25
Glauco, trapu, fonceur, « avec une tignasse qu’un pou serait mort de vieillesse avant d’en faire le tour », selon Sergio ; gamin encore par sa manière boudeuse d’avancer la lèvre supérieure et de s’enfermer dans de brusques silences ; très aimé de ses copains dont il incarnait dans son petit corps râblé toujours en mouvement la gaieté insouciante, la vitalité tapageuse. Peut-être, obscurément, honoraient-ils en lui, qui était le cadet de la bande, leur propre enfance qu’ils se sentaient sur le point de quitter ; et plus que tous les autres Santino, qui non content d’avoir été embauché à l’usine d’eau de Javel située au bord de l’Aniene en amont de Ponte Mammolo, venait de se fiancer avec Fausta la fille du comptable. Il se livrait à des calculs compliqués, fondés sur le numéro du mois, le chiffre des jours et les phases de la lune, pour fixer dans un avenir encore lointain la date de son mariage.
Mariage, dossier, registres municipaux, emménagement : paroles étranges dans la bouche d’un jeune des borgates, où un petit nombre de prénoms, comme dans les ethnies primitives, servait à désigner la plupart des membres de la tribu. Aucun papier d’état civil n’encombrait leurs poches. L’idée de se distinguer les uns des autres, l’envie d’être quelqu’un appartiennent aux descendants des quirites, non aux fils des bois.
Santino accompagnait ses spéculations astrologiques d’un petit sourire qui pouvait passer aussi bien pour une raillerie de ses projets conjugaux que pour une ostentation de virilité. Lorsque, avec une grimace de dégoût, il retirait de ses cheveux luisants de gomina son peigne de poche tout huileux, on ne savait pas s’il regrettait le désordre de ses mèches hirsutes ou s’il râlait faute de voir un résultat plus flambant de ses longues séances chez le coiffeur.
Du reste de la bande, que pourrais-je dire ? Agnolo, les deux Alduccio, les quatre Amelio, les sept Franco… Vêtus du même blouson, en chasse sur les mêmes pistes, se déplaçant au grand complet, ils vivaient la vie grégaire du clan. Grande surprise fut pour moi de découvrir leur prédilection pour l’eau et les jeux aquatiques. Dès qu’il faisait beau, dès que le soleil perçait la couche des nuages, ils dévalaient vers l’Aniene, arrachaient leurs habits et se lançaient en caleçon dans l’écume bouillonnante. Tous ne savaient pas nager. Tandis que les plus sportifs gagnaient le milieu du courant et se mesuraient à la brasse ou à une sorte de crawl rudimentaire, les autres trouvaient une anse paisible pour se baigner. Fangeuse depuis sa source dans l’Apennin, polluée après son passage devant l’usine, la rivière coulait jaune : ils ne s’y trempaient pas moins avec délices, pataugeant dans l’eau comme dans leur milieu naturel. Santino, le meilleur nageur de Ponte Mammolo, renonçait à un tour avec sa fiancée pour nous rejoindre entre les roseaux où il jetait en tas ses vêtements. Le plaisir de me défier à la course ne durait qu’un instant. À le voir plonger, resurgir, piquer une chandelle, rejaillir et s’ébrouer en mille cabrioles, je comprenais qu’il aurait oublié le monde entier pour le bonheur de se rouler dans les flots. C’est d’ailleurs quand il se laissait aller sans résistance sur le dos et filer à la dérive, que l’attraction mystérieuse de l’élément liquide semblait le posséder le plus complètement. Il fermait les yeux, il se pâmait. Fausta pouvait s’époumoner tant qu’elle voulait du haut du pont. Il n’écoutait pas, ou du fond des eaux limoneuses une sirène plus puissante l’attirait par son chant.
Les jours fastes, la horde s’octroyait une descente aux bains Ciriola. Les bains Ciriola, amarrés en plein Rome par une passerelle disjointe qui enjambait l’eau souillée du Tibre, tenaient leurs flottantes assises sous le pont Saint-Ange. Une ancienne péniche, pontée, renfermait le bar, le vestiaire et les douches. Un radeau de vieilles planches, accolé à la péniche, servait de solarium et de plongeoir. Comme l’entrée coûtait cinquante lires, et que l’intraitable patron, appuyé sur sa jambe de bois, se tenait en faction près de la caisse, on ne pouvait y aller que trois ou quatre à la fois. Les autres entamaient une partie de foot au pied de la muraille sur la rive herbue, s’accoudaient au parapet du pont pour suivre les évolutions des rameurs ou regardaient le soleil s’affaler derrière la coupole de Saint-Pierre comme un gigantesque œuf au plat. Glauco, qui ne savait pas nager, barbotait sous la passerelle, dans le clapotis boueux de la berge. Santino, en vrai champion, se faisait apporter du bar une table d’où il plongeait vers le milieu du fleuve, dans le courant déjà rapide à cet endroit, par un saut de l’ange impeccable, une vrille à nous couper le souffle.
