29

Pour rejoindre le cimetière des Anglais en sortant des abattoirs, je devais contourner une colline : ou de quel nom appeler cette hauteur qui se dressait à pic et me barrait le chemin ? Non bâtie, inhabitée, stérile, sans arbres ni maisons, d’un profil inusuel et d’un dépouillement étrange, elle n’a l’air d’appartenir ni à la nature ni aux hommes. Ses pentes hérissées d’un chiendent ras commencent par une déclivité abrupte puis s’arrondissent près du sommet qui a la forme d’un plateau. Ce monticule d’où la vie semble absente me fascinait par l’énigme de toute cette place perdue. Je ne voyais aucun sentier, aucun moyen d’escalade. Seules quelques gouttes creusées à la base abritent un semblant d’activité. Elles servent d’écuries, d’ateliers ou de caves à des maréchaux-ferrants, des marchands de vin, des fabricants de tonneaux dont la besogne intermittente trouble à peine la paix champêtre de ce coin de verdure oublié au milieu de la grande ville.

Le mont Testaccio, qui le connaît ? Personne ne le citerait comme la huitième colline de Rome, bien qu’il égale les sept autres en ancienneté et en mystère. Les habitants de l’Urbs avaient coutume de venir jeter ici, dans les arpents de marécages compris entre le Tibre et l’Aventin, leur vaisselle hors d’usage. Bouts d’amphores cassées, morceaux d’urnes, tessons de cratères et d’assiettes s’empilèrent au fil des ans. Le tas se mit à grandir, de butte il devint tertre, de tertre monticule. Puis les siècles le recouvrirent d’un manteau d’herbe et de chardons, les hommes s’en désintéressèrent, il resta nu et abandonné sous le ciel, antique sanctuaire que personne n’osa profaner.

Je faisais le tour des grottes par la route circulaire, un chemin de terre herbu plein d’ornières et de trous. Le Testaccio tombait vertical de tous les côtés : impossible d’en tenter l’ascension. Quel secret gardait-il sur son faîte ? Pourquoi les artisans à l’entrée de leur caverne ne me donnaient-ils que des réponses évasives ? Un tondeur de chiens avait installé son pliant devant l’officine du bourrelier. Ses instruments rangés dans une boîte à chaussures, il ne demeurait pas rêveur longtemps. Avec son feutre cabossé, sa mèche grise, sa bouche édentée et son sourire à la Richard Basehart (l’acteur choisi par Fellini pour jouer le Fou dans son nouveau film), je le pris pour un simple d’esprit. Il officiait dans toutes les règles de l’art, bien que sans espoir de toucher jamais une seule lire de sa clientèle errante. Comme s’ils s’étaient donné le mot, les échantillons les plus disparates de la race canine accouraient au petit trot après avoir visité les abattoirs et fouillé dans les ordures. Cabots et bâtards de tous les poils et de toutes les couleurs, griffons à oreilles de basset, épagneuls à queue de loulou, fox-terriers à museau de bouledogue. Ils s’asseyaient docilement devant le tondeur qui tirait ses outils de la boîte et soumettait le patient à une toilette méticuleuse. Le chien dûment étrillé se relevait sans hâte, s’ébrouait et s’éloignait en remuant la queue. À la courbe du chemin il se retournait et remerciait par un dernier jappement. Le vieil homme soulevait son chapeau. Ciseaux, brosse et peigne rentraient en bon ordre dans la boîte. Il reprenait sa faction immobile, jusqu’à ce qu’une autre bête, faisant la nique aux agents de la fourrière dont le fourgon stationnait de l’autre côté des abattoirs, vînt tendre son dos hirsute à la main bénévole. Le légendaire Charon des Grecs ne devait pas sembler moins étrange à ceux qui se pressaient au bord du noir Achéron pour être transportés sur l’autre rive : si le Testaccio n’appartenait pas tout à fait au monde des humains, ce nocher me dirait peut-être comment trouver le passage.

« Excusez-moi, lui demandai-je, mais n’y a-t-il pas un moyen de monter là-haut ? »

Secouant la tête, il me répondit par cette phrase laconique qui augmenta ma curiosité et ma crainte :

« Derrière la cabane du fleuriste. Mais n’y allez pas. Ce n’est pas pour vous.

