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Guido, depuis longtemps, avait décidé de rejoindre les partisans dans la montagne. Il partit, un matin de mai 1944. Je voulais le convaincre de rester caché avec moi dans mon grenier de Versuta. Quiconque eût remarqué de quelle manière il triturait dans la poche de son pantalon la crosse du revolver soustrait à la fouille, et tourmentait de son autre main la mèche de cheveux noirs qui lui tombait sur le front comme l’accroche-cœur d’un premier communiant, se serait dit que la haine de la dictature, l’amour de la patrie et autres sentiments généreux, même déduction faite de l’emphase naturelle à ses dix-huit ans nourris d’auteurs scolaires, servaient de façade à des motifs plus personnels. Le désir impatient de se conduire en homme et d’effacer l’impression causée par cette frisette puérile comptait sans doute beaucoup ; mais moins que l’espoir de conquérir, au prix du sang, une faveur poursuivie en vain depuis sa naissance : occuper dans le cœur de maman une place sinon égale à la mienne, du moins plus importante que la mince lisière où elle le reléguait. Je n’écarte même pas le soupçon qu’il pensait déjà à la mort comme au seul moyen de se procurer sa part légitime d’affection. Oh ! en termes confus et obscurs, bien entendu, non sous la forme brutale que j’emploie. Guido n’essaya pas une seule fois de me persuader de partir avec lui ; négligence invraisemblable, si on pense qu’aucune recrue n’aurait dû paraître de trop à l’émule d’Oberdan et de Pisacane ; oubli tout à fait naturel au contraire, dès qu’on attribue au cadet jaloux le besoin de se ménager un terrain de revanche où l’aîné, cette fois victorieusement distancé, ne pourra lui disputer ni la gloire des combats ni l’auréole du sacrifice.
J’étais la seule personne en mesure de rétablir la vérité sur les airs bravaches de mon frère, mais aussi le dernier à pouvoir utiliser cette connaissance pour le faire renoncer à son entreprise. Le mystère dont il fallait entourer son départ hâta notre séparation. Il demanda à l’employé de la gare de Casarsa, assez fort pour être entendu par le personnel et par les voyageurs présents, un billet pour Bologne. Après quoi, décidé à monter en cachette dans le train de Spilimberg, vers le nord, il m’entraîna derrière le petit bâtiment de la station. Un terrain vague, jonché de papiers sales et de gravats, servit de décor à nos adieux. Eût-il été encore temps de le retenir ? Il entonna soudain, de sa voix claire de ténor, le duo que don Carlo chante avec Posa dans le cloître de San Giusto.
Dieu, qui voulut dans notre âme
Infuser l’amour et l’espoir,
Daigne enflammer dans nos cœurs
Le désir de vivre en hommes libres.
J’hésitai un instant : ni Dieu ni la musique d’opéra ni les vers de mirliton du livret ne me semblaient le meilleur moyen de prendre congé d’un être cher. Mais le moyen de ne pas répondre à son brûlant appel ? D’autant plus que le rôle du marquis convenait à mon timbre barytonant.
Jurons de vivre ensemble
Et ensemble de mourir…
me surpris-je à murmurer. Puis, à l’unisson, sans plus freiner ma voix :
Soit sur terre soit au ciel
Nous réunira ta miséricorde.
Le duo entier y passa, avec les serments d’amitié, l’engagement de combattre l’oppresseur, le dédain de notre terrestre sort, et ainsi de suite : toutes choses que nous pouvions prendre à notre compte sans aucune tricherie, mais qui en cachaient d’autres, bien plus importantes pour l’avenir individuel des deux chanteurs improvisés.
Notre exhibition musicale prit fin brusquement. L’omnibus de Spilimberg, que Guido surveillait du coin de l’œil, s’ébranlait en cahotant sur les rails. Il courut vers la gare, contourna l’édifice, rejoignit le ballast près du passage à niveau et sauta dans le wagon de queue sans se faire remarquer. Verdi avait fourni une élégante solution rhétorique à la plus délicate des questions qui peuvent surgir entre deux frères.
