19

L’été entamait son déclin. La plus belle saison de l’année allait-elle finir sans m’accorder l’apaisement que les teintes plus nuancées et la température plus clémente de septembre apportaient aux fleurs dans les jardins, aux ceps dans les vignes, aux bestiaux dans les étables, aux oiseaux sur les branches, aux pierres dans les champs, à toute la nature sauf à moi ?

Le cinéma en plein air de Codroïpo mit au programme du samedi soir Gilda, film précédé d’une réputation fracassante. L’Amérique lançait une nouvelle reine, dont l’effigie avait orné la bombe atomique larguée sur Bikini. On disait qu’une expédition était partie dans la cordillère des Andes, pour enterrer dans la montagne une copie du chef-d’œuvre.

Svenn dut me prier deux fois pour que je me décide à l’emmener sur mon vélo. Certes, l’adoration que m’inspiraient les grandes actrices de Hollywood, depuis que j’avais découvert à Bologne avec mes camarades de lycée les beautés légendaires de Marlène Dietrich et de Greta Garbo, de Norma Shearer et de Joan Crawford, ne cherchait qu’à se reporter sur de nouvelles stars. Tu te souviens que leur principal atout pour me plaire était de ressembler aussi peu que possible à des femmes de chair et de sang. Je leur demandais de se mouvoir dans une sphère mythique sans contact avec le monde où je vivais. Raison pour quoi je n’aimais aucune des vedettes du néo-réalisme, qui accaparaient alors les écrans italiens. Elles avaient le tort de porter la jupe grise de l’employée de la poste à Casarsa, les cheveux tirebouchonnés de la marchande de fromages de Pordenone.

Ni Lea Padovani dans Le soleil se lèvera encore ni Caria del Poggio dans Le Bandit ne pouvaient me séduire, avec leur exubérance plébéienne et leur vitalité tapageuse, pas plus que les cuisses nues de Silvana Mangano dans Riz amer ou les seins explosifs de Silvana Pampanini dans Beautés à bicyclette. Allais-je au cinéma pour subir les assauts de la pétulance féminine que je fuyais dans la réalité ? Rome ville ouverte fut pour moi un grand choc ; je reconnaissais que le septième art avait trouvé en Rossellini un chef de file ; mais je me demandais plein d’angoisse si toutes les actrices crèveraient désormais l’écran avec l’impétuosité physiologique de la sublime Anna Magnani.

Seuls les films de Vittorio De Sica, où il n’y avait pas de femmes me rendaient pleinement heureux : Sciuscià et Le Voleur de bicyclette, surtout ce dernier, dont le héros aux joues creuses et aux pommettes saillantes, brun, maigre, volontaire, présentait, selon Nuto, une certaine ressemblance avec mes propres traits. J’aimais cette Rome périphérique et miteuse qu’il traverse le soir pour rentrer dans son immeuble inachevé en béton ; les bords mélancoliques de ce fleuve, ces talus d’herbe sale, ces monceaux abandonnés de gravats, ces chantiers de maisons prolétaires ; tout ce décor auquel, sans me douter qu’il deviendrait dans quelques années le cadre de ma vie, je trouvais plus de vraie poésie qu’à la place Navone ou au Colisée de mes livres d’art. Au reste, qui sait si le souvenir de ce film ne m’a pas influencé dans le choix des quartiers que j’ai habités au début de mon séjour à Rome ?

Pour revenir à Gilda, j’aurais volontiers emmené Svenn à Codroïpo, d’autant plus que j’avais admiré le portrait de la nouvelle star dans le placard énorme que le colleur d’affiches du Voleur de bicyclette déploie sur les murs de la capitale, juste avant qu’on lui pique son vélo. Elle s’étale dans toute la splendeur d’un décolleté vaporeux, irréelle et magique comme les plus grandes divas d’avant-guerre. Pour moi, la Femme idéale. Idéale parce que hors d’atteinte. Inaccessible et reléguée sur un Olympe de beauté et de luxe où les mortels peuvent l’adorer en silence, sans craindre de la voir descendre vers eux.

Nuto, avec sa rudesse habituelle, me traita d’imbécile. Ne comprenais-je donc pas la valeur polémique d’une telle affiche ? Pourquoi un metteur en scène de gauche comme De Sica l’avait-il introduite dans son film, sinon pour dénoncer le nouvel opium du peuple ? Croyais-je que les familles sous-alimentées et mal vêtues entassées dans les logements populaires ne ressentaient pas comme une insulte à leur misère le sourire Colgate, les lèvres peintes et les paupières maquillées de cette poupée de soie et de dentelle ?