— Pas pour moi ?

— Ce n’est pour personne », conclut-il en écartant les genoux pour accueillir un nouveau client.

Derrière la cabane du fleuriste je découvris une piste en zigzag où des chevaux avaient laissé dans la poussière de brique l’empreinte fourchue de leurs sabots. Le sentier me conduisit en quelques instants jusqu’au faîte. Je croyais ce sommet plat, il est creusé d’un léger vallon au fond duquel m’apparut, invisible d’en bas, une petite hutte ronde. Je m’avançai jusqu’au bord de l’escarpement. Les bruits de Rome mouraient à mes pieds. La vue s’étend, au-delà du Foro Boario et du Tibre, sur les pentes de Monteverde, du Janicule et des lointains monts Albains. Seul et isolé de la ville par cet ossuaire de poteries, je franchissais d’un coup d’aile les siècles et les empires. L’immense panorama de la campagne romaine, le ciel encore plus vaste que ne limitait aucune borne, le vent qui soufflait sur ma face aussi librement qu’à la naissance du monde me ravirent hors du temps. Je me plus à imaginer les collines qui fermaient au loin l’horizon telles qu’elles se présentaient lors de la fondation de Rome : couvertes de forêts de hêtres et de bois de chênes, arbres à feuillage caduc, les seuls connus dans le Latium avant que fût introduite de Grèce et de Sicile l’espèce exotique des plantes toujours vertes. Comme celles qui poussent dans le cimetière des Anglais et dont j’apercevais, en me tournant de l’autre côté, les sombres frondaisons. Le myrte qui, avant d’orner la tombe de Gramsci, rendait à la déesse Aphrodite l’hommage de son vernis persistant ; le cyprès, l’alisier et le laurier-rose, surmontés par le panache flexible d’un palmier toujours agité. C’est en Afrique qu’on l’avait découvert, lui, à une époque plus tardive, en même temps que l’oranger et le citronnier, arbres italiens croit-on, bien que plus de deux mille ans se soient écoulés entre l’année de la Louve et leur apparition sur notre sol.

Je ne sais ce qui me reportait ainsi aux mythiques origines de Rome : peut-être l’étrangeté de ce lieu désert et silencieux, où régnait une paix anachronique. Rien n’avait changé ici depuis que pâtres et chasseurs dressaient dans la plaine leurs campements agrestes. En me penchant vers le Tibre, je me représentais sans effort les fêtes que ramenait chaque printemps. Le fleuve s’égayait de barques décorées de narcisses. Les couples d’amoureux se prélassaient au fond des canots et s’enivraient du blond breuvage tiré des vignes de Frascati. Tard dans la nuit qu’embrasaient des feux de joie résonnait la rustique saturnale. La tribu assujettie aux saisons préparait le retour des beaux jours par des danses et des chants adressés aux dieux. Ils accorderaient la fertilité aux coteaux et la fécondité au bétail.

Au moment de quitter le vallon, la seule hauteur de Rome, notai-je amusé par la coïncidence, d’où la coupole de Saint-Pierre échappe à la vue, j’entendis un murmure de voix claires provenant de derrière la hutte. Une tête ébouriffée se montra un instant, deux yeux noirs me fixèrent avant de disparaître, un rire frais fusa comme un grelot.

Il me fallut revenir souvent pour apprivoiser la petite bande d’enfants qui vivaient sur ce plateau. Bien découplés malgré leurs membres grêles, ils avaient la garde d’une demi-douzaine de poneys qu’ils faisaient paître pendant la journée, cachaient dans un repli du terrain à l’approche d’un intrus, enfermaient la nuit dans les grottes et conduisaient le dimanche jusqu’au parc d’attractions de la Villa Borghèse.

« Ton nom ? »

Pas de réponse.

« Et toi ? »

Même refus.

Aucun ne voulut me dire comment il s’appelait. Déjà peu loquaces, ils opposèrent à mes questions un mutisme têtu. Entre eux, ils communiquaient par monosyllabes. Celui qui avait besoin d’attirer l’attention d’un camarade l’interpellait par un surnom : Chat noir, Tête d’aigle, Œil vert, Antilope. Ils me cachaient leur identité avec un soin si jaloux que je ne pus l’attribuer à la seule envie de jouer aux Indiens. Peut-être, comme ce vieillard sicilien de Pietranera qui refusait de se faire photographier par peur que l’appareil ne lui volât son visage, craignaient-ils en livrant leur nom de perdre une partie d’eux-mêmes.

