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Reste à savoir pourquoi la persécution s’est déclenchée avec cette virulence à ce moment-là de l’histoire d’Italie plutôt qu’à un autre ; pourquoi, en quelques années, elle a atteint ce paroxysme dans la férocité et dans la bassesse ; au point que mes procès ultérieurs n’ont été que les copies des premiers, les insultes qui n’ont plus cessé de me poursuivre s’abreuvant à la haine conçue pendant cette période. Celle qui, pour être précis, s’étend de 1956 à 1963 : époque de mutations profondes dans notre pays, époque où sans être jamais formulée a pris naissance une nouvelle idéologie chargée de dire qui était coupable et de pourvoir à son élimination.
À considérer les grandes dates qui marquent l’histoire politique de ces huit ans, la tentation serait forte de tout expliquer par l’effondrement du mythe soviétique et le retour agressif, après la parenthèse de la Résistance, des factions réactionnaires. Printemps 1956 : rapport de Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Octobre 1956 : soulèvement hongrois et répression par les tanks russes. Printemps 1958 : les militaires d’Algérie portent de Gaulle au pouvoir. Été 1960 : l’extrême droite italienne, dont l’appui est nécessaire au gouvernement Tambroni, fomente un coup d’État. Le 30 juin – note que ce jour tombe entre l’incident de via Panico (29 juin) et celui d’Anzio (10 juillet) – le 30 juin, le M.S.I. ouvre son congrès à Gênes, ville que les partisans avaient libérée après des combats sérieux. Aussitôt, c’est l’émeute populaire, écrasée par la police. Une vingtaine de morts, à Gênes et à Reggio Emilia. Tambroni doit démissionner, bientôt viendra aux affaires le « centre gauche » d’Aldo Moro, mais la démocratie a bel et bien été humiliée, elle sort avilie de cette crise. L’hydre, qu’on croyait terrassée, a relevé la tête. Profitant des forfaits qui se perpètrent derrière les murs du Kremlin, exploitant le désarroi qui s’est emparé des communistes, les fascistes pérorent et menacent à nouveau. Que je sois leur bête noire et qu’ils tentent de m’abattre, rien d’étonnant. Ils m’ajustent comme cible préférée, avant de m’achever comme victime exemplaire. Au lendemain de ma mort, les pieuses vestales de la Révolution s’écrieront qu’ils ont eu ma peau.
Mais il faut, je te l’ai dit, écarter cette version des faits. Qui consiste à opposer deux Italies, d’une part l’Italie expressément fasciste, enragée, revancharde, que l’ignominieuse fin de son chef n’a pas découragée, d’autre part l’Italie sage, saine, libérale, modérée. Et à croire que, Tambroni renversé et le parti d’Almirante déconfit, on n’a plus à craindre le vieux monstre. Exact : le cadavre pendu par les pieds comme un porc piazza Loreto ne s’est pas remis debout, il ne ressuscitera plus jamais. Seuls les sots, néanmoins, pourraient se réjouir. Le fascisme historique n’a pas réussi à reprendre racine parmi nous, parce que, en fait de racines, le peuple italien en avait d’autres, enfouies dans son tempérament et dans sa tradition, une disposition infâme et irrésistible pour le conformisme, un penchant inné qui remonte bien avant 1922 et qui ne s’est pas éteint en 1945. Au premier signal on l’a vu jaillir à nouveau.
Occasion qui ne fut nullement la tragédie de Budapest ni le coup de force de Gênes, mais un phénomène indépendant de ces vicissitudes, bien qu’il se soit produit durant la même période, d’où la confusion dans la plupart des esprits. De 1956 à 1963, le miracle économique italien, le boom industriel et commercial sans précédent est la véritable et unique cause de la persécution déclenchée contre moi. Cette hystérie, cet acharnement, cet appel au meurtre qui visent à travers ma personne toutes les minorités, toutes les marges, je voudrais bien pouvoir en rejeter la faute sur les énergumènes du M.S.I., les porteurs de matraques, les poseurs de bombes, les nervis déchaînés : quel soulagement de se dire que le mal s’explique en entier par une poignée de criminels absolus qu’il suffirait d’extirper du pays pour l’assainir jusqu’au tréfonds. Mais le bourgeois tranquille qui descend au feu rouge et fait le tour de sa voiture pour vérifier si la carrosserie n’a pas été égratignée dans l’embouteillage ; l’ouvrier laborieux qui consacre son dimanche à laver son auto ; le jeune couple qui signe des traites sur vingt-cinq ans pour accéder à la propriété d’un trois-pièces dans un immeuble neuf ; le père de famille qui se saigne pour envoyer ses enfants à l’Université ; le syndicaliste qui organise une grève contre son patron abusif : voilà les hommes et les femmes, honnêtes tant que tu voudras, compétents dans leur métier, sans une goutte de sang barbare dans les veines, dont la plupart votent à gauche, incapables de se servir d’un gourdin et qui pourtant, prenant appui sur leur bonne conscience et sur la certitude d’être « dans leurs droits », organisent à partir des années 60 mon lynchage.