« Une version laïque de la Madone », renchérit Manlio, inscrit lui aussi depuis peu au P.C.

Je me disais bien que mes amis raisonnaient juste, du point de vue strictement politique. Le disque mis en vente pour accompagner le lancement de Gilda contenait les battements de cœur de l’héroïne enregistrés au stéthoscope ; quelque chose d’analogue, en effet, pour le fétichisme et l’idolâtrie, aux larmes que les nonnes et les dévotes du couvent de l’Immaculée-Conception à Benevento juraient avoir vu verser à la statue de la Sainte Vierge dressée au-dessus de l’autel ; miracle qui faisait alors grand bruit en Italie.

Cependant, mon hésitation à contenter Svenn partait d’une autre cause.

Je savais que les spectateurs de mon âge qui rempliraient le parterre viendraient avec des dispositions différentes et dans un tout autre état d’esprit que le mien. Frustrés dans leur vie érotique par la séparation rigoureuse des sexes, ils demandaient aux actrices de remplacer leurs fiancées intouchables, et d’offrir à leurs sens enflammés un plaisir de rechange. Contrairement à moi, ils croyaient à la présence charnelle de la star sur l’écran, et ils avaient besoin d’y croire pour s’attacher à elle. Plus l’illusion était grande, plus vite elle devenait leur idole. Le vocabulaire avait d’ailleurs changé : on ne disait plus une star mais une pin-up. Celle qu’on accroche à son mur et qu’on garde à portée de main avait succédé à l’étoile perdue dans le firmament. Une séance de cinéma ressemblait le moins possible à une fête d’art. Les fauteuils tremblaient aux passages les plus hardis et, du début à la fin, régnait une liberté si grossière que les mères et les sœurs, par un tacite accord, restaient à la maison, abandonnant la salle au public masculin.

Outre ma répugnance à mettre sous les yeux pudiques de Svenn ce trivial défoulement, j’appréhendais la rencontre de Nuto et des amis de la bande, que j’avais presque lâchés depuis que j’étais amoureux. Ils pourraient me reprocher mes absences aux dernières fêtes de village et me poser des questions embarrassantes au sujet de mon petit compagnon. Le premier visage que j’aperçus près de la caisse, au milieu de la foule qui trépignait d’impatience, fut la face congestionnée du moricaud. Bien loin de paraître endormi par le nouvel « opium du peuple », il se démenait comme un beau diable et faisait rire ses camarades par une bordée de paillardises. Un peu gêné de me voir, lui que ses tirades contre les capitalistes américains n’avaient pas empêché d’accourir, il souleva sa casquette sur ses cheveux luisants de gomina.

Quant à Manlio, il était en train de jouer sur son accordéon devant l’affiche aux couleurs fanées un tango langoureux, hommage qu’aucune Madone dans sa niche n’avait jamais reçu, ni en terre frioulane ni dans le reste de l’Italie. Le blond Elmiro lui-même, malgré son air pâle et dolent, s’époumonait en facéties douteuses qui lui arrachaient de féroces quintes de toux. Grâce à la bousculade, je pus éviter la bande et réinstaller avec Svenn au dernier rang, près de la palissade en roseaux qui servait d’enceinte.

À peine le générique terminé, les ondes tièdes de la nuit retentirent d’exclamations provocantes et de lazzi obscènes lancés aux acteurs comme si, au lieu d’être une suite mécanique de photogrammes imprimés à Hollywood, expédiés dans une boîte de ce côté-ci de l’océan et invariables pour l’éternité, du vrai sang battait dans leurs veines.

« Gare à toi que tu vas faire péter tes boutons ! » cria du premier rang une voix puissante qui souleva un tonnerre de rires, au moment où Glenn Ford, les yeux mi-clos, la bouche tendue, se penchait sur l’héroïne avec une mine si gourmande qu’on pouvait craindre, en effet, une conséquence désastreuse pour le devant du pantalon de son costume rayé. George Macready, le mari, stimulait leur verve railleuse, d’abord en tant que mari, mille fois moins sympathique que l’amant (dernière liberté qu’ils s’accordaient avant de quitter eux-mêmes le célibat et de devenir intransigeants sur leur « honneur »), puis à cause de son regard triste et vigilant occupé sans cesse à épier son rival.

« Combien tu en tires ce soir ?

— Tu veux que je te prête les miennes ?