La rhétorique poursuivit Guido après son départ de Casarsa. A-t-elle lâché un seul instant sa destinée posthume ? Tant pis si je m’apprête à dire sur ces neuf mois de guérilla des vérités pénibles. Il s’était engagé dans la brigade Osoppo, sous le nom d’Ermes, qu’avait porté, tu te souviens, son ami Parini disparu dans les steppes russes. Un monarchiste, Bolla, commandait la brigade. Brigade ! Un grand mot pour désigner les douze ou quinze hommes qui, pour tromper l’ennemi, feignaient d’être dix fois plus nombreux, à force de déplacements continuels et de marches harassantes sur les montagnes de la Garnie.
Maman alla le trouver en septembre. Moral au zénith, santé de fer. Les partisans, solidement organisés, menaient la vie dure aux Allemands. J’ai gardé une lettre d’octobre, signée « Amalia », où il raconte, en termes codés, sa vie au féminin : en prévision de la neige qui tomberait sous peu et pour lui permettre de faire bonne figure aux sports d’hiver, nous devions lui expédier au plus vite un équipement complet, gants, souliers à crampons, sous-vêtements de laine, sans compter le passe-montagne et les lunettes de soleil.
Le Feldmarschall Kesselring, à la tête de fantassins allemands, de miliciens fascistes et de déserteurs russes, déclencha l’offensive en novembre. Mon frère et un de ses amis, Gino, résistèrent pendant une nuit entière à un détachement de cosaques. La brigade Osoppo, politiquement modérée (la plupart de ses hommes appartenaient au parti d’Action, où s’inscrivit Guido), opérait à une vingtaine de kilomètres au nord d’Udine. La brigade Garibaldi, formée de communistes, tenait le secteur voisin. Les deux unités, harcelées par l’ennemi très supérieur en nombre et beaucoup mieux armé, signèrent un pacte d’alliance puis se réunirent, sous un commandement unique, dans la division Garibaldi-Osoppo.
Parcouraient également le haut Frioul, venues de l’autre côté de la frontière, des bandes envoyées par Tito pour semer la propagande de Belgrade et émettre des prétentions territoriales sur cette province limitrophe. Le maréchal proposa à la division Garibaldi-Osoppo de se laisser absorber dans l’armée Slovène. Le commandant de la division, Sasso, un communiste, hésitait. Bolla, commandant en second, repoussa l’offre avec violence. Quand les Allemands reprirent l’attaque, vers la fin de l’année, les soldats de Tito n’eurent garde de se porter au secours des patriotes italiens, dont beaucoup furent tués ou capturés. À l’intérieur même de la division, les communistes ne cessaient de faire pression sur leurs camarades pour qu’ils ôtent du revers de leurs blousons la cocarde tricolore. Pression ! un euphémisme diplomatique, si tu penses qu’un commissaire pointa un jour son pistolet sur le front de Guido. Ni lui ni ses amis n’écoutèrent ce chantage. Ils affirmaient hautement qu’ils se battaient pour le drapeau italien, non pour l’étoile rouge. Les convictions monarchistes de Bolla (loyal et courageux, il n’en faisait pas mystère) fournirent un prétexte pour l’accuser de trahison, ainsi que tous ceux qui refusaient de vendre à notre ennemi Tito une portion-du territoire national.