En bas, dans les cales de la péniche, ils se montraient sans gêne sous les douches, orgueilleux de leur jeune virilité et prêts à soutenir les comparaisons. Mais le cul restait pour eux un domaine sacré, interdit. Ils n’en parlaient jamais, s’arrangeaient pour le cacher aux regards. Ils auraient pris en mauvaise part toute plaisanterie à ce sujet. L’établissement fournissait un pan de serviette en loques, de la taille d’un mouchoir. Trop petit pour faire un pagne, il leur servait à se couvrir les fesses lorsque, de la salle de douches, ils rentraient dans le vestiaire.
Un fox bâtard, blanc et roux, mangé par la gale, aux oreilles avachies, le ventre crotté, attendait Santino à l’entrée de la passerelle. Il remuait la queue en le voyant et le suivait sur le radeau, mais Santino devait d’abord feindre de le repousser. « Ah non ! fais pas chier, sale cabot ! » s’écriait-il en grossissant la voix. Le chien, fou de bonheur, s’enroulait à ses jambes. « Bon ! C’est que tu veux faire le plongeon avec nous ! Gaffe-toi ! » Il courait jusqu’au bord du radeau, suivi par l’animal gambadant qui s’arrêtait pile à la limite des planches et tendait avec méfiance son museau au-dessus de l’eau sale qui écumait contre les vieux pneus.
« Tu veux vraiment boire la tasse ? » demandait Santino en lui caressant d’une main le dos et en cherchant de l’autre à l’attirer par la ficelle pourrie qui lui tenait lieu de collier. Le chien pointait les pattes de devant et se raidissait, ses yeux humides et suppliants fixés dans les yeux du garçon. « Tu les as molles, hein ? C’est moi qui vais t’y flanquer, à la flotte ! Saleté de petit bâtard ! » L’animal résistait, faisait un saut en arrière mais, au lieu de profiter de sa liberté pour s’enfuir, il revenait tout frétillant se soumettre au jeu délicieux de la peur et de l’amour. « Saleté de petit bâtard, andouille défraîchie ! » répétait d’une voix affectueuse Santino, qui recommençait à terroriser le clébard en le poussant vers le bord. L’arbre à cames qui ronflait sous la selle de la Ducati 125 ne lui procurait pas la moitié de la fierté et du contentement qu’il tirait de son amitié avec le nommé Sultan. À la fin, il se relevait, donnait un tour supplémentaire à l’élastique relâché de son slip et se précipitait tête la première dans le Tibre, par un carpé du tonnerre qui nous laissait bouche bée. Le chien, tout à la joie de participer à la gloire de son maître sans avoir à payer de sa personne, se livrait alors sur le radeau à une danse frénétique ponctuée d’aboiements qui attiraient hors de sa guérite le rogue unijambiste.
Sergio, Santino, Glauco et moi flânions un jour près de Saint-Paul. Le vent soulevait les bouts d’affiches qui pendillaient aux murs, avec le portrait délavé du ministre Sforza, collé au petit bonheur dans la ville à l’occasion de ses obsèques. Vieux monde défunt qui nous regardait à travers un monocle, comme si l’élégant diplomate était mort depuis un siècle. Notre attention fut accrochée par la mélopée plaintive d’un mendiant. Décrépit et aveugle, il se tenait assis à l’entrée de la basilique, son béret posé à côté de lui sur le trottoir, sa canne blanche en travers des jambes. À force de marmonner des lamentations, il avait réussi à soutirer aux dévotes bon nombre de pièces de dix et de vingt lires et même quelques billets. En nous entendant approcher, il reprit de plus belle ses gémissements. Santino heurta du coude Glauco. Celui-ci, l’air embarrassé, haussa les épaules. Sous prétexte de vider sa chaussure, Santino s’arrangea pour nous laisser filer devant, puis, d’un geste brusque, il s’empara du béret et courut avec sa prise jusqu’au coin de la rue. Le vieux se mit à brailler en agitant sa canne. Comme personne ne venait à son secours et que l’apôtre Paul lui-même restait sourd à ses appels, il se lança en invectives contre « san Lumino », un de ces saints imaginaires que le peuple romain invente pour les abreuver d’injures sans commettre le péché de blasphème.
Les garçons ne firent même pas attention à ses cris. « Presque un demi-sac ! » s’exclama Sergio. Il allongea la main et rafla sans vergogne sa part du butin. Glauco fit de même. Ils me mirent de force un billet dans la poche. Nous remontâmes les quais du Tibre, moi tout secoué encore par cette scène et me demandant quel chapitre dans leur code les autorisait à se montrer aussi durs avec un mendiant sans défense, victime comme eux de la jungle romaine, alors qu’un affreux clebs au poil rouvieux pouvait compter sur la solidarité du groupe et sur la tendresse particulière de Santino.