Ils me permirent de m’asseoir par terre avec eux, mais non de visiter la hutte. Avec son toit de chaume pointu et ses parois en osier tressé, elle ressemblait au petit temple rond de Vesta, fait de roseaux et de paille, où dès la fondation de l’Urbs un collège de filles vierges fut préposé à l’entretien de la flamme. En souvenir de leurs origines agrestes, les Romains, même aux temps de la splendeur impériale, n’avaient jamais voulu remplacer ce primitif sanctuaire par un édifice en dur.

Vers le milieu d’avril commencèrent de mystérieux préparatifs. Un guetteur placé en haut du sentier sifflait entre ses doigts à mon approche. Ils accouraient de tous les coins de la colline vers le milieu du vallon pour m’empêcher de voir quelque chose posé dans l’herbe devant la hutte. L’objet, emporté dedans avec mille précautions, avait l’air lourd et fragile. Deux boucles de fer pendaient à l’extérieur de la cabane, une de chaque côté de la porte. Ils enfilaient un long bâton dans ces anneaux pour condamner l’entrée.

Un orage nocturne me fournit la première occasion d’intervenir. Le vent avait arraché une partie de l’osier.

« Pourquoi ne mettez-vous pas des pierres pour consolider les murs ? »

Ils me jetèrent des regards de colère. Sans doute, me dis-je, pensent-ils que je me moque de leur petite construction. Où trouveraient-ils des pierres sur ce plateau ? Aussi me hâtai-je d’ajouter :

« Je pourrais vous aider à en remonter. Il y en a plein au bord du Tibre. »

Cette fois ils ne daignèrent même pas me répondre. Je les vis fabriquer avec de la paille et de la boue une sorte de mastic végétal qui leur servit à boucher les trous causés par la tempête. Ma deuxième tentative ne me réussit pas mieux. Rendus peu à peu moins farouches, ils me montrèrent un jour le trésor dont ils étaient si jaloux. Je dus réprimer un sourire. Même s’il n’avait pas manqué une jambe à ce vieux trépied de terre cuite tout couturé de brèches, un tel ustensile – lécythe pour entreposer l’huile de friture ou marmite à potage rescapée d’une humble cuisine – n’eût possédé aucune valeur. Ils l’avaient déterré, me dirent-ils, en fouillant dans la couche de tessons. Plus fiers que s’il s’agissait d’une de ces coupes murrhines veinées de pourpre et de blanc retrouvées sous les cendres de Pompéi, ils contemplaient, caressaient et surveillaient cette épave ménagère avec des soins d’amoureux.

Pour qu’elle tienne debout ils glissèrent un morceau de brique sous les flancs mal dégrossis où se distinguaient encore les empreintes digitales du potier. Le vase remontait à la plus haute antiquité : on l’avait fabriqué à la main, avant l’invention du tour.

Habitués désormais à ma présence silencieuse ils me confièrent que dans ce pot, comme chaque année à même époque, ils devaient allumer un feu de braises. Ils avaient amassé dans la hutte, où il se consumerait tout doucement jusqu’à l’été, une provision d’herbes sèches, d’écorces de pin, de débris de planches, de lattes de cageots et de charbon de bois. Aussitôt, à la vue de leur récipient boiteux, je m’écriai que j’avais à la maison une bassine beaucoup mieux adaptée. À peine s’ils m’écoutèrent leur décrire le chaudron de cuivre rapporté de Casarsa par maman. Ils me tournèrent le dos avec une mine offensée. Je compris, trop tard, qu’ils ne voulaient pas allumer un feu ni le faire brûler le plus longtemps possible par goût enfantin de voir rougeoyer des tisons, mais, héritiers de gestes dont ils ignoraient la mythique portée, pour renouer avec le culte le plus ancien, le plus sacré de Rome. Dans le temple de Vesta aussi les offrandes étaient servies sur de grossiers plats d’argile, même quand le luxe et l’ostentation eurent remplacé dans l’Urbs impériale l’austère simplicité des premiers temps. La déesse protectrice du Latium devait se contenter d’une fruste vaisselle pour sa nourriture, longtemps après que les sujets d’Auguste et de Tibère buvaient leur vin dans des gobelets de cristal et célébraient leurs festins dans des assiettes en or.