La neige tombait à gros flocons sur les hauts plateaux de Porzus. Bolla, avec son état-major, s’était réfugié dans une cabane en rondins abandonnée par un forestier. De haute taille, maigre, les cheveux poivre et sel coupés en brosse, une ride verticale creusée entre les yeux par le froncement des sourcils, il tirait sans arrêt sur une courte pipe à couvercle d’argent. Toute sa nervosité, il la passait dans ce geste, inoffensive manie qui le laissait calme et dispos pour donner les ordres, distribuer les tâches, étudier les rapports, trancher les litiges, d’une voix toujours mesurée. Économe de paroles, ne se prononçant qu’après avoir mûrement réfléchi, sévère avec lui-même avant de l’être pour les autres, il pouvait compter sur le dévouement absolu de ses hommes. L’aimer et lui obéir partait d’une seule impulsion. Plût au ciel qu’il eût exercé son autorité avec moins d’agrément : Guido serait peut-être encore en vie. Mon frère, inconsciemment en quête du « bon » capitaine pour le substituer à l’image paternelle, s’attacha corps et âme à ce chef, et abdiqua pour lui être fidèle son propre instinct de conservation.
Ce soir-là, avant de bourrer sa pipe, Bolla demanda si les sentinelles étaient bien à leur poste. Un tic, insolite chez lui, contractait sa joue. Lorsqu’il eut commencé à fumer, assis derrière une petite table pliante couverte de plans et de cartes, son visage reprit sa tranquillité ordinaire. Aucun de ceux qui s’affairaient dans la cabane ne put se douter qu’il avait pressenti un péril différent de leurs dangers quotidiens. Une douzaine de partisans faisaient cercle devant le chaudron qui pendait dans la cheminée au-dessus d’un feu crépitant de branches de sapin. Par cette nuit de neige et de ténèbres, nul risque que la fumée fût aperçue du dehors. Cependant, mon frère avait émis l’opinion qu’il fallait demander l’autorisation du commandant avant d’allumer le feu. Ses camarades, alléchés par l’odeur du court-bouillon préparé pour les truites qu’ils avaient pêchées dans les ruisseaux de la cluse, s’étaient mis à le blaguer sur ses craintes. Boudeur, il se retira à l’écart, s’occupant à fourbir avec un chiffon le canon de son fusil, pendant que les autres s’apprêtaient à retirer du seau pour les jeter tout vifs dans l’eau bouillante les poissons aux écailles arc-en-ciel. C’est ainsi que Guido fut le premier à bondir sur ses pieds et à pointer son arme en direction de la porte, dès qu’on entendit sous les arbres un bruit d’altercation avec des voix inconnues.
Bolla leva la tête de ses papiers. Sans ôter la pipe de sa bouche, il fit signe à mon frère d’aller voir. La porte au même moment s’ouvrit avec fracas. Cinq ou six hommes qu’ils reconnurent immédiatement comme des volontaires de la brigade Garibaldi entrèrent en protestant d’une voix retentissante que ce n’était pas là une manière de recevoir des amis. Celui qui paraissait leur chef tendit au commandant Bolla une lettre de son supérieur, le commandant Sasso. Les autres, non contents de pointer devant eux leur mitraillette, inspectaient en tout sens la cabane, le doigt replié sur la détente. Ils décrochèrent les panneaux de bois plein qui occultaient les deux fenêtres aux deux extrémités de la pièce, ouvrirent les carreaux et se penchèrent à l’extérieur, sans qu’on pût savoir s’ils cherchaient à évaluer la hauteur des collines derrière la maison ou à transmettre quelque signal à d’éventuels compagnons restés dehors sous la futaie. Sans-gêne insolent et légèreté blâmable : les fenêtres, auxquelles ils ne remirent pas les volets, découpaient sur la clairière nocturne des carrés de lumière dont la neige accentuait la blancheur, même si les lampes à pétrole et les bougies de suif ne diffusaient pas une clarté aussi brillante que n’eussent fait des ampoules électriques.
Mais, sauf Guido blême de rage et le commandant Bolla, à qui son flegme fut ce jour-là fatal, les garçons devant le feu ne montrèrent d’autre inquiétude que la crainte d’avoir à partager le plat de truites avec les nouveaux venus, dont l’arrogance pourrait bien être disposée à ne leur laisser que les arêtes.
Le commandant, ayant pris connaissance de la lettre, écrivit un billet qu’il confia à Guido, avec quelques recommandations à voix basse. Mon frère choisit deux de ses amis, Gino (celui des cosaques) et Cesare (parce qu’il était de Bologne), et sortit avec eux dans la nuit, le billet plié en quatre dans sa poche, entre la gourde de grappa et le couteau à cran d’arrêt.
Nul ne peut dire comment les choses se passèrent ensuite entre les quatre murs de rondins. Sans doute l’eau dans le chaudron n’eut-elle pas le temps de bouillir ni les truites de quitter leur seau, car les trois messagers ne s’étaient pas éloignés d’un kilomètre vers la crête, quand ils entendirent un crépitement d’armes à feu en provenance de la cabane, ainsi que des hurlements aussitôt étouffés. Guido et Gino voulaient retourner sur leurs pas. Cesare hésitait, lorsqu’ils virent arriver tout sanglant un blessé qui leur cria de se tirer en vitesse : tous les autres étaient morts, Bolla avait été tué le premier. Guido, suivi de Gino, se précipita, dans le fol espoir d’arriver à temps pour porter secours à son chef. Cloué sur place, Cesare s’attendait, d’une seconde à l’autre, au fracas de nouvelles détonations. Les tueurs, maintenant maîtres du lieu, se contentèrent de capturer les deux amis et de leur lier les mains. Sans juger bon d’enterrer leurs victimes, ils les entassèrent dans la cabane à laquelle ils mirent le feu. Puis le commando, s’éloignant en hâte avec les deux prisonniers, changea de secteur.
Guido et Gino auraient eu la vie sauve, s’ils avaient accepté de passer dans les rangs titistes, abjurant la cause pour laquelle ils s’étaient engagés. Pendant trois jours on leur plaça le marché en main : ou rejoindre les vrais « patriotes », ou connaître le sort réservé aux « traîtres ». Mon frère, de ses deux mains entravées, tâtait sur sa poitrine la pipe de son ancien commandant, qu’un des geôliers, pris de compassion, avait sur sa demande retirée de la bouche du cadavre et glissée dans la poche intérieure de son blouson. Sa loyauté politique venait-elle à défaillir, ou l’instinct de conservation à lui souffler un accommodement, le contact de cet objet qui avait servi de fétiche au chef tant admiré rappelait à son esprit les glorieux Thermopyles. Montrerait-il moins de cœur que Léonidas ?
Ils parcoururent les hauts plateaux, cherchant de grange en grange un refuge contre la neige, le froid, les ténèbres et la peur, dans cette solitude montagneuse traversée seulement par le vol des corbeaux, et par le vrombissement lointain des moteurs quand un convoi de blindés allemands passait en dessous dans la vallée.
Le quatrième jour, il fut décidé de procéder au jugement des deux récalcitrants. Une planche posée sur une paire de tréteaux fournit la table du tribunal. On poussa devant ce simulacre de cour martiale les deux amis ligotés. Ils durent décliner leur nom et leur état civil, mise en scène dont on s’était passé pour Bolla mais qui accréditerait, en cas d’enquête ultérieure, le mensonge d’un procès intenté en bonne et due forme pour « intelligences avec l’ennemi ». Le verdict, aussi inique que l’accusation, tomba au bout de cinq minutes. Pas l’ombre de la plus légère trace d’accent étranger n’adoucit pour Guido l’imposture d’une telle sentence : c’étaient bel et bien des Italiens qui envoyaient deux de leurs frères au poteau. Le président parlait avec l’accent de Pordenone, un des assesseurs s’exprimait dans le dialecte de San Daniele du Frioul, l’autre arborait à son revers l’insigne du club de football de Trévise.
