Il lui ouvrit l’immensité des territoires qu’il venait de parcourir en Asie Mineure, la multitude de ceux qu’il s’apprêtait à visiter : Macédoine, Grèce, Sicile, Italie, Espagne. Pourquoi imposer aux néophytes un joug insupportable à qui n’était pas de la race d’Israël ? Il lui dit pour conclure : « Nous pouvons nous entendre : à toi l’Évangile de la circoncision, à moi l’Évangile du prépuce. » Les apôtres se rallièrent à ce compromis. La légitimité de la conversion des gentils fut admise ; en échange, Pierre obtint de Paul qu’il portât Titus à se laisser circoncire.

Je ne savais pas encore très bien ce que signifiaient ces mots de « prépuce » et de « circoncire » ; mais, de quelle partie de mon corps discutaient Pierre et Paul, je n’avais besoin de personne pour me l’apprendre. Au lieu de rire à l’idée que le sort de l’Église eût tenu à un bout de chair aussi misérable, je regardais mon sexe – j’avais alors onze ou douze ans – émerveillé et troublé de posséder quelque chose dont avait dépendu le destin de l’humanité.

L’histoire de Timothée acheva de me confondre. Paul l’avait rencontré lors de son premier voyage en Galatie : ce n’était qu’un enfant de quinze ans, dont il convertit la grand-mère et la mère. Quand il retourna quelques années plus tard à Lystres, il trouva un jeune homme fait, qu’il aima tendrement et s’attacha comme un fils. Jamais, dit-il, ne vint à lui disciple aussi complètement selon son cœur. Toutefois, avec un secrétaire incirconcis à ses côtés, il craignit de graves embarras. Les querelles qu’avait à peine assoupies l’entrevue de Jérusalem pouvaient renaître. Paul voulut apaiser la méfiance de ses adversaires et désarmer leur blâme : il circoncit lui-même Timothée. Le petit garçon catholique que j’étais ne se défendait pas d’un certain malaise en lisant cet épisode aussi cruel que mystérieux. Si Paul avait réussi par son geste à prévenir un scandale et à éviter sa condamnation, je trouvais que ses ennemis lui avaient tendu un piège bien plus dangereux en le poussant à mutiler son ami de ses propres mains. Cette phrase qui paraissait si simple dans les Actes des Apôtres : « Il circoncit lui-même Timothée », me jetait dans des abîmes d’étonnement. Où s’était passée la scène ? Dans une chambre ? Sous un olivier ? Comment ? Le sang coula-t-il entre les jambes ? Paul était-il seul avec Timothée ? Qu’éprouva-t-il en tenant le sexe du jeune homme entre ses doigts ? Je retournais ces questions dans ma tête, tout en me sentant coupable de me les poser. Que la circoncision fût une pure affaire de principe, un problème d’autorité ecclésiastique, voilà qui semblait admis comme une vérité d’évidence par tous les auteurs qui en traitaient. Moi seul j’avais devant les yeux une image : un homme s’approchait d’un jeune garçon, le dénudait et pratiquait sur lui une opération dont les éléments s’appelaient verge, gland, couteau. Un acte plein de magie et d’épouvante : et il aurait fallu n’y voir qu’un geste diplomatique, une concession de Paul à Pierre !