Lequel m’étonna une fois de plus l’après-midi où il nous apparut avec une veste flambant neuf acquise à la Rinascente, la première pelure de ce genre qu’ont eût jamais vue à Ponte Mammolo, plissée à la taille et rembourrée aux épaules, un véritable article de mode, qui aurait pu habiller un mannequin à la vitrine d’une des boutiques de Via Veneto. Aux bains Ciriola, il ne se contenta pas du vestiaire collectif mais réclama, pour y prendre à un cintre son nouvel habit, un placard fermant à clef. Il me montra aussi, mais à moi seul par crainte des quolibets, la cravate qu’il s’était achetée avec la veste et qu’il gardait au fond de sa poche, pliée dans un papier de soie. Une cravate à paillettes phosphorescentes et aux tons si criards que je m’en souviendrais encore même sans l’incident ultérieur qui l’imprima dans ma mémoire.
Avec le reste de sa paie, il loua une barque. Au milieu du fleuve le courant, beaucoup plus fort que nous ne le pensions – il n’y aurait eu pourtant qu’à observer la dérive des papiers graisseux et des bouteilles en plastique – nous entraîna à toute vitesse. Il fallut s’arc-bouter sur les rames pour ne pas être happés comme une paille et risquer de s’écraser sur la pile du prochain pont. « Vise ! Vise un peu ! » fit Glauco. Penché à l’avant de la barque, il nous indiquait une sorte de boule noire qui se débattait à fleur d’eau sous l’arche centrale du pont Victor-Emmanuel. « Merde ! c’est une hirondelle ! » s’exclama Sergio. Des hirondelles, il y en avait des dizaines qui virevoltaient inquiètes d’une berge à l’autre, passaient et repassaient sous les arches et rasaient le fleuve de leurs ventres gris. Un instant de plus, celle-ci aurait coulé. Elle arrachait ses ailes avec de plus en plus de peine, retombait, s’agitait en d’ultimes soubresauts.
« Qu’est-ce qui t’ prend ? Arrête ! T’es pas dingue ? » cria Glauco à Santino qui, debout à la poupe, joignait les mains devant lui pour plonger. Il se jeta à l’eau. Le courant l’emporta loin de la barque que, par précaution, nous avions poussée de côté. L’eau bouillonnait contre les avant-becs avec un bruit menaçant. L’hirondelle, prise maintenant dans un remous, tournoyait inerte. Santino, à force de brasses, parvint à proximité. Tout champion qu’il était, je ne l’observais pas sans angoisse. Sa tête disparaissait sous un flot d’eau boueuse, d’où il émergeait suffocant. « Fais pas l’con ! Laisse tomber ! » Sans écouter nos appels, il réussit à saisir la bestiole et à la soulever hors de l’eau. L’oiseau, en se débattant, lui compliquait la tâche.
« Elle me fiche des coups de bec ! » D’un bras, tant bien que mal, il nageait vers la rive. « La garce ! » lui répondit Glauco en riant. « Ta fiancée te suffit pas ? » Et Sergio, plus énergique : « Lèche pas le cul de saint Antoine ! »
Glauco lui tendit une main pour l’aider à remonter dans la barque, mais Santino préféra regagner tout seul la berge où il nous attendit, assis dans l’herbe sale, caressant l’hirondelle entre ses deux mains fermées.
« Pourquoi tu l’as repêchée ? lui demanda Glauco. T’avais qu’à la laisser clamser !
— Elle est toute trempée, se contenta de dire Santino.
— Faudrait p’t-être aussi que j’ te donne ma chemise pour torcher mademoiselle ? » fit Sergio soudain agressif. Il ramassa un boulon rouillé et le serra dans son poing.
Santino lâcha l’hirondelle. « Raté ! » cria Glauco moqueur à Sergio, qui venait de tirer son boulon à toute volée contre l’oiseau. Les deux garçons se ruèrent l’un sur l’autre et roulèrent au sol. Je m’étais assis à côté de Santino. L’hirondelle rescapée avait rejoint ses compagnes. Nous restâmes un bon moment silencieux à suivre leurs manèges dans le ciel.
De Casarsa, elles s’envolaient en automne pour l’Afrique. Ma saison préférée, quand l’odeur du moût flottait autour des fermes après le foulage du raisin, et que la lumière moins abrupte moirait de reflets mauves le ruban des canaux… Ce souvenir ne m’effleura qu’un instant. Je le refoulai aussitôt, comme tous les autres de cette époque. La nostalgie serait indigne de toi, Pier Paolo ! Je me dressai d’un bond et courus me jeter dans la bagarre qui était devenue générale.
Si j’ai un remords aujourd’hui, c’est de m’être éloigné de maman pendant ces années de Ponte Mammolo. Tout ce qui me rappelait le Frioul m’était douloureux. La petite gare de l’autre côté de la route nationale, la maison aux volets verts, les géraniums du balcon, la rue qui montait devant l’église, les champs de maïs sous ma fenêtre, le bruit de la pompe qui grinçait dans la cour, je ne voulais plus y penser. J’avais été chassé de l’éden : irais-je me consumer en regrets stériles ? Maman, en revanche, faisait appel à mes sentiments. Le monde d’avant l’exil, elle s’efforçait de le reconstituer pour moi. Sans rien dire, elle achetait à la Standa des assiettes qui ressemblaient à nos assiettes d’autrefois, du linge de table de la même couleur, l’huile et les pâtes de la même marque. Par quel prodige le jambon cuit de Modène, et la polenta, difficiles à se procurer au sud des Apennins, égayaient-ils si souvent notre table ?
« Pourquoi ne prends-tu plus ton lait ? me demanda-t-elle un matin en me voyant repousser la tasse qu’elle venait de remplir.
— Il n’est pas bon ici. »
Elle soupira.
« Oui, il fait moins d’écume. Mais peut-être… »
Sans achever sa phrase, elle se leva, noua son châle autour de ses cheveux devenus gris en trois mois de séjour romain, puis au lieu du cabas ordinaire empoigna le panier en osier du Tagliamento qu’elle emportait pour se rendre en ville. Elle ne rentra que fort tard. Enfermée dans la cuisine, elle s’affaira mystérieusement jusqu’à une heure avancée. J’entendais comme de petits coups de marteau.
« Le déjeuner est prêt ! » me cria-t-elle le lendemain matin d’une voix où la malice mettait un enjouement inaccoutumé.
Sur la table de la cuisine trônait un grand bol de faïence identique à celui où j’avais bu à Casarsa pendant les vingt-huit premières années de ma vie ; une de ces coupes démodées, trop larges et trop évasées, à petites fleurs rouges sur fond blanc, qu’elle avait dénichée non sans peine chez le brocanteur indiqué par son frère Gino. Le détail qui aurait dû me tirer les larmes des yeux me raidit au contraire dans une crispation irritée : maman avait pratiqué sur le bord du récipient une série de petites entailles pour le rendre en tout point semblable au bol de mon enfance ébréché par ses nombreuses tribulations.
« Goûte voir comme il est bon de nouveau », me dit-elle en versant de la casserole le crémeux liquide blanc.
Troublée par mon silence, elle se détourna pour prendre l’éponge dans le coin de l’évier. Quelques gouttes avaient coulé sur la toile cirée. Une petite rigole blanche se dirigeait vers le bord. Je bus à contrecœur une gorgée.
« Ah ! dis-je, c’est qu’il va être l’heure ! »
Chaque matin avant de partir pour l’école je l’attirais sur mes genoux pour l’embrasser sur le front. Je lui tendis les bras, ébauchai le mouvement habituel mais sans réussir à terminer mon geste. Mes coudes retombèrent sur la table. Elle fit semblant de n’avoir rien remarqué. L’éponge fut rincée à grande eau, essorée, secouée et remise en place. Je bondis en consultant d’un air soucieux ma montre.
« Maman, je vais être en retard ! m’écriai-je.
— N’oublie pas tes lunettes, murmura-t-elle, les yeux fixés sur le bol à peine entamé.
— Ah ! oui, ma nouvelle paire. J’espère que tu aimeras la monture. »
Je sortis de ma poche une paire de lunettes de soleil et la mis sur mon nez.
« Jésus ! des lunettes noires ! depuis quand ?
— Le docteur me les a conseillées. Pour ménager ma vue.
— Pour ménager ta vue ? »
Elle secouait la tête, épouvantée.
« Ôte-les vite, mon petit. Des lunettes noires à la maison, c’est comme un parapluie ouvert. »
Ces lunettes noires, sans lesquelles on ne me vit plus désormais, emblème et bannière qui propagèrent mon nom, sont devenues célèbres dans toute l’Italie. Au prix d’un complet malentendu. Nul ne comprit que j’avais choisi de regarder le monde sous un jour nouveau. J’étais mort au Frioul : il fallait que je renaisse à d’autres cieux. Elles ont excité la méfiance du public, confirmé les soupçons de mes ennemis, servi de pièce à charge dans mes procès. Pose, snobisme, dissimulation, lâcheté, goût interlope de l’incognito : quels sentiments plus bas l’un que l’autre ne m’a-t-on pas jetés à la face… Un homme dont on avait saccagé le bonheur et qui aurait dû se crever les yeux par fidélité au paradis perdu n’avait-il pas le droit de changer la couleur de ses verres ?