Leurs droits : ceux de citoyens d’une nation qui en cinq ans, de 1958 à 1963, a doublé son revenu ; où les investissements augmentent chaque année de 15 % ; où l’indice de la production industrielle, sur la base 1958 = 100, monte à 170 pour l’année 1963, chiffre encore plus fabuleux si tu le compares à ceux des autres pays du Marché commun : 139 pour la Hollande, qui vient en deuxième position, 136 pour l’Allemagne, 129 pour la France ; où le nombre des permis de conduire est passé de 350000 à 1250000, le poids de viande consommée par tête de 15 à 31 kilos, le nombre des abonnés à la télévision de 360000 à 4000000, celui des bateaux de plaisance de 2000 à 60000 ; où les grandes villes du Nord, Milan et Turin, ont gagné chacune presque un million d’habitants ; où partout s’élèvent des gratte-ciel, des usines, des raffineries ; où les paysages se couvrent de pompes à essence à mesure qu’ils se vident des charrettes et des ânes d’autrefois ; où plus d’un million de travailleurs ont quitté l’agriculture ; où le chômage et l’émigration à l’étranger ont atteint leur niveau le plus bas dans toute l’histoire italienne ; où les secteurs de pointe dans l’exportation ne sont plus les agrumes de Sicile emballés par les femmes ni les cravates de soie cousues à la main mais les réfrigérateurs de série et les dérivés synthétiques du pétrole.
Prodiges inouïs, succès mirobolants, que je voudrais te peindre avec le lyrisme de Fellini, mais le déboisement de la Norvège et l’importation massive de sapins se prêtent mieux à l’effusion baroque que le compte statistique des tonnes d’acier, de ciment et de méthane.
C’est une fièvre de chaque instant, une euphorie collective, une exultation dont chacun est saisi. On ne se laisse pas troubler par l’enlaidissement brutal et irréversible des villes abandonnées à la plus crapuleuse spéculation immobilière ; par le transfert improvisé et hâtif de centaines de milliers d’hommes du Sud dans les métropoles septentrionales ; par l’urbanisation subite et désastreuse de centaines de milliers de paysans ; par le dépeuplement soudain des campagnes ; par l’effondrement de traditions séculaires ; par le retard criant des équipements sociaux sur la révolution démographique ; par la vétusté des hôpitaux, le manque d’écoles, la pénurie de professeurs ; par le fonctionnement anachronique des postes, des chemins de fer, des navettes pour les îles. L’enthousiasme est de rigueur, haro sur les sceptiques, ordre de se jeter à corps perdu dans l’ivresse du travail, de la production et de la dépense, il faut célébrer le miracle d’une Italie plus rapide à se développer que l’Amérique en son âge d’or.
Le symbole de cette réussite foudroyante étant l’inauguration, à la fin du printemps 1960 (un peu antérieure au début des Jeux olympiques, mais aussi, remarque la coïncidence, contemporaine des deux affaires de via Panico et d’Anzio), l’ouverture, à son de trompe, de l’Autoroute du Soleil. Chef-d’œuvre qui fond dans une métaphore tangible les songes du passé et les ambitions du présent. Il prouve le talent des ingénieurs modernes aussi habiles à percer les montagnes et à franchir les ravins que leurs illustres prédécesseurs dans l’Antiquité, petite satisfaction, rhétorique indispensable au bonheur de la nation ; il relie Milan, capitale des affaires, et Rome, siège du gouvernement ; permet à la Fiat, industrie de pointe, d’écouler les 350 000 autos neuves fabriquées dans l’année ; s’annonce comme un puissant auxiliaire dans la chasse au provincialisme et à l’esprit de clocher ; prélude, de concert avec la télévision, à la grande et complète soudure du pays, géographique mais aussi linguistique, sociale et humaine. Bref, les rêves déçus et les espoirs avortés depuis cent ans magiquement réalisés par ces cinq cent soixante-treize kilomètres de béton.