Vint le jour de la mise à feu. L’aîné de la bande sortit de la hutte avec deux morceaux de bois, un bâton taillé en pointe et une planche percée d’un trou. « Antilope » l’en-tendis-je appeler. Deux longues jambes, minces et lisses… Une mèche en travers du front… Des taches de rousseur autour du nez… Non, je n’arrive pas à le décrire, ni lui ni aucun des enfants. Aussi étrange que cela paraisse, je n’osais pas les observer en face ni poser longtemps mes yeux sur aucune des parties de leur corps. Il me semblait qu’un charme eût été rompu si je les avais regardés comme des garçons. Ils n’étaient pas tout à fait de ce monde et moi, grâce à eux, je m’élevais loin au-dessus de mes habitudes, de mes passions. Je devenais un autre. Leurs petits visages durs et fermés m’interdisaient de leur sourire, de chercher à leur plaire. C’est de leurs voix que je me souviens surtout : claires, argentines, angéliques, voix fragiles et poignantes qui traversaient le vallon en échos de cristal. Et quand l’un se mettait à chanter – quelque archaïque chanson de pâtre transmise intacte de siècle en siècle comme cette âpre berceuse qui accompagna les préparatifs de la mise à feu – des notes transparentes et tintantes jaillissait toujours une note plus haute et plus aiguë, et puis encore une autre qui s’élançait vers le ciel comme si elle allait se fondre là-haut et ne plus faire qu’une seule musique avec l’azur immatériel du firmament.

Je me laissais ravir par ces roulades de voix pures qui montaient et descendaient en harmonies blanches et finissaient par se percher au sommet de l’échelle des sons, dans un instant de grâce et de beauté précaire. L’ultime note s’évanouit en un trille limpide au moment où Antilope eut mis en place ses morceaux de bois. Chaque détail de cette pyrotechnie rudimentaire mais ennoblie par son ancienneté m’est resté en mémoire. Les deux pieds appuyés sur la planche, il introduisit la pointe dans le trou et fit tourner le bâton aussi-vite qu’il put. Accroupis en cercle sur leurs talons, ses camarades brandissaient des touffes d’herbe et des brins d’écorce. Impatients de souffler quand la lueur aurait jailli, ils guettaient avidement l’étincelle. Mais leurs tentatives n’aboutirent à rien ce jour-là. Chacun relaya Antilope, chacun essaya à son tour. L’humidité de la terre déjouait tous leurs efforts.

Bien me prit de ne pas exhiber ma boîte d’allumettes. J’avais échoué aux deux premières épreuves mais, comme dans les contes de fées où c’est la troisième qui compte pour l’initiation du héros, je conquis leur estime en m’abstenant de leur offrir le trivial secours du phosphore industriel.

Ils m’autorisèrent à examiner les deux morceaux de bois. Fort de mon expérience sylvestre avec Svenn, je constatai que celui percé d’un trou était fait de racine de peuplier, cependant que l’autre tirait sa matière du cormier plus dur. Ils avaient bien raison, leur dis-je, de ne pas prendre les deux morceaux au même arbre, mais de choisir l’un aussi résistant que possible, et l’autre plus tendre, ce qui permet au bâton d’y pénétrer plus facilement, et à lui-même de s’enflammer plus vite à cause de son peu de consistance.

Pour la première fois ils daignèrent me sourire. Enhardi par leur approbation :

« Néanmoins, continuai-je, vous avez oublié un petit truc très simple qui vous aiderait à obtenir la flamme. Regardez bien : vous commencez par faire tourner lentement le bâton dans le trou, en appuyant de toutes vos forces. Un petit tas de sciure se forme autour de la pointe qui vire. Alors seulement vous tournez plus vite. La poussière de bois s’enflammera toute seule et communiquera le feu à l’herbe sèche. »

Antilope se précipita sur ses jambes grêles pour m’empêcher de finir ma démonstration. Il m’arracha des mains les deux morceaux de bois comme si j’avais voulu lui voler sa prérogative. Mais, cette fois encore, à cause de la pluie tombée jusqu’à l’aube, les étincelles moururent l’une après l’autre au contact de la sciure humide.