Une partie des hommes s’égaillèrent dans les fermes voisines à la recherche de bêches et de pelles nécessaires au creusement de la fosse. Guido profita du désordre pour fausser compagnie à ses gardiens. Il réussit à rejoindre le couvert des arbres sans être vu et à libérer ses poignets de la corde. On ne fut pas long à se jeter sur ses traces mais, faute de distinguer leur cible dans l’épaisseur de la forêt, ils tiraient au hasard entre les troncs. Le malheureux serait peut-être parvenu à se mettre à l’abri, si une balle, entrée dans son épaule, ne lui avait brisé l’omoplate. Il eut encore la force de courir jusqu’au seuil d’une maison de garde-chasse où il tomba évanoui aux pieds d’une jeune et forte paysanne enceinte de huit mois.
Libéra Piani – c’est d’elle que je tiens ces ultimes détails – releva mon frère, le porta dans ses bras jusqu’à son lit, appliqua sur la fracture une compresse d’eau chaude et le ravigota d’une tasse de café assaisonné de grappa à soixante degrés distillée par son mari. Puis elle se planta devant sa porte, entre les jambages de sapin teintés au brou de noix, et attendit de pied ferme les deux poursuivants qui débouchaient haletants de la futaie. Son ventre s’étalait dans cet encadrement rustique avec une telle majesté, qu’ils perdirent contenance et se mirent à balbutier devant elle qu’ils venaient chercher un de leurs camarades blessé pour le conduire à l’hôpital. Elle acquiesça, à condition qu’ils prendraient sa propre bicyclette sur laquelle un des deux jeunes gens conduirait Guido à la ville, tandis qu’elle garderait l’autre en otage jusqu’au retour de son camarade. Le tout fut débité si tranquillement et avec une autorité si naturelle que le pouvoir semblait résider dans les mains désarmées de cette femme bien plus que dans le poing belliqueux des deux partisans. Ils acceptèrent ses instructions comme des ordres, avec la docilité de moutons. Guido, qui était revenu à lui et qui reconnut dans le garçon en train de regonfler le pneu de la bicyclette celui qui avait récupéré à sa demande la pipe du commandant, se laissa installer tant bien que mal sur le cadre de l’engin. La paysanne, debout sur le seuil de sa maison, veilla à ce que le jeune homme prît bien la direction de la vallée, par l’unique piste qui s’enfonçait entre les sapins.
La fatalité voulut que l’équipage tombât aux mains d’une autre patrouille lancée à la poursuite du fugitif. L’esprit sectaire de haine et de vengeance étouffa toute velléité de compassion. Guido, remis sur ses jambes et contraint par la force à marcher, fut ramené, fiévreux et hagard, dans la cour de ferme d’où il s’était enfui. On le fit descendre dans la fosse toute prête, à côté du cadavre de Gino déjà saupoudré de neige fraîche. Allongé sur le dos, j’aime à penser qu’il regarda droit dans les prunelles ses bourreaux, sans même fermer les yeux quand la balle qui le tua en plein front sortit fumante du revolver.
Cesare n’étant réapparu à Casarsa qu’au bout de plusieurs mois, nous restâmes longtemps sans nouvelles de Guido. Ni la Libération ni l’armistice ne nous rendirent mon frère. Maman put se faire peu à peu à l’idée que sa place à table demeurerait vide pour toujours, et son rond de serviette inutilisé. Sur le lit de fer étroit de sa chambre, recouvert d’un couvre-pieds à nid d’abeilles blanc, elle ne vint plus qu’à de rares intervalles s’asseoir devant les photos jaunies de Gary Cooper et de John Wayne. Si Guido avait compté en mourant sur l’horreur de son agonie et sur l’atrocité de son destin pour ravir dans le cœur maternel la place où j’étais seul à trôner, il fut spolié de sa dernière espérance par l’impossibilité de nous faire connaître son sacrifice avant que le temps et l’habitude n’eussent émoussé le choc des événements.
Enveloppé dans une bannière tricolore, le cercueil entra en gare de Casarsa sur la plate-forme d’un wagon découvert. Les tambours voilés de crêpe battirent une marche funèbre, maman s’avança au premier rang des autorités. On porta la bière à la maison, on l’ouvrit devant elle, elle reconnut son fils et cousit le corps, selon une coutume locale, dans le drap qui avait servi le jour de l’accouchement. Chez nous, on pratique une fente dans le matelas des mourants, afin que l’âme prenne plus librement son essor vers le ciel. Maman laissa décousu un coin du linceul, comme dédommagement pour celui qui avait trépassé loin de son lit. Mais, au cimetière, appuyée contre ma poitrine et serrée dans mes bras, pendant qu’elle pleurait de toutes ses larmes devant la tombe où mes tantes jetaient des fleurs, c’était encore à moi que s’adressaient ces sanglots, moi avec qui, profitant de cette occasion, elle scellait à nouveau la communion amoureuse relâchée par mes lectures et mes travaux solitaires, par mes promenades avec Wilma, par mes activités hors de la maison. Désormais, Mère et Enfant, nous restions seuls à nous comprendre, à nous chérir et à nous aider, comme Marie et le Christ dont le couple indestructible et la dévotion réciproque illuminent l’Évangile. Elle n’oublia pas son second fils mais le relégua, mortel, parmi les morts. L’ombre inconsolée de Guido erre encore sous la terre. Il tend son visage sanglant, stupéfait que son héroïsme soit demeuré inutile, et que j’aie su garder, en me tenant planqué dans mon grenier de Versuta, ce qu’il n’a pas réussi à obtenir par une spectaculaire immolation.
Tu voudras savoir, j’imagine, comment j’ai réagi à la mort de mon frère. Dans mon souvenir je distingue, à côté de la douleur et de l’abattement causés par la disparition de mon compagnon d’enfance et de mon meilleur ami, le remords de l’avoir laissé partir seul. Ma conscience me reprochait ma lâcheté et mon égoïsme. Quoique personne ne songeât à me blâmer pour ma conduite, c’est un fait que la fine fleur de la jeunesse frioulane s’était engagée dans la Résistance et avait couru d’énormes risques pendant les mois les plus froids et les plus terribles de l’hiver : risques qui avaient abouti, pour les meilleurs d’entre eux, à la déportation, à la torture, à la mort. En outre du sort de Guido, je pouvais me sentir directement responsable, puisque ses leçons d’antifascisme, il ne les avait reçues de nul autre que de moi. Qui lui avait appris à rougir d’un père capitaine dans l’armée coloniale de Mussolini ? Qui lui avait mis dans la tête qu’aucun prix ne serait excessif pour racheter le crime de son ami Ermes Parini engagé volontaire sur le front russe ?
Disciple trop confiant, il avait droit maintenant à une réparation. Choyer maman deux fois plus, écrire mes livres tels qu’il les eût aimés, prendre une part plus active dans la vie politique, en un mot tâcher à m’occuper d’une manière non indigne de sa mémoire, ces actes de piété nécessaires ne suffisaient encore pas. Restait le paiement de certaine dette plus précise dont je serais obligé, un jour proche ou lointain, de m’acquitter envers ses mânes.
Voilà, dans mon opinion, l’origine de ce que j’appelle non pas mon penchant suicidaire (j’aime trop la vie pour tomber dans ce lieu commun qui sert de hochet esthétique aux ratés) mais ma non-résistance à la mort. Je marche, je vais de l’avant, poussé par mon avidité à jouir de toute chose. Mais il y a derrière moi un spectre familier qui se tient en silence. Sans avoir besoin de me signaler qu’il est là, ce pâle fantôme ne me quitte pas des yeux. Je sais que si je me retourne je le suivrai et descendrai avec lui dans les sombres royaumes où il m’attend. Ce sentiment m’a accompagné tout au long de mon existence. Bien des gestes qui ont paru inexplicables à mon entourage, bien des habitudes et des goûts que mes amis ont qualifiés d’absurdes, ne leur auraient pas semblé tels s’ils s’étaient avisés que le simple fait d’être au monde peut être ressenti comme un péché par celui qu’un frère bien-aimé a précédé dans la fosse.
Autre sujet de honte et de culpabilité pour moi : à la gare, puis au cimetière, les orateurs présentèrent la mort de Guido comme un épisode de l’insurrection des patriotes italiens contre les oppresseurs fascistes et nazis. Chaque fois ensuite qu’on commémora les martyrs de Porzus, ce fut pour vitupérer la barbarie hitlérienne, même après que les nouvelles apportées par Cesare et les vérifications qui en corroborèrent l’exactitude eurent démontré le mensonge de la version officielle. Mais en 1945, comme je vais te le raconter bientôt, il était impossible de dénoncer ouvertement la duplicité des communistes pendant la Résistance : à présent, dans les luttes politiques qui secouaient le Frioul et opposaient aux grands propriétaires l’armée prolétarienne des manœuvres et des journaliers, les communistes, à la pointe du combat, portaient les espoirs du peuple. Affaiblir leur autorité par la révélation des infamies perpétrées sur l’ordre de Tito n’eût abouti qu’à faciliter la victoire de la Démocratie chrétienne qui soutenait le parti des agrariens. Conscient de l’enjeu de la bataille, j’ai quitté le parti d’Action, où je m’étais d’abord inscrit par fidélité à la mémoire de Guido, et j’ai rejoint la seule force capable de dresser avec succès contre le monopole des riches la révolte anarchique des campagnes. Combien de fois, néanmoins, n’ai-je pas rongé mon frein, en entendant sur les places publiques ou dans les meetings électoraux ceux qui avaient assassiné mon frère vanter impudemment ses mérites. Fallait-il que le crime dont ils s’étaient souillés tournât publiquement à leur gloire ? Et qu’après les avoir combattus de son vivant, cadavre il leur servît de bannière ?
Le soir des funérailles, les familles de Casarsa et les parents de mes élèves, jusqu’à dix kilomètres à la ronde, envoyèrent à ma mère, selon notre rituel en matière de condoléances, les plus jeunes de leurs fils apporter en présent un panier d’œufs et un sac de farine. Les Égyptiens plaçaient dans les cercueils des nourritures et des boissons, pour faciliter à leurs morts le voyage d’outre-tombe. Il est probable que cette coutume, ayant fait le tour de la Méditerranée, remonta jusqu’au fond de l’Adriatique : dès les temps anciens elle arriva dans le Frioul, où le bon sens et la parcimonie des cultivateurs de maïs, moins poétiques que les riverains du Nil, l’ont adaptée et affadie, en sorte que les victuailles offertes à l’occasion d’un décès ne soient pas gaspillées en vain.
J’eus la surprise de voir apparaître Svenn, celui des petits paysans que j’avais distingué pendant les exercices de poésie et de danse. Aurais-je pu l’oublier, avec son nom sans exemple chez nous, dont la syllabe unique et solaire fuse d’un seul jet ? Beau et hardi comme alors, portant avec le même chic sa tête bouclée de jeune pâtre, il tint à me remettre en mains propres le cadeau de sa famille, ce qui lui permit de me fixer dans les yeux. Regard silencieux et fier, où je lus le reproche des injustices commises à son égard toutes les fois où le prix du concours lui avait échappé ; mais aussi un attachement passionné et absolu, dont il était prêt à me fournir autant de preuves qu’il me plairait. Je tressaillis et baissai les paupières, tout en emportant dans ma mémoire chaque trait de ce visage blond où le premier hâle du printemps répandait une lumière dorée.
Dieu sait pourtant si j’avais le cœur lourd, et si j’eusse repoussé avec indignation toute idée de libertinage. À preuve le dégoût profond, nullement feint, qui me saisit pendant que je montais l’escalier avec le panier de Svenn sous le bras, en me souvenant que Marcel Proust, un romancier français que je n’aimais déjà pas beaucoup, décrit une scène sacrilège où un personnage de vieille tante, le baron de Charlus, demande le nom et l’adresse d’un enfant de chœur pendant l’enterrement de sa femme.