Dans ce chœur d’hosannas, gare à celui qui détonne. Aux portes de Tarente, Pouilles, l’Italsider monte un complexe sidérurgique géant : quarante kilomètres de routes, trente-cinq de chemins de fer. Treize cents camions manœuvrent chaque jour, on produira par an trois millions de tonnes de tôles et de tubes. Un ouvrier, comparant ces chiffres aux vingt mille oliviers abattus dans la plus belle campagne du monde pour laisser place nette à l’usine, interrompt le discours d’inauguration par des cris et des insultes. On veut le faire taire, il se débat. Deux membres du service d’ordre le ceinturent, le chargent sur une jeep, le déposent à l’infirmerie. Rapport des autorités médicales : bouffée délirante, raptus dissociatif. Sentence : deux ans d’internement à l’asile d’aliénés.
Bien qu’exempte de gestes spectaculaires, non moins séditieuse apparaît ma conduite. La nouvelle loi non écrite, conséquence de la religion du progrès, je l’enfreins par tout ce que j’écris, par tout ce que je fais, par tout ce que je suis. Mal vus, mes rappels que Noël est la fête du Christ, des pauvres et des humiliés, l’année où rien qu’à Milan quarante milliards de lires s’en vont en cadeaux, illuminations publiques, décorations florales. Inconvenants, mes soupçons que la langue « nationale » diffusée sur les ondes depuis les studios de Monte Mario n’est qu’un jargon fabriqué de toutes pièces incapable d’exprimer la réalité vivante des hommes et des femmes d’Italie. Réactionnaire, mon obstination à faire parler mes personnages avec les mots de la terre où ils sont nés. Suspectes, mes habitudes nocturnes, qui me poussent à vagabonder aux heures où les autres, pour être en forme au bureau le lendemain, réparent leurs forces dans le sommeil. Blâmable, mon célibat prolongé, qui m’empêche d’accomplir mon devoir de citoyen. Atroce, le crime dont on n’ose encore me charger, mais qui plane derrière toutes les autres accusations : faute majeure et inexpiable de pratiquer le plaisir pour le plaisir, sans aucune finalité sociale, sans but utile, de gaspiller en pure perte la force que Dieu a mise en moi, de dévier vers le jeu ce qui m’a été confié pour le rendement, et d’inciter à une semblable dilapidation de leur énergie les jeunes qui se laissent influencer par mon exemple. Mais très répréhensible, déjà, mon choix d’une Giulietta blanche pour circuler dans Rome, souvenir fâcheux de l’époque où la voiture était un luxe et Alfa Romeo plus célèbre dans le monde que Fiat, défi aux jeunes couples et aux familles méritantes qui se sacrifient pour acheter à tempérament le modèle le moins cher, obstacle à l’épanouissement psychologique de tous ceux qui se sentent une bouffée d’aigreur en comparant leurs six cents centimètres cubes à ma deux litres et demi.
Seulement, pour me condamner formellement, il faut un code moral de devoirs et d’interdictions adapté aux temps nouveaux. La religion du muscle et du prognathisme viril n’a plus cours depuis quinze ans. Mais non plus l’antique système de valeurs qui paraissait inébranlable dans la ville choisie par le prince des apôtres pour y placer son trône.
On commence à rire des consignes en vigueur à la R.A.I. : ne jamais prononcer les mots « lit conjugal », « soutien-gorge », « puberté », ce qui est maintenir les tabous sexuels d’une société agricole au moment où le pays se rue dans l’ère industrielle ; empêcher les spectateurs de voir les jambes nues d’une danseuse, ce qui est prêter à celui qui possède les revenus nécessaires pour se payer un poste de télévision les préjugés de son grand-père laboureur.
L’insuffisance et le déclin inévitable du catholicisme apparaissent en plein lors du scandale qui éclate à Prato. Prato est un centre textile voisin de Florence. L’évêque monte en chaire pour dénoncer deux jeunes gens de son diocèse coupables de s’être mariés civilement sans passer par la cérémonie religieuse. Il réitère ses anathèmes par écrit et traite les deux époux de « pécheurs » et « concubins publics ». Le couple cite l’évêque en justice pour calomnie et diffamation. Le tribunal de Florence, se reconnaissant compétent, condamne le prélat à une légère amende. Clameurs au Vatican : pour la première fois depuis les accords du Latran un ministre de l’Église est jugé par une cour italienne. Pie XII, en signe de deuil, annule les fêtes prévues pour le dix-neuvième anniversaire de son couronnement. Mais une grande partie de l’opinion ne comprend pas que la tragédie doive être du côté de ce vieillard fanatique, quand les deux jeunes bouchers de Prato, dont la clientèle sur les ordres de l’évêque déserte le magasin, sont contraints à brader leur commerce puis à s’enfuir, hagards et ruinés.