« Ah ! j’y pense, repris-je d’un air timide pour leur faire accepter plus facilement ma suggestion, voulez-vous que je vous apporte un morceau d’amadou ? Une petite mèche suffira. »

Je ne parlais pas sans crainte, tant ma voix me paraissait grosse et vulgaire dans le concert de leurs grelots d’argent. Ils ne répondirent ni oui ni non. Le lendemain, lorsque j’arrivai avec l’amadou, ils m’entourèrent en silence, prêts à suivre de leurs yeux brillants chacun de mes gestes.

« Pendant que toi, dis-je à l’aîné déjà en place pour l’opération du foret, tu vas tourner de plus en plus rapidement, il faut qu’un autre se mette à genoux pour souffler sur l’étincelle quand elle touchera l’amadou. »

Nul ne me demanda de remplir ce rôle ainsi que je l’avais espéré. Ils me poussèrent rudement à l’écart, comme si au moment décisif l’entremise d’un adulte contrevenait à leurs lois non écrites. Un autre de la bande, le chef en second à ce qu’il me sembla, mais dont le corps trapu aux chairs lourdes arriverait peut-être plus tôt à la puberté, s’avança dans le cercle malgré un murmure de protestations. « Pas toi… Non… Taureau, tu pourras pas… » En dépit d’une indéniable vigueur pulmonaire et d’une détermination qui contractait les muscles presque virils de sa face, le fait est que « Taureau » n’obtint aucun résultat. Une lueur bleutée frangeait un instant le bout de la mèche puis s’éteignait dans une fumée âcre. Alors ses camarades, à l’unisson de leurs voix flûtées, lui crièrent de revenir et envoyèrent à sa place le plus jeune de tous, un gamin chétif mais au regard si pur qu’on l’avait surnommé « Œil vert » bien que la couleur de ses iris fût sans conteste le marron. Il gonfla ses joues rondes et poussa sur ses lèvres d’où jaillit une gerbe de pimpantes étincelles et enfin, victorieuse, une flamme assez alerte pour se communiquer aux herbes sèches et de là au contenu du trépied. Ils emportèrent aussitôt le vase dans la hutte dont ils refermèrent la porte avec le bâton transversal passé dans les deux anneaux.

Il me souvint de cette coutume frioulane qui veut qu’une fille soit vierge si elle réussit à rallumer, en soufflant dessus, une bougie dont la mèche charbonne. Dans le cas contraire, c’est que la perte de sa chasteté lui a enlevé sa provision d’énergie créatrice et en particulier le pouvoir de produire le feu.

Un matin, je m’aperçus en arrivant que ce jour ne serait pas comme les autres. Les enfants avaient nettoyé le vallon, enlevé les petits tas de crottin, décoré la hutte de guirlandes et brossé les poneys, dont la robe grise garnie d’une frange de longs poils beiges brillait comme un caparaçon d’argent. Jarret tendu, naseaux au vent, les animaux tournaient sur place et piaffaient d’impatience. Les derniers nuages pommelés de l’aurore s’enfuirent vers les monts Albains. Le ciel resta limpide, de cette sécheresse bleue et froide qui semble crépiter dans l’air. Le trépied fut sorti en grande pompe, porté en procession jusqu’au milieu du vallon, calé avec la brique. Œil vert marchait en tête, une brassée de rameaux odorants serrée contre sa poitrine. De sa bouche s’éleva une cantilène modulée sur deux notes et reprise en chœur, avant de mourir sur un saut d’octave dans les hauteurs diaphanes de l’empyrée. Le charbon de bois dégageait une dense vapeur noire. Ils jetèrent sur les braises des branches sèches de pin et de laurier. À la fumée épaisse succéda une flamme claire. Le moment était venu de lancer le troupeau à travers le feu. Les poneys, au trot, tirés par la bride, sautèrent l’un après l’autre au-dessus du trépied. Dans un silence rompu seulement par la course des bêtes qui prenaient leur élan et les hennissements d’effroi quand elles franchissaient le rideau de flammes.