— C’est pas le moment de les avoir à zéro ! »

Svenn, que je regardais à la dérobée, restait sur la défensive, ce qui me dispensa de me joindre au tapage. Nuto se tailla un triomphe en taquinant l’actrice sur ses lèvres humides entrebâillées par un sourire.

« Attention ! Il va te la fourrer dans la bouche ! » s’écria-t-il, dressé sur son siège pour recevoir, point de mire de tous ses copains, leurs acclamations déchaînées.

Mais lorsque, vêtue d’une jupe étroite à fleurs exotiques et d’un boléro assorti qui laissait à nu une bande de peau sous les seins, elle se mit à chanter Amado mio, une ballade qu’elle accompagnait d’un pas de danse en écartant les bras, le vacarme cessa comme par enchantement. Peut-être trouverais-tu aujourd’hui que cette femme n’était même pas belle, avec son regard de myope et ses prunelles divergentes, sa permanente sophistiquée à peine sortie des mains du coiffeur, sa voix sirupeuse et inexpressive (nous ne savions pas qu’elle était doublée). Il fallait justement ce mélange de fondu romantique et d’élégance de bazar, de mystère et de stupidité, pour tenir sous le charme un parterre de mâles brutaux et frustes. À leurs oreilles (comme à celles des G.I’s. qui plébiscitèrent le film en rentrant du front), la chanson, arrangement commercial tiré du folklore américano-latin par un professionnel de la Columbia, parut le comble de la mode et du chic. Ajoute au tableau la suggestion de la douceur nocturne et du firmament étoilé, et tu comprendras le muet émerveillement qui accueillit la fausse voix de l’ex-Margherita Cansino, métamorphosée à force de truquages en Rita Hayworth. Svenn s’empara de mon bras et le passa autour de son cou, comme s’il voulait m’associer de plus près à la stupeur médusée qui le clouait sur sa chaise.

La seconde chanson, la plus fameuse – commencée dans un murmure et terminée dans un paroxysme – nous transporta à l’intérieur d’un cabaret de Santa Monica. Il s’extasia devant le décor miroitant qu’il qualifia de « select », selon cet affreux mot débarqué des États-Unis et adopté par la jeunesse italienne en même temps que « slip », « flipper » et « chewing-gum ». Champagne sur les tables des clients, orchestre « swing » en nœuds papillons, piste ronde laquée sous un pinceau de lumière. Un fourreau de taffetas noir emprisonne, jusqu’à la naissance des seins, le corps mince et flexible de Gilda. Des gants, noirs aussi, d’une longueur jamais vue, gainent ses bras bien au-dessus des coudes. Le haut de la poitrine et les épaules émergent dans une blancheur éclatante. Seule au milieu de la piste, sous le projecteur qui laisse les tables dans l’ombre, elle se met à chanter Put the Blâme on Marne, Boys, et aussitôt, en accord avec le dandinement presque imperceptible qu’elle imprime à ses hanches, un frisson agite le public. Chacun devine qu’il va assister à un événement insolite et merveilleux. Nul, en vérité, ne fut déçu en voyant qu’au lieu du déshabillage banal des films américains (le « strip-tease » pourtant si couru), elle commençait à ôter un de ses gants, avec une lenteur frémissante, une nonchalance méticuleuse. Ce fut le moment que Svenn choisit pour rapprocher sa tête et la nicher dans le creux de mon épaule. Le gant descendait peu à peu, le bras semblable à une liane blanche se déroulait dans la lumière. On eût dit qu’il se mouvait pour son propre compte, indépendamment du sourire stéréotypé de la chanteuse et de sa voix monocorde.

« Le film repasse demain soir à Pordenone, retournons le voir, vous voulez bien ? » me demanda Svenn quand je l’eus déposé dans la cour de sa ferme, après une course silencieuse à travers la campagne endormie.

« Amado mio », fredonnais-je en pédalant sur le chemin du retour. À mesure que la magie de l’image s’éloignait, je distinguais mieux les grands traits de l’histoire qui venait de nous être contée. Scénario inepte, d’après la critique. Un richard qui recueille un vagabond et l’embauche dans son cabaret ; la jolie mine de ce vagabond (Glenn Ford à la face de bébé goulu) et la beauté détonante de l’épouse ; le coup de foudre réciproque : quoi de plus mièvre, en effet, de plus convenu, de plus bête que ce ménage à trois ? Seulement, me disais-je en donnant un coup de guidon pour éviter un crapaud, il faudrait observer que le mari nous est présenté au début du film comme n’aimant pas d’un amour bien vif sa femme (épousée à titre de vedette pour son établissement) ni peut-être les femmes en général ; que les deux hommes ont une drôle de façon de se regarder dans les yeux toutes les fois qu’ils s’allument l’un à l’autre une cigarette ; que leur rivalité auprès de Gilda semble les exciter plus que Gilda elle-même ; et qu’enfin ils se portent un intérêt mutuel plus soutenu qu’on ne l’attendrait d’un employé et de son patron.

Le public des jeunes gens de Codroïpo aurait poussé les hauts cris en m’entendant spéculer de la sorte, et juré leurs grands dieux que leur enthousiasme pour le film démentait catégoriquement mes insinuations : sans se douter, dans leur logique ignare, que la Columbia Pictures n’eût jamais financé un projet plus hardi, et qu’eux-mêmes, soumis à une censure inconsciente, se seraient refusés à applaudir une œuvre qui traitât sans déguisement le sujet tabou.

Comme Svenn s’était montré tendre pendant la projection ! Avec quel abandon il avait appuyé sa tête contre ma poitrine ! Et demain soir, à Pordenone ? Qu’attendre, qu’espérer de cette nouvelle séance ? Plus tard, à Rome, j’ai vu, chez le couple de mes amis Francesco et Sergio, les murs tapissés de haut en bas de photographies d’actrices américaines ; un portrait géant de Marilyn Monroe décorait la paroi au-dessus de leur lit. À l’Opéra, des salles composées aux trois quarts d’admirateurs de Proust et de Jean Genet se pâmaient devant la Callas. Des jeunes garçons ont découvert leur amour réciproque en écoutant Casta diva sur leur électrophone, et bien des unions que ne bénira aucun prêtre se sont scellées pendant les adieux de Violetta à Alfredo. Pourquoi la star de cinéma et la diva de bel canto exercent-elles une si puissante fascination sur ceux qui restent indifférents aux femmes quand le prestige de l’écran ou de la scène ne les auréole pas ? Tandis que je rangeais mon vélo sous l’escalier et que je montais sans bruit les marches pour ne pas réveiller maman, j’étais loin de me douter que Rita Hayworth m’offrirait la médiation demandée en vain à la peinture et à la poésie, et que Svenn, sourd à l’appel de mon joueur de flûte, succomberait au chant de la sirène aux gants noirs.

On projetait le film, à Pordenone, dans une salle fermée. Plus d’étoiles sur nos têtes ; plus de murmure éolien à travers la palissade de roseaux. Une odeur de tabac et de sueur. Le public s’était massé aux premiers rangs, dans l’illusion de pouvoir toucher le taffetas noir de la robe. Svenn voulut rester dans le fond, comme la veille à Codroïpo. Dès la première chanson, il se blottit contre moi. Comme la veille, les plaisanteries obscènes du début firent place à un silence extatique. « Amado mio », bramait la voix doucereuse. Svenn, tel un jeune animal, tremblait sur mon épaule. Au moment où Gilda fit tomber le premier gant, il me dit dans un souffle :

« Maintenant, si vous voulez. »

Ce « maintenant » résonne encore à mes oreilles, trente ans après, comme le plus beau chant d’amour que j’aie jamais entendu. Nos gestes furent simples, sans hâte et harmonieux. À peine s’il poussa un soupir. Le deuxième gant tournoya mollement jusqu’au sol, les blancs bras se balancèrent comme des lianes indolentes agitées de délicates ondulations. Mais quand je voulus à mon tour recevoir ma part de bonheur, il se redressa sèchement sur son siège et fit mine de suivre avec attention ce qui se passait sur l’écran.

« Patience, me dis-je, respecte sa volonté. Ta précipitation l’a choqué. Tu avais l’air de réclamer ton salaire ! »

Plus mécontent contre moi-même que fâché de ses atermoiements, j’espérais qu’il me quitterait sur une nouvelle promesse de revoir le film. À la ferme, on veillait encore ; de la lumière filtrait par les persiennes ; couché devant sa niche, le chien rongeait un os ; une voix de femme au premier étage chantait une berceuse ; un homme qui coupait du bois sous l’auvent jeta sa hache entre les bûches et traversa la cour en traînant ses sabots. Svenn me tendit la main, près de la pompe, là même où je l’avais surpris le premier jour.

« Je dois vous annoncer… commença-t-il en bafouillant.

— Quoi, Svenn ? » m’écriai-je, la gorge serrée par l’angoisse.

Il se ressaisit, rejeta en arrière ses boucles, me fixa avec un air de défi et me déclara tout d’une traite qu’il partait le lendemain pour Padoue, où son père l’envoyait comme pensionnaire d’un institut agricole.