Peu après, à l’automne, Pie XII meurt. Je publie mon épigramme « à un pape », où je l’accuse d’avoir habité un palais pendant vingt ans sans savoir que des familles, à cinq cents mètres de sa chambre à coucher, s’entassaient dans des taudis.
Pécheur n’est point celui qui commet le mal :
ne pas faire le bien, voilà le vrai péché.
De quoi me faire brûler, à une époque de foi vigoureuse. En 1958, année où commence le « boom » économique, la défense du Saint-Père n’intéresse plus personne. Sauf les nobles du Cercle romain de la Chasse, qui excluent de leur confrérie vétusté l’éditeur Valentino Bompiani directeur de la revue où a paru mon poème.
Fin pitoyable d’un grand mythe déchu. Le coup final étant porté involontairement par Jean XXIII, quand il a radié du calendrier de l’Église un certain nombre de saints déclarés douteux : Gennaro (pardonne-lui !), Filoména, Georges, Catherine. Tu crois que le clergé des paroisses et la foule des dévotes se seraient insurgés ? Je vis apparaître sur les éventaires de Porta Portese une marchandise inédite et bizarre : des fragments d’os, des lambeaux d’étoffes, des mèches de cheveux, présentés sous des couvercles en verre dans des boîtiers de sapin, de chêne ou d’acajou, selon le prix. Les curés n’avaient rien eu de plus pressé que de porter au marché aux puces et vendre pour quelques milliers de lires les reliques des saints biffés.
J’ai acheté un ongle de Filoména, en souvenir des temps heureux où le catholicisme était l’idéologie dominante ; et je le regarde avec tendresse, dans le médaillon où je l’ai fait sertir, chaque fois que celle qui lui a succédé envoie ses argousins à mes trousses.
Sur quel obstacle a trébuché la religion de Saint Pierre ? Qu’on les juge ridicules ou odieuses, l’initiative de l’évêque de Prato, plus encore l’affliction outragée du pape ont discrédité l’Église. On ne tolère pas qu’elle se mêle de la vie privée des jeunes gens, l’hiver où quatorze trains spéciaux partent chaque vendredi soir de Rome vers les champs de neige. Parmi les droits récemment inscrits dans la constitution tacite de la société d’abondance, le plus sacré, le plus évident, le plus convoité, le plus inaliénable n’est-il pas le droit à l’amour ? La nouvelle idéologie sera celle qui au lieu d’asservir le plaisir à des conventions médiévales, comme si on était encore au temps du rouet et de la charrue, intègre et exalte la sexualité.
Pas n’importe laquelle, bien sûr. Seulement la sexualité qui favorise l’industrie et le commerce, qui « rapporte », qui « rend ». Qui pousse à l’achat d’une voiture et d’un appartement, d’un réfrigérateur et d’une télévision, d’un équipement de skis pour les sports d’hiver et d’une panoplie balnéaire pour les vacances d’été. La sexualité qui a pignon sur rue, l’officielle, la reconnue, à qui les agents immobiliers font confiance et les banquiers crédit ; conjugale il va sans dire, mais pas obligatoirement ; le nouveau mariage en tout cas ne ressemble pas à l’antique hyménée : car si un ou deux enfants augmentent les débours du ménage, trop d’enfants ralentissent la consommation. L’homme (qu’il soit mari ou amant) ne doit plus être le seul à dépenser pour sa toilette et son tabac. La femme, quittant ses hardes de cuisinière et sa faction devant les casseroles, sort, s’habille, se pomponne, fume. Le jeune couple idéal voyage, va au cinéma, fréquente les restaurants, réserve un coin de son budget pour le collier de perles, dresse des plans pour le manteau de fourrure. Image d’un bonheur gémellaire et souriant, popularisée par les milliers de réclames qui envahissent le bord des trottoirs et le talus des routes. Tandis que les boîtes de lait en poudre, les bouillon-cubes pour le potage, les paquets de lessive, les cartons de nouilles arborent l’effigie radieuse de la félicité à deux, l’indispensable alliée intellectuelle se présente sous les traits imprévus d’une science jusqu’alors méprisée dans le pays du soleil, des rires clairs et des ciels bleus.
Psychanalystes, psychiatres et sexologues prennent en effet la relève des prêtres. Facilement, car ils apportent l’idéologie dont on avait besoin : celle qui incorpore au dogme la « bonne » sexualité et en exclut les « mauvaises ». Mauvaises non pas du point de vue moral (bien oublié depuis le « miracle ») mais du point de vue économique. Les sexualités qui, amies du mystère par longue habitude de la clandestinité, hésitent à sortir de l’ombre. Les sortes d’amour qui, vouées à une existence marginale et aventureuse, ne peuvent pas conduire deux personnes à se montrer ensemble. Ni par conséquent les inciter à aucune des activités qui font marcher les affaires. Ni logement à trouver, ni ménage à monter, ni repas de famille, ni vacances en commun. Les passions stériles pour la reproduction de l’espèce, inutiles pour la prospérité du négoce, insultantes pour la majorité besogneuse des travailleurs endettés jusqu’à la fin de leurs jours par la tyrannie du bien-être à crédit.
Considère les dates et admire, une fois de plus les coïncidences : Jean XXIII chasse du panthéon chrétien les squatters de la sainteté, dans le vain espoir de susciter un réveil religieux ; pendant ce temps, la psychiatrie démontre le terrible pouvoir qu’elle vient d’acquérir. Mes juges de Latina reçoivent parmi les pièces à conviction un factum rédigé par le professeur Semerari sur demande de la partie civile. Le criminologue (qui ne m’a jamais vu) estime tout naturel que j’aie tenté de commettre un vol à main armée pour deux mille lires. Symptôme d’un « processus morbide en évolution », cet acte en apparence dément rentre parfaitement dans la logique de mon personnage. « P. nous est connu au travers de ses œuvres littéraires et de ses ouvrages cinématographiques : l’analyse psychopathologique de sa production pourrait nous conduire à l’affirmation d’une tendance coprolalique. » Simple jeu, pour l’éminent expert : la « coprolalie » [en italien moins distingué : langage où on appelle merde la merde] dénonce un « comportement névrotique », lequel résulte d’une « infirmité ». Le diagnostic tombe sec : « C’est un anormal sexuel, un inverti au sens le plus absolu du terme. P. est si profondément anormal qu’il accepte son anormalité en pleine conscience, au point de se montrer incapable de la juger comme telle. » « Un pervers exhibitionniste et skeptophile », « un sujet aux instincts profondément tarés, avec de graves sources d’insécurité ». De toute manière un « malheureux », condamné à l’instabilité et à l’échec, comme tous ses « semblables ». Leurs inévitables « souffrances », leur « angoisse », crois-tu qu’il les attribuerait à la situation historique qui leur est faite, à la crainte légitime des tracasseries policières, à la peur non moins fondée du chantage, au danger des rencontres dans les gares et sous les ponts, à l’obligation du secret s’ils veulent garder leur emploi, leur bail ou l’affection de leurs parents ? Pas du tout : un individu « socialement dangereux » le restera quoi qu’il arrive, en raison de sa peur « invétérée » des femmes qui exclut toute « guérison ».
Réduite à ces caricatures, ravalée à ces infamies, la psychanalyse ? Je suis remonté aux sources, pour en avoir le cœur net. Ah ! quelle stupeur, Gennariello, quel dégoût de lire ce que j’ai lu dans Freud ! L’étude sur Léonard, que je discutais avec Giovanna à Bologne, ne m’avait pas laissé cette impression. C’est qu’alors une attitude bienveillante me paraissait en soi une marque d’amitié. Ne pas nous vouer aux gémonies suffisait comme titre à la reconnaissance. Je repris ses ouvrages d’un autre œil. Certes, ni le mot de « péché » ni même celui de « vice » ne vient déparer ses écrits. Élevé dans le pragmatisme vigoureux de la bourgeoisie danubienne, il est trop malin pour ne pas se rendre compte qu’un tel langage ferait hausser les épaules à ses compatriotes (les Autrichiens des années 1900) et rire ses lecteurs dispersés dans le monde, en Allemagne, en Angleterre et jusqu’en Amérique, tous pays où le culte des sciences positives a remplacé la foi religieuse. Il sait aussi qu’un jugement sévère et une autorité exercée brutalement engendrent l’esprit de révolte, tandis qu’une opinion modérée et des paroles indulgentes démoralisent leur bénéficiaire qui courbera plus volontiers la tête devant le verdict.
Recourons donc, dit Freud, à un terme neutre. Parlons d’« étape » ou de « phase » : universelle, accorde-t-il, bon prince ; observable chez tous dès le berceau. Le petit garçon, la petite fille traversent cette période transitoire ; une composante de l’autre sexe, nul ne s’y soustrait ; légitime tant qu’elle reste limitée à l’enfance et à la prime adolescence ; dangereuse si elle persiste à dix-huit ans ; dramatique si elle dure au-delà et s’installe dans l’âge adulte. Autrement dit, elle représente, chez un homme fait, une fixation à un stade intermédiaire, un ancrage dans un temps révolu, un arrêt dans le développement de sa personnalité ; et c’est d’après ce diagnostic d’arrêt dans le développement que le psychanalyste se croit fondé à intervenir.
Tu noteras aussitôt le caractère manifestement, splendidement, impudemment économique de cette métaphore : l’être humain comparé à une usine dont le rendement ne donnerait pas satisfaction. Au début, passe encore qu’elle produise peu ; c’est la phase, adolescente et temporaire, où l’avenir se prépare ; mais ensuite, il faut qu’elle accroisse régulièrement son volume de production, car une usine qui s’en tient aux mêmes chiffres d’une année sur l’autre est une usine en régression, en perdition. Applique maintenant cette notion d’arrêt dans le développement, arrêt fatal en économie, au domaine qui nous occupe, et tu découvres, non sans ébahissement, d’où Freud, fils d’un négociant en laines, a tiré ses idées. Prêtes à appuyer, dès le début du XXe siècle, l’essor du commerce et de l’industrie dans les grands États de l’Ouest qui les accueillent avec gratitude (l’Allemagne et l’Angleterre plus vite et d’un meilleur cœur que les pays latins plus réticents parce que moins développés) et bonnes encore pour l’Italie des années 60. À cette différence près que, pour faire face à la brusque explosion du « miracle », chez nous qui sommes aussi en retard en économie qu’en idéologie, il faut renchérir sur la doctrine. D’où les excès grotesques du professeur Semerari, qui n’a pas le temps, comme Freud, de nuancer, de fignoler, avec la courtoisie démodée d’un sujet de François-Joseph qui regardait l’heure à son oignon et faisait ses visites en fiacre.
Un vocabulaire nouveau se répand dans la presse ; aux consonances étranges, assez précis pour paraître savant, assez vague pour être compris du grand public. À commencer par « homosexuel » ce mot barbare, formé d’un préfixe grec et d’un radical latin, qui remplace le désuet et trop littéraire « inverti » et connaît aussitôt une fortune éclatante. « Skeptophile », décidément trop spécialisé, fait long feu ; mais on retient les autres termes pour apporter à ma fiche d’état civil retouches et compléments. « Paranoïaque » mon besoin de provoquer ; « sécurisant » mon choix d’une voiture chère ; « exhibitionnistes » les lunettes noires sur mon nez ; « coprolaliques » mes recherches sur le dialecte ; « fixation » mon amour pour ma mère ; « phobie » mon éloignement des femmes ; « vicariant, non privilégié » l’attachement pour mon chien ; « régression » ma sexualité ; « anal » mon stade ; « narcissisme » mon intérêt pour les jeunes ; « blocage » mon goût des banlieues. Je sors en jean ? « Agressivité ». Je me chausse avec des baskets ? « Fétichisme ». Je joue au foot ? « Hypersthénie ». Je préfère les légumes cuits à l’eau ? « Autopunition ». Toutes les infractions à la loi économique que je t’ai énumérées plus haut me sont retournées à présent sous la garantie scientifique de ce langage qui me place à vie, comme un malade atteint d’une infection contagieuse, sous contrôle médical.
Les médias ordonnent : « Produis ! » et je m’obstine dans un célibat infécond. Ils enjoignent : « Dépense ! » et mon mode de vie, nocturne et clandestin, m’oblige à des amours pauvres, furtives, éphémères. Ils prescrivent : « Voyage ! » et je me contente de descendre à pied jusqu’au Tibre, à moins que je n’aille dilapider en Afrique mes droits d’auteur. Perte sèche pour les professions hôtelières, manque à gagner pour les commerçants en tout genre. Je lèse les intérêts du pays. Je retarde sa spectaculaire expansion. Un cas limpide, net, sans appel. Les psychologues croient rêver devant un échantillon aussi pur. Immaturité ! Infantilisme ! Perversion ! Danger social ! La cause est entendue : me voilà désigné comme l’ennemi public. En avant le pistage et la traque, ne reste plus qu’à attendre quand la trompe sonnera la curée.