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Cette tragédie, jointe aux récriminations de mon père qui nous reprochait de le loger parmi les « culs-terreux », me décida à chercher un appartement moins éloigné du centre de Rome. Le contrat passé avec un grand éditeur milanais, au vu d’une de mes nouvelles publiée dans la revue Paragone de Roberto Longhi, m’assurait désormais des mensualités plus convenables que les appointements octroyés à un maître d’école. Nous transportâmes nos pénates à Monteverde Nuovo, derrière le Transtévère, près des murailles pontificales : quartier relativement moderne et aéré, séjour d’employés du Vatican, de bureaucrates ministériels, de dentistes débutants, de professeurs de l’enseignement technique, d’émigrés ayant accédé à la dignité d’un salaire.
La mode n’ayant guère changé depuis cinq ans à cause de la pénurie textile, maman tira de ses valises les robes encore élégantes apportées de Casarsa. Elle reprit goût à s’habiller pour descendre via Donna Olimpia, une large avenue bordée d’immeubles presque coquets, et fournie de magasins plus variés que l’unique Standa de Ponte Mammolo. Nous en avions fini avec le spectacle quotidien de la misère et de la saleté. Les commerçants, loin de s’étonner de voir une femme dans la rue, faisaient un brin de conversation en l’aidant à remplir son cabas. Le boucher lui allongeait gratis cinquante grammes de mou pour le chat qu’elle avait adopté, maintenant que nous pouvions nourrir une bouche inutile sans craindre l’animosité des voisins.
Elle achetait pour son mari les journaux qu’elle glissait, tout pliés encore, sous la porte de sa chambre : ultime hommage conjugal, dont semblait se contenter le capitaine. La princesse Joséphine Charlotte de Belgique épousait le grand-duc Jean de Luxembourg, sous une averse qui laissait bien augurer du mariage. La Bégum, en l’absence de l’Aga Khan, présidait la traditionnelle fête des oranges à Cannes. Tyrone Power et Lindan Christian avaient choisi Rome pour leurs vacances. Gina Lollobrigida triomphait dans Pain, amour et fantaisie mais, selon les experts, une certaine Sofia Scicolone, encore starlette sous le pseudonyme (provisoire, comme on verrait bientôt) de Sofia Lazzaro, serait la vedette de demain. L’Italie ne se portait pas trop mal, si les nouvelles les plus importantes provenaient du milieu des altesses ou de Cinecittà. Mon père grognait au bout de la table pendant les repas et marmottait de vagues menaces en fin de soirée sous l’effet de la boisson, mais somme toute il se conduisait décemment et ne nous rendait pas la vie impossible.
L’échec relatif de la Démocratie chrétienne aux dernières élections avait apaisé le ressentiment de l’officier en demi-solde contre le parti numéro un de la jeune République. Avec 48,9 p. 100 des voix, De Gasperi ratait le bénéfice de la loi majoritaire, baptisée « scélérate » par la gauche, mais non moins haïe des anciens fascistes. Maria Pia de Savoie, en jupe écossaise et souliers plats, partait pour Oxford terminer ses études : la famille royale se maintenait à la une. Du haut du balcon dont il disposait à présent, le rescapé d’Amba Alaghi pouvait voir les premières Fiat 600 se ranger le long des trottoirs. Satisfaction de constater le progrès industriel de son pays, mais beaucoup moins grande que le plaisir de s’asseoir, dans son salon, en face de la nouvelle merveille proposée aux foyers italiens à partir de janvier 1954 et introduite chez nous dès le mois d’avril : un poste de télévision en simili-acajou, acheté à tempérament sur une de mes premières mensualités. Mike Bongiorno ne tardait pas à lancer sa fameuse émission « Quitte ou double ». Il aurait fallu être prophète (ou ancien élève de Roberto Longhi à Bologne) pour ne pas se réjouir de cette initiative, qui intéressait des dizaines de milliers de familles moyennes à la culture générale, grâce à l’excitante promesse de cinq millions de lires.
Les deux meilleurs films de l’année, certes, n’étaient pas précisément optimistes. Mais, outre le fait que très peu de gens les virent en raison de leur faible succès, aussi bien Vittorio De Sica que Federico Fellini (lequel me fit l’honneur de m’inviter à la première) nous y parlaient d’une Italie au passé, d’une Italie que nous pensions révolue. On pouvait compatir au sort d’Umberto D., s’apitoyer sur ce fonctionnaire à la retraite trop pauvre pour payer sa chambre meublée, et ne renonçant à se jeter sous un train que pour garder un maître à son chien, son seul ami. Merveilleuse nous parut la séquence où Maria Pia Casilio, en petite bonne mélancolique, préparait le café du matin devant un évier rongé par l’usure, dans une cuisine dont le mur fissuré sécrétait une procession de cancrelats. Mais l’abandon des vieux par la société qu’ils avaient contribué à bâtir, le mépris des faibles et des handicapés, le culte exclusif et stupide de la jeunesse, c’étaient là des tares héritées du fascisme. L’Italie nouvelle, au lieu de chanter Giovinezza, ne pousserait plus au suicide les travailleurs atteints par la limite d’âge. Quant au sous-équipement sanitaire dénoncé dans le film, les établissements ultramodernes Zanjissi, surgis après la guerre dans les faubourgs de Pordenone (je les avais visités, avec une de mes cousines du service emballage), s’apprêtaient à lancer la fabrication en chaîne de frigidaires à prix réduit. J’avais beau considérer d’un œil critique cet avènement triomphal des électroménagers, force m’était de convenir que maman ne s’userait plus les jambes à monter de bon matin quatre étages pour mettre sur la table du petit déjeuner le lait qu’elle n’avait pas renoncé à me faire boire dans le fameux bol aux ébréchures en dents de scie.
Ceux que Fellini avait baptisés les « gros veaux » appartenaient, encore plus nettement, à un pays provincial et archaïque où nous ne reconnaissions plus le nôtre : ennui des petites villes noyées dans la brume d’un hiver interminable, rues désertes dès la tombée de la nuit, dimanches abandonnés aux beuglements des ivrognes, miteuses troupes ambulantes de music-hall tout juste bonnes à occuper les fantasmes de célibataires tourmentés par la continence. Leopoldo, l’intellectuel, n’aurait plus besoin aujourd’hui, me disais-je, de lire le manuscrit de sa pièce à un vieil acteur, histrion promenant les restes décatis de sa gloire dans des tournées pour centres balnéaires : il l’enverrait à un éditeur de Milan, comme moi mon roman à Garzanti. Les Fiat 600 qui, dans quelques années, engorgeraient les routes, asphyxieraient les villes et empoisonneraient les rapports sociaux, ressemblaient encore à de petits jouets fragiles et bizarres. Les moteurs artisanaux réveillaient de leurs pétarades joyeuses l’atmosphère assoupie de la province ou tombaient en panne en lâchant un petit jet de vapeur qui donnait le frisson de l’aventure. Les vitelloni, cessant de se morfondre sur la plage à compter leurs pas dans le sable, seraient allés voir ce qui se passe à Bologne, à Florence, à Ancône. Dernier hommage de ma part également à la télévision, avant que je la vitupère : je serais injuste de ne pas admettre qu’elle aurait piqué leur curiosité. Au lieu d’attendre comme les grands moments de leur année le gala d’automne au Kursaal ou le carnaval de février, occasions de minables bamboches, ils auraient participé à la vie de la planète et découvert que le monde ne se borne pas à la Romagne.
Personne ne songeait, je t’assure, quand le film sortit sur les écrans, à lui attribuer une valeur prophétique, à voir dans le tissu de petits mensonges, de filouteries et d’anicroches sordides qui faisaient le fond de la vie quotidienne à Rimini, la répétition générale des scandales qui éclateraient sous peu à Rome.
Oui, commençait alors l’essor économique, garant d’une Italie saine, forte et prospère. La péninsule, y compris l’éternel Sud que la Caisse du Mezzogiorno péniblement arrachait à sa misère ancestrale, semblait en voie d’épanouissement. Même si l’esprit de 1945 était mort, englouti avec le tripartisme, même si la droite accaparait les postes et les privilèges, on imaginait imprégnés d’un certain civisme ou du moins personnellement honnêtes les hommes au pouvoir, et les institutions de la République au-dessus du soupçon. Jusqu’à la fortuite réouverture de l’enquête, peu après notre arrivée à Donna Olimpia, qui diable se serait souvenu de Wilma Montesi, trouvée morte un an auparavant sur la plage de Torvaianica, à plusieurs kilomètres au sud de Rome ? Une affaire vite classée, malgré quelques bizarreries relevées au cours de l’instruction.
Aube du samedi 11 avril 1953 : un ouvrier qui pédale vers son usine aperçoit un corps immobile près de la mer. Il cache sa bicyclette dans un buisson au bord de la route, descend voir sur le sable et découvre le cadavre d’une jeune fille, à demi nu, étendu sur le dos, un bras replié contre le visage. Ni bas, ni souliers, ni jupe. Fortunato Bettini – ainsi s’appelle le matinal travailleur sorti tout droit d’un film néo-réaliste, avec ses réactions franches de citoyen issu de la Résistance qui se précipite au secours de son prochain non sans avoir pris ses précautions contre les voleurs de bicyclettes – Fortunato Bettini, donc, symboliquement prénommé, loin de s’attarder dans une contemplation morbide, enfourche en hâte son vélo, repère le lieu d’après un panneau de réclame pour le dentifrice Colgate et fonce jusqu’au premier commissariat.
J’ai insisté sur ce figurant retourné à l’oubli aussitôt après sa déposition, car il est certain que la spontanéité de son témoignage, la droiture de ses réflexes, la fraîcheur de sa physionomie ouverte et sincère ont donné le ton à la première enquête, qui retint l’hypothèse du pur et simple accident, sans ébranler la confiance qu’inspirait aux Italiens leur société rénovée par la victoire sur le fascisme.
Tout concourt à renforcer cette illusion. On apprend que, deux jours plus tôt, Wilma Montesi s’est éloignée du modeste appartement qu’elle habitait avec ses parents et ses deux frères au 76 de via Garigliano, dans le Salario, quartier périphérique d’artisans et de petits-bourgeois sans histoires. Le père : menuisier. Elle, Wilma : apprentie couturière. Un peu plus de vingt ans. Brune, de formes pleines et avantageuses, elle est dans tout l’éclat de sa jeune beauté qui ne passe pas inaperçue lorsqu’elle lèche les vitrines de via Po, d’où elle ne rapporte, achetés sur ses gains modiques de brave arpette, qu’un carré de dentelle ou quelque ruban. Ce matin du 9 avril elle a mis une jupe de laine jaune à pois verts, un chemisier blanc, des bas couleur chair, une paire de souliers d’antilope vert et noir. Pour aller où ? Sans doute à la plage, puisqu’elle a laissé à la maison sa chaînette d’or avec le portrait de la Madone, ainsi que le bracelet offert par son fiancé, l’élève sous-officier de police Angelo Giuliani en stage à Potenza.
Pourquoi à la mer ? Eh ! c’est qu’elle souffre, la pauvrette, d’un eczéma au talon, et qu’elle croit dans la vertu curative des bains d’eau salée. Elle se rend souvent par le train à Ostie. Inutile de supposer on ne sait quelle énigme autour de sa mort. Elle se sera aventurée un peu trop loin de la rive, aura perdu pied, à moins qu’elle n’ait été victime d’un malaise. Les courants ont déporté son corps de la plage d’Ostie à celle de Torvaianica. Rien de moins mystérieux. Est-ce la première fois aussi qu’on a vu la mer déshabiller en partie un cadavre ?
« En somme, déclare aux journalistes la signora Montesi, opprimée par une légitime douleur, et à qui l’indiscrétion de leurs demandes pourrait être épargnée, que voulez-vous que je vous dise de plus ? Wilma était une jeune fille tranquille et sereine. En fait de garçons, elle ne connaissait que son fiancé, rencontré salle Picchetti, au bal du samedi soir. J’étais là pour l’accompagner. Elle n’est sortie seule avec Angelo qu’en deux occasions : une fois pour aller au cinéma, on donnait Pauvres mais heureux, une autre fois pour visiter la Villa Borghèse. Ils devaient se marier en décembre. Sa correspondance amoureuse, pensez donc, elle tenait à ce que je la lise et l’approuve. »
Dernière preuve de son innocence : elle ne savait pas nager. « Sommes-nous assez riches pour payer à nos enfants des vacances balnéaires ? »
À part le fait que dix-sept kilomètres séparent Ostie de Torvaianica, et que ce parcours semblait long pour une placide mer d’avril (mais qui peut sonder les arcanes de la nature ?), restait un point fort obscur. On s’expliquait que les flots eussent emporté souliers, bas et jupe, mais non les jarretelles qui manquaient aussi à la liste. Or, si le port de bas solidement tenus contribuait à la louange de Wilma, jeune personne fidèle aux traditions de décence et de modestie et qui ne se serait jamais permis de sortir les jambes nues, la disparition d’un accessoire aussi intime que les jarretelles insinuait un doute bien fâcheux. Le bain de pieds hygiénique, ou « pédiluve » comme on l’appelait pour en souligner le caractère médical et non hédoniste, avait-il suffi à produire l’accident ?
Vint alors à la lumière l’argument gardé en réserve pour écarter tout soupçon. Wilma, révéla la signora Montesi, était « indisposée » le jour de sa fatale excursion maritime. Détail qui renforçait la version du « malaise » frappant la fille du menuisier au milieu de l’eau, et qui surtout réduisait à néant les rumeurs calomnieuses ! Aujourd’hui où les femmes ne considèrent plus leurs règles comme un empêchement ni à l’amour ni au travail, et où les « malaises » sont devenus aussi désuets que les « vapeurs » des comtesses sous l’Ancien Régime, tu auras du mal à comprendre que l’aveu de la mère ait mis un point final à l’instruction. En ce temps, l’Italie vivait encore sous la loi d’une rude et intraitable morale paysanne, selon laquelle l’indisposition périodique des femmes passait pour la volonté du Ciel. Dieu leur interdisait formellement toutes relations sexuelles pendant trois jours chaque mois. Une punition qu’il infligeait à la race d’Ève, stigmatisée comme pécheresse et impure. J’avais vu à Ponte Mammolo des filles de Racalmuto ou de Pietranera s’attacher pendant ces trois jours un ruban noir autour de la cheville : survivance d’une coutume sicilienne très antique, semblable à la crécelle du Moyen Âge qui annonçait de loin le lépreux et faisait le vide autour de la personne taboue.
Fin 53 : un journal de droite publie un dessin satirique qui montre un père de famille embrassant tendrement sa femme et ses enfants, tous en train de pleurer. « Adieu, mes bien chers, adieu à jamais, je vais prendre un bain de pieds. » Plus intrigante encore semble la vignette parue peu après dans un hebdomadaire, également de droite : c’est l’image d’un oiseau saisi en plein vol, avec une jarretelle dans son bec. Pour légende, ce rébus qui achève de dérouter le lecteur : I piccioni viaggiatori sono ormai volati via. « Les pigeons voyageurs se sont désormais envolés. » Ne peuvent comprendre l’allusion que ceux qui songent à rapprocher ce volatile de l’homonyme sénateur Attilio Piccioni, ministre des Affaires étrangères, chef historique de la Démocratie chrétienne, un des hommes politiques les plus respectés et les plus influents. Encore faudrait-il savoir qu’un de ses fils, Piero, compositeur de jazz, fréquente la Rome élégante et mondaine. Et qu’il prend part aux fêtes que le marquis Ugo Montagna, important administrateur de biens publics, organise dans son domaine de Capocotta, non loin de Torvaianica : comme le claironne bientôt, dans une déclaration qui va provoquer la réouverture de l’enquête, une jeune Vénus de magazine furieuse de ne pas trouver un engagement à Cinecittà.
Très vite, par la brèche ouverte, un torrent de boue s’engouffre. On apprend que Wilma est morte d’un abus de drogue lors d’une partie de débauche où la jarretelle n’était pas la seule pièce de lingerie superflue ; que de grands noms de la politique, de la finance, de la presse, participent à ces orgies ; et que le préfet de police Saverio Polito, sans être de ceux qui les cautionnent par leur présence, a protégé les coupables et hâté le classement de l’affaire.
L’énormité du scandale, impossible de te l’imaginer, aujourd’hui que des forfaits d’une bien autre envergure alimentent régulièrement la chronique. Les milliards de Caltagirone ou les pots-de-vin de Lockheed renvoient à la préhistoire de la corruption le hasard d’une overdose administrée plus par maladresse que par vice. En 1954, on était à peine sorti des grandes épreuves de la lutte contre Mussolini. Découvrir soudain que la classe qui nous dirigeait, ministres et fils de ministres, banquiers, directeurs de journaux, hauts fonctionnaires, responsables de la sécurité publique, tout ce monde trempait dans la pourriture, produisit un choc énorme dans l’opinion. Le marquis, le préfet et le compositeur de jazz furent mis en prison ; des dizaines de suspects inculpés. Piccioni le père démissionna.
(Le procès, si tu es curieux de savoir comment finit l’affaire, s’ouvrit en janvier 1957 et dura trois mois : au bout desquels les accusés bénéficièrent d’un plein et entier acquittement. Il fallut attendre de nombreuses autres années pour apprendre que les viscères soumis à l’autopsie n’avaient pas été ceux de Wilma mais les entrailles d’une autre substituées aux siennes. Et on ignore toujours d’où est venue la dénonciation ; sans doute de l’intérieur même de la Démocratie chrétienne ; le courant – l’aile gauche – représenté par Attilio Piccioni devant être frappé dans la personne du ministre des Affaires étrangères, selon la tactique, perfectionnée après un quart de siècle et devenue sanglante, qui a coûté non seulement la carrière mais la vie à Aldo Moro : lui aussi chef de file de la tendance « avancée », partisan du « compromis historique » tenu en abomination par les conservateurs de son parti.)
Sur le coup, autant et peut-être plus que la gangrène crapuleuse entrée dans les rouages de l’État, frappa la duplicité de la jeune couturière. S’il y avait une couche sociale sur laquelle la République encore fragile tablait pour consolider ses assises, c’était bien celle des artisans, ouvriers de petites entreprises, travailleurs à domicile, ménages soudés par la foi conjugale, couples de fiancés se distrayant au mélodrame du cinéma paroissial bien que gagnés aux idées laïques, innombrable population de petits-bourgeois consciencieux dont la famille Montesi offrait un échantillon modèle. La jupe jaune à pois verts et le portrait de la Madone en sautoir furent ressentis comme un outrage. Moins que toute autre, cette dépositaire des vertus moyennes si nécessaires à la santé du pays aurait dû se permettre de fréquenter les tarés de Capocotta. La faute de Wilma, dépassant de beaucoup le cas individuel, devenait le symbole de la faillite nationale. On ne pleurait pas seulement un cadavre, on enterrait dix ans d’espoirs et d’illusions. Après avoir découvert où se rendait la fille du menuisier en quittant le logis de ses parents, l’atelier de son père odorant de sciure et de copeaux, comment garder quelque confiance dans la postérité de Gramsci et de don Sturzo, de Matteotti et d’Amendola ? Du jour au lendemain s’effondra le mythe d’une Italie probe et laborieuse, régénérée par la démocratie.
Qui jubila et triompha fut mon père. Incertain d’abord s’il devait nous accabler de ses gémissements sur la « décadence » des mœurs et l’« abaissement » de la patrie, il changea d’humeur et prit le parti du sarcasme. Ah ! l’Italie prospérait, depuis qu’elle croyait pouvoir se passer d’un chef ! On les voyait à l’œuvre, les antifascistes ! Bravo, la République ! Puis, déçu de constater que nous ne relevions même pas son persiflage, il se réfugia dans une contemplation idéalisée du passé. « Du temps de Mussolini… » devint son exorde habituel, et bientôt : « de Son temps… » Il fallait du courage, remarque, pour oser saluer à la romaine les quelques fidèles dénichés dans le quartier, alors que la presque totalité des fascistes s’étaient hâtés de s’inscrire, au lendemain de la Libération, qui à la Démocratie chrétienne, qui au parti communiste.
L’ancien officier, pour mettre son caractère à la hauteur de ses convictions, diminua sa ration quotidienne de vin, reprit l’habitude de s’habiller, de se raser chaque jour. Il sortait, achetait le Borghese, rejoignait au café d’autres nostalgiques et imaginait avec eux à quelles glorieuses destinées serait parvenu l’Empire si le Duce, trop généreux pour se défier de ses proches, n’avait pas favorisé son gendre, « Dieu merci fusillé ».
Quel soulagement pour maman : non seulement parce qu’au lieu de la harceler de ses récriminations comme à Ponte Mammolo, il vivait maintenant dans sa chimère. Indifférent à ce qu’elle mettait dans nos assiettes, même quand pour terminer le mois elle ne prenait à la charcuterie qu’un jambonneau pour trois, quitte à forcer la dose de lentilles. Il la laissait en paix, il se fût délecté avec des boîtes de conserve, en souvenir des campagnes d’Éthiopie. Le voir reprendre goût à l’existence ôta un grand poids du cœur de maman. Si détachée qu’elle fût du capitaine, elle était heureuse qu’il eût retrouvé une passion, des amis, de quoi s’empêcher de sombrer dans la déchéance et l’hébétement.
Toute surprise et émue, elle me fit un jour observer que je venais d’appeler « papa » celui dont elle m’avait eu il y a trente-trois ans. Je rentrais avec elle du marché. Devant une parfumerie dont la vitrine miroitait au soleil on s’arrêta pile tous les deux, sans nous être concertés. En silence également notre choix tomba sur un rasoir électrique que nous fîmes emballer dans du papier à fleurs. C’est moi qui pris le paquet des mains de la vendeuse ; et qui, jusqu’à la maison, d’un air qui aurait voulu être désinvolte, balançai le fruit commun de nos économies au bout de sa ficelle dorée.