On a dit, on a écrit que Paul était mon seul maître. Il est vrai que mes premiers rêves m’ont emporté sur ses traces, que ma ferveur enfantine a épousé les tribulations de ses trois grands voyages occidentaux, les amertumes de ses trois retours à Jérusalem. Plein de zèle et d’espoir, je m’embarquais avec lui à Antioche de Syrie, j’abordais aux rivages de l’Asie Mineure, je traversais les villes de Galatie. À Antioche de Pisidie, je prêchais dans la synagogue, avec moins de succès que sur la place publique, où les païens m’écoutaient volontiers. Les juifs se mirent en fureur et me bannirent du territoire. J’ai secoué sur la ville la poussière de mes pieds. À Iconium, ma prédication déclencha une émeute : je dus m’enfuir et quitter la capitale de la Lycaonie. À Lystres je fus arrêté par des fanatiques, traîné hors de la ville, écharpé à coups de pierres et laissé pour mort. Les Athéniens me raillèrent quand je parlai devant l’Aréopage. Le chef de la synagogue de Corinthe m’attacha les mains et me fit comparaître devant le proconsul romain d’Achaïe. À Jérusalem, la troisième fois, les juifs m’arrachèrent du temple pour me supplicier. Je dus mon salut au tribun qui commandait la garde romaine : il m’enferma dans l’ergastule. Je suis resté deux ans aux fers à Césarée, puis, transféré à Rome, je n’y ai connu jusqu’à ma mort que l’obscurité, les chaînes et l’abandon du cachot. Cinq fois au cours de mes prédications les juifs m’avaient appliqué leurs trente-neuf coups de corde ; trois fois j’avais été bâtonné ; une fois lapidé ; trois fois j’avais fait naufrage entre les îles ; j’avais passé un jour et une nuit accroché au milieu des vagues à un débris de navire ; huit fois j’avais failli périr en traversant des fleuves.

Fatigues, labeurs, veilles répétées, faim, soif, jeûnes prolongés, froid, nudité, geôles, telle était la vie de celui que je me fixais inconsciemment pour modèle lorsque, le soir dans mon lit, je dévorais ses aventures avec plus de passion que les romans de Jules Verne, d’Alexandre Dumas, de Salgari ou de Stevenson. Oui, mon héros préféré, c’était lui, cet homme de mine chétive, pieds nus, marcheur infatigable, sans cesse poursuivi et haï par ceux qu’il voulait sauver, ce rêveur chimérique en butte aux railleries et aux persécutions, partout dénoncé comme un provocateur, forcé de s’enfuir la nuit, dormant à la belle étoile, sans titre, sans mandat, sans pouvoir, sans autre autorité que celle qu’il tirait de ses épîtres rédigées sur un coin de pierre à la lueur de la lune.

À peine sorti de l’enfance, j’ai appelé Pierre à mon secours. J’aurais été perdu si j’avais cédé à la voix de celui qui flattait mes penchants naturels. Pierre m’a donné le sens de l’œuvre à construire, l’humilité, la patience nécessaires pour arriver au bout du travail commencé. Moi qu’on accuse d’avoir été hâtif, versatile, brouillon, nul ne sait avec quel acharnement j’ai discipliné mes instincts. Sans le bon sens et la modestie que j’ai appris à l’école de Pierre, aurais-je réussi à écrire mes livres ? Sans le souci de me mettre à la portée de mes lecteurs, aurais-je trouvé un public ? Un roman, un film ressemble à une église : il faut en assembler les parties avec un soin minutieux. Comme il est plus tentant de dénigrer les vertus indispensables à tout effort suivi ! Comme l’ordre, la régularité, la persévérance paraissent vite dérisoires ! Pierre m’enchaînait à mon bureau : quatre heures tous les matins devant mes papiers. Paul me poussait dehors, appelait avarice ma concentration, égoïsme cet horaire inflexible : sors dans la rue, me chuchotait-il à l’oreille ; prends des risques, perds ta vie si tu veux la sauver. Allais-je finir comme un scribe ou comme un professeur ?

Longtemps m’a déchiré ce combat. Pierre étalait sur mon lit une chemise blanche, un costume sombre, nouait une cravate à mon cou et m’envoyait à Venise ou à Cannes défendre mes films devant les jurys de festivals. Paul me déshabillait en hâte, ne me laissant qu’un maillot, une culotte de football et l’ordre de rejoindre au bout de la ligne de tramway les ragazzi dans les terrains vagues au pied des maisons populaires. L’appartement de via Eufrate, qui t’a choqué par son luxe romain ? Acheté sur l’injonction de Pierre. Paul a toujours refusé de monter par l’escalier de marbre à la rampe de bronze doré. Il attendait le crépuscule pour se présenter à la porte de service et m’emmener sans tarder vers les louches attractions de la gare. Qui devais-je écouter pour rester fidèle à moi-même ? L’un me souhaitait respectable, dans l’intérêt des causes que j’avais à soutenir. Pour la même raison, l’autre aurait voulu que je jette aux orties toute dignité. J’ai publié mes livres, j’ai bâti mon œuvre, j’ai recherché le succès pour obéir à Pierre. J’ai été vilipendé par la presse, traîné devant les tribunaux, cité trente-trois fois en justice par amour de Paul. Un jour pourtant l’un des deux a gagné. Je vais te raconter la circonstance étrange qui fait que la victoire est demeurée au Cilicien.

Les peintres ont souvent représenté les deux apôtres, chacun à un moment précis de sa vie. Toujours le même. Comme si les aventures de Paul pouvaient se réduire à une chute de cheval, tandis que Pierre n’aurait été bon qu’à rendre l’âme sur sa croix. C’était presque une règle que de mettre les deux saints en parallèle, mais par des scènes en quelque sorte opposées, puisque le supplice de Pierre marque la fin de son apostolat aussi sûrement que l’éblouissement de Paul le début de sa prédication. On prenait l’un au commencement, l’autre au terme de sa légende. Ainsi a procédé Caravage, dont les deux tableaux consacrés à Pierre et à Paul se font face sur les murs de la petite église romaine de Santa Maria del Popolo. À gauche tu vois Paul venant d’être jeté à bas de sa monture ; à droite Pierre, crucifié la tête en bas. Il avait demandé cette faveur à ses bourreaux, étant trop humble pour s’égaler à Jésus.

La mort de Paul, moi, m’intriguait au plus haut point. Pourquoi n’avait-elle jamais intéressé les peintres ? Pourquoi la légende ne s’était-elle pas emparée de son martyre ? Il fut décapité, à ce qu’il semble, la même année que Pierre, en même temps que lui, dans la fournée des victimes envoyées au supplice par Néron. Mais autant les tortures infligées à l’un ont enflammé l’imagination populaire, autant le calvaire de l’autre ne soulève ni curiosité ni pitié.

Tous les premiers saints ont laissé un souvenir glorieux de leur mort. La lapidation d’Etienne, l’énucléation de Lucie, la décollation de Jean Baptiste, l’écorchement de Bartholomé remplissent des milliers de fresques et de tableaux. À tous le supplice fut donné comme une apothéose. Les flammes et le glaive à Janvier, ton patron, le gril à Laurent, les lions à Blandine, les flèches à Ursule et à Sébastien. À tous sauf au missionnaire de Tarse. Je ne comprenais pas cette exception. Il me semblait que son histoire n’était pas finie, qu’il manquait une pièce. Après tant d’outrages et de mortifications, il aurait eu droit plus que quiconque à une fin spectaculaire. On ne se rappelait de sa vie que les extases, les miracles, les prêches, les victoires : mais l’échec final, l’agonie, la dérision et l’humiliation du billot ? Son scandaleux passage sur la terre méritait de laisser un autre souvenir que l’image d’un visionnaire et d’un exalté. Ni goutte de sang ni trace de cadavre. Le Seigneur l’avait rappelé tout doucement au ciel, sans lui permettre de frapper le monde par une note éclatante d’infamie.

Je sentais là une véritable injustice : peu à peu, j’en vins à me dire que c’était mon devoir de la réparer. L’histoire demeurée en suspens de Paul, à moi d’y apporter le complément nécessaire. La mort ignominieuse dont Dieu l’avait spolié, je la subirais à sa place. Je ne savais pas quand ni comment. Longtemps les seuls dangers que je courus furent les citations en justice, les saisies de mes livres et de mes films. Du jour où je ne me suffis plus de ces tracasseries, où j’ai commencé à risquer non plus mon travail mais ma peau, de ce jour date ce que j’appelle la victoire de Paul. Il pouvait compter sur moi : j’étais prêt à endurer des sévices inouïs pour redorer son auréole. Je rêvais que des bourreaux hilares m’assassinaient au bord d’une route et profanaient ma dépouille avant de l’abandonner dans la poussière du talus.