Puis chacun, s’agrippant à la crinière, monta à cheval d’un seul bond. Sans selle ni étriers, magnifique me parut leur aplomb ; fruit d’une intense communion amoureuse avec l’animal et d’un long entraînement passionné, lorsque, aux heures de l’aube et du crépuscule, ils galopaient à cru sur le plateau désert. Jamais je n’avais vu aucun de mes amis de Ponte Mammolo uni à sa moto par une complicité aussi tendre. Ils flattaient leur monture à voix basse et l’embrassaient sur le cou. Aux compliments murmurés dans l’oreille, aux caresses sur l’encolure, aux tapes affectueuses sur la croupe, le poney répondait en agitant le panache de sa queue. Sans brusquerie excessive, de peur de faire tomber son cavalier, mais avec une impétuosité suffisante pour le rendre fier de son adresse, il se soulevait sur ses sabots et dansait face au soleil, avant de s’élancer à fond de train au-dessus du brasier crépitant.

Dans quel lieu, dans quel siècle me trouvais-je ? Ces enfants dont l’expérience se bornait aux promenades du dimanche dans les jardins de la Villa Borghèse et qui couchaient au fond des grottes creusées à la base du Testaccio, par quel miracle observaient-ils des rites éteints depuis deux mille ans ? Dans quelle Italie vivaient-ils ? Était-ce une planète humaine ? Quand je foulais cette herbe où nul pas d’adulte n’avait enfoncé son empreinte, mes pieds touchaient-ils encore terre ? N’étais-je pas emporté loin du monde, à la suite de ces chants argentins que leurs dernières notes étiraient dans une seule fusée blanche, comme l’azur du ciel trop intense dont il ne reste qu’un éblouissement ?

Le lendemain, je dus m’absenter de Rome. Puis des obligations diverses m’empêchèrent de remonter là-haut. Chaque fois ensuite que j’ai voulu revenir sur la colline, une raison ou une autre me l’a interdit : tantôt une averse furieuse tombée à l’improviste au milieu d’une journée sereine, tantôt la visite inopinée d’un ami à qui pour rien au monde je n’aurais dévoilé le secret. Quand j’ai commencé à faire des films et à disposer d’une caméra, je me suis juré de tourner une scène sur le Testaccio. Le jour où j’aurais été libre, un pneu de ma voiture creva. J’ai d’abord pesté et maudit ce guignon persistant, mais ensuite le signal fut perçu. Docilement j’inclinai la tête. « N’y retourne plus, me dis-je, te voilà averti. » « N’y allez pas, ce n’est pour personne », m’avait conseillé le tondeur de chiens. C’est bon, je n’irais plus sur le plateau. Ce site ignoré suspendu entre ciel et terre, et plus proche des nues que du sol, resterait hors d’atteinte. Royaume des vases fabriqués sans tour, des murs élevés sans pierres, des feux allumés par inflammation spontanée. Paradis des enfants que n’a pas touchés la mue. Ils continueraient à célébrer chaque printemps le retour de la belle saison et à favoriser par leurs cérémonies ingénues le bon déroulement de l’année ; gardiens invisibles, anges tutélaires de la grande ville qui se vautrait à leurs pieds dans une corruption fiévreuse sans même soupçonner leur présence. Et moi, qu’aucun rite de purification n’arracherait à mon destin, il me suffirait d’évoquer leur vie fière et sauvage dans le vallon pour me sentir plus ferme au milieu des épreuves.

Que de fois, penché à la portière de mon auto qui descendait le long du Tibre vers Saint-Paul et la mer, ai-je regardé vers la colline qui semblait être retournée au silence et à l’abandon. Rome glissait chaque jour au cloaque ; l’argent, la réussite, le bien-être, l’hédonisme devenaient ses seuls dieux. Fellini n’aurait qu’à ramasser cette fange qui se coagulerait d’elle-même dans les séquences accusatrices de La Dolce Vita. Bientôt il faudrait aux Romains un bouc émissaire qu’ils enverraient au sacrifice. La tête déjà posée sur l’autel et la gorge à portée du couteau, je garderais la force de soulever les yeux vers le mont inviolé. Comme nécropole de vieux débris, on le délaissait dans son coin. Le vil chiendent de son faîte n’eût semblé à personne un revêtement sacré. Qui d’autre pouvait savoir que de cet amas de tessons jaillissait la dernière source d’eau pure ?