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Nuit du 29 au 30 juin 1960. Entre la fête de Pierre et la fête de Paul. Corso Vittorio Emmanuele. La belle église de Sant Andréa della Valle, où la Tosca venait rendre visite à son amant devant le tableau auquel il travaillait. « Mario ! Mario ! » Je me chante à moi-même ces deux notes, mais voici que dans mon cerveau obscurci par la longue soirée les syllabes de mon propre nom se substituent à celles du peintre. « Paolo ! Paolo ! » Est-ce moi qu’on appelle ? « Hé ! Paolo ! » Je tourne la tête : c’est « l’Allemand », un ami du Transtévère. Il traîne avec un copain. Tous deux s’exclament devant ma Giulietta neuve et demandent à monter. « Pas plus de cinq minutes, j’ai sommeil. » « Oui, cinq minutes, seulement cinq minutes. » Nous faisons le tour de la place Navone, enfilons via dei Coronari. Au bout de cette rue, à l’angle de via Panico, une bagarre a éclaté. Garçons et filles, qui s’échangent des coups furieux dans la lumière de mes phares. « Celui-là, c’est le Baron, je le connais ! », s’écrie l’Allemand. « Alors descends et embarque-le avec nous, lui dis-je. Dépêche-toi ! » Il faut à tout prix les séparer, avant qu’ils ne tirent leurs couteaux. Je remets en marche, pars en trombe. À sept heures du matin, alors que je dors profondément dans mon lit : lampe-torche dans les yeux, « Lève-toi et suis-nous, pas d’histoires. » Rêve ou réalité ? Suis-je toujours dans mon opéra ? Le baron Scarpia me convoque-t-il pour de bon ?
Deux agents me conduisent au commissariat. Dommage que ce ne soit pas le palais Farnese, mais un local crasseux près du vieil hôpital San Camillo.
Je suis accusé d’avoir soustrait un voleur aux recherches de la police, « délibérément et en connaissance de cause ». Inculpation. Campagne de presse. On publie sur ma vie privée une foule de détails présentés de manière tendancieuse. J’ai une Giulietta « blanche », voire « beurre frais », dans laquelle je « m’exhibe ». En compagnie de « jeunes amis des plus louches », je me livre à des « sarabandes nocturnes » dans les rues « mal famées ». Via Panico se trouve en plein « dans le quartier des voleurs » (Sandro Penna, le plus grand poète italien, habite à deux cents mètres : je venais de passer la soirée avec lui). On observe que ma vie se met à ressembler à mes romans. « Le ragazzo en a trop fait », titre un magazine. Pourquoi suis-je intervenu dans la rixe ? Je n’avais qu’à m’occuper de mes affaires ! Et d’abord : un honnête citoyen circule-t-il entre minuit et une heure du matin dans le dédale de la vieille Rome ?
Et ainsi de suite pendant plusieurs jours ; puis, le procès ayant été renvoyé à trois reprises, chaque fois qu’une nouvelle audience est fixée. Ragots, insinuations, calomnies. En sorte qu’il ne faut s’étonner ni de la question que me posa le président du tribunal : « Comment donc, cette nuit-là, à une heure si tardive, n’étiez-vous pas encore rentré à votre domicile ? », ni de ma réponse, mensongère, vile : « Je me promenais pour recueillir des impressions sur le milieu destiné à servir de toile de fond à une œuvre littéraire en cours. » Acquittement pour insuffisance de preuves : le voleur que j’étais censé avoir caché, deux agents l’avaient cueilli en train de dormir, le plus tranquillement du monde, chez lui, au moment même où leurs collègues m’arrêtaient ! Mais la presse, qui avait consacré des colonnes et des colonnes à l’affaire, expédia le verdict en quelques lignes. Souvent ambiguës, tel cet entrefilet de La Stampa réputée sérieuse : « Les juges ne sont pas convaincus que l’écrivain pouvait être coupable. »
10 juillet 1960. Anzio, un port de pêche, au sud de Rome. Des enfants, accroupis sur le môle, jettent leurs lignes entre les rochers. Je m’avance, plaisante avec eux. Nous observons une barque qui rentre au port. Puis je les quitte pour aller au restaurant. Le lendemain, plainte a été déposée contre moi. J’apprends que, après mon départ, deux journalistes se sont approchés des enfants sur la digue, l’un du Tempo (fasciste), l’autre du Messaggero (le plus grand quotidien de Rome, centre droit). « Que vous a dit le monsieur qui était avec vous ? – Il nous a montré les garçons dans la barque. Quel âge peuvent-ils avoir ? nous a-t-il demandé. – Et puis ? – Nous avons dit : douze ans – C’est tout ? – Il a dit alors : N’empêche, ils doivent avoir de belles grosses bites. » Les deux journalistes se sont sentis en devoir d’informer immédiatement la police. Enquête, interrogatoire des enfants, plainte pour tentative de corruption de mineurs. Le préteur d’Anzio interroge à son tour les enfants. Ils avouent que les deux journalistes les ont abordés en leur disant : « Nous vous donnerons cent lires, mais vous devez tout nous raconter. »
Le magistrat s’esclaffe, passe un savon aux flics qui ont fait le rapport et classe l’affaire. Mais la presse, une fois de plus, a eu le temps de murmurer, d’insinuer, de salir. Mes lunettes de soleil ? Que je doive protéger mes yeux fragiles, nul n’en a cure : le « touriste solitaire » prend soin de « cacher » son regard « derrière deux verres fumés ». Le restaurant ? Je n’y suis pas entré mû par la faim, comme tout le monde, mais parce que j’avais compris qu’il fallait « disparaître » du môle, qu’il était temps de « déguerpir ». On insiste sur cette nouvelle « péripétie », dix jours après l’« esclandre » de via Panico. On se déclare « perplexe », « inquiet », « ému ». On me conseille la prudence, non sans me tutoyer comme un délinquant qui n’a plus droit au respect : « N’abuse pas du réalisme ! » Se glisse le soupçon que, déjà « corrupteur linguistique » des enfants, je vise à d’autres buts moins purement littéraires.
C’est l’automne où un journaliste du Borghese (fasciste) lance le néologisme « Pierpaolides ». Formé sur le modèle de « Atrides », cette longue lignée de fourbes, d’assassins et de déments qui furent, d’Egisthe à Agamemnon, de Clytemnestre à Oreste, les dignes descendants du sombre et féroce Atrée. Mon film est resté en rade, depuis la dérobade de Fellini ; il me faudra un an pour en achever le tournage ; mais les échotiers ont eu vent de l’affaire, et il semble que tous ils aient vu les rushes. « Pierpaolide » servira d’abord à désigner quiconque vole une pomme à un éventaire, remonte un sens interdit, brûle un feu rouge, traîne après minuit devant la gare : crimes plus légers que ceux de la légendaire famille de Mycènes, mais où les chacals aux aguets flairent déjà l’odeur du sang.
De quoi hausser les épaules, certes. Sauf qu’un jour, traversant les Halles, sais-tu ce que j’ai entendu ? Un gamin aidait son père à décharger des caisses de fenouils. Je ne me serais pas attardé à écouter les traditionnelles plaisanteries que provoque ce légume chez le petit peuple romain, si tout à coup un mot étrange, horrible, n’avait frappé mon oreille. Le jeune garçon, qui s’était laissé tomber une caisse sur le pied, s’emporta contre les pierpaoli. Textuel. Une nouvelle étape dans la montée de la violence. Mon prénom ravalé au niveau d’une insulte, en remplacement de finocchio, trouvaille, tu te souviens, contemporaine des premiers bûchers de saint Dominique. Quand, pour nous consoler de mourir dans les flammes, on jetait au milieu des fagots un combustible parfumé, dont le nom devait nous rester collé à la peau.
Autant je trouvais anodine cette métaphore potagère, autant me parut infâme le nouveau sobriquet. À partir des Halles, il gagna les marchés. Trois jours après son apparition au bord du Tibre, il jaillissait dans le rauque larynx d’une commère affairée derrière son étal au coin du campo dei Fiori. « Achetez mes beaux pierpaoli ! » lançait-elle à la cantonade ; sans méchanceté, je veux bien le croire ; sans même savoir que j’existais ; ayant recueilli ce mot au vol, de la bouche de son fils ou de son mari, et le renvoyant à son de trompe, maintenant, pour le plaisir de sa sonorité plus pleine et plus charnue, et dans l’idée que la marchandise appelée pierpaolo se vendrait mieux avec quatre syllabes qu’avec trois. J’eus d’abord envie de rire ; mais le rire se serra dans ma gorge et je me sentis trembler dans toutes les fibres de mon être, comme la colombe lâchée dans le champ de tir qui aperçoit les chasseurs à l’autre bout du terrain.
À l’automne, sortie du film de Carlo Lizzani, Le Bossu de Rome, histoire d’un jeune bandit sous l’occupation allemande. Lizzani m’avait confié un rôle subalterne. Le film fut saisi pour « apologie du crime ». À l’appui de cette accusation : une photographie de plateau qui me montrait en train de brandir une mitraillette. Non-lieu. Le film réapparut sur les écrans, mais la photo, restée dans les archives des journaux, était prête à resservir. Comme preuve à ma charge, toutes les fois que mon nom reviendrait à la une. Pendant quinze ans, on glisserait sous les yeux des lecteurs, substituée à celle d’un homme qui écrit des livres, l’image d’un hors-la-loi maniant des armes à feu.
Quoi que je fasse, désormais, quoi que je dise, mes actions ou mes propos dénotent le scélérat. 5 novembre 1960 : dans la rubrique régulière que je tiens pour l’hebdomadaire communiste Vie Nuove, je conteste la disposition légale attribuant au seul père de famille l’exercice de la « patria potestas ». Pourquoi, si c’est un ivrogne, un crétin, une brute, ne pas déléguer son pouvoir à celui ou celle que la famille aurait désigné(e) comme le(la) plus apte à la direction ? La mère, ou un fils aîné ? Bravo ! s’écrie l’éditorialiste du catholique Gazzettino de Venise. Vive la démocratie domestique ! On peut être sûr que celui qui tapera le plus fort sur la table saura se faire élire ! Quel bonheur s’il se trouve à la maison un « blouson noir » ou mieux un de ces ragazzi di vita si chers à notre écrivain ! Confions-leur tout de suite le commandement de nos foyers !
30 octobre 1961. Le Tempo de Rome titre sur toute la longueur de sa première page : « Pier Paolo P. inculpé pour tentative de vol à main armée aux dépens d’un pompiste. » La photo du Bossu, avec la mitraillette, illustre l’article. Je venais de passer une semaine chez des amis de San Felice Circeo, à une centaine de kilomètres au sud de Rome. Pour travailler, en compagnie de Sergio, au scénario de mon deuxième film. Un après-midi, c’est vrai, j’étais parti sur la route qui longe les dunes, entre la mer et le lac de Sabaudia. Halte à l’Agip. « Combien gagnes-tu ? » avais-je demandé au jeune homme. Et d’autres questions, selon mon habitude. « Cette moto, là-dehors, elle est à toi ? Es-tu fiancé ? » Réponses laconiques. Le garçon avait hâte de raccrocher le tuyau à la pompe et de se replonger dans son ciné-roman à cinquante lires. Il me servit de mauvaise grâce un Coca-Cola que je bus accoudé au comptoir en demandant le prix des porte-clefs et des stylo-billes.
Quelques jours plus tard, irruption de la police, fouille dans toute la maison, meubles sens dessus dessous, maman bouleversée. Que cherchent-ils ? Un revolver ! Bernardino De Santis, dix-neuf ans, est allé trouver les carabiniers pour leur faire ce récit à dormir debout. Grâce à la Giulietta, il a reconnu son « agresseur ». Celui qui après avoir laissé un bon pourboire, a gagné d’un pas normal la porte de sortie ; où il s’est arrêté pour enfiler lentement une paire de gants noirs ; puis brusquement retourné, un pistolet à la main ; qu’il a chargé devant lui, Bernardino, avec une balle en or. « Si tu bouges, je tire », aurais-je dit, tout en donnant un tour de clef à la porte et en me rapprochant du comptoir ; dont j’aurais tenté d’ouvrir le tiroir-caisse pour y prendre les deux mille lires qu’il contient. Bernardino se serait alors emparé d’un couteau ; et moi, enfui à reculons, sauvé comme un lâche et dépêché de remonter en voiture, non sans le tenir en joue jusqu’au dernier moment.
Puis, c’est l’article du Tempo, la divulgation par la presse, le scandale. Le Borghese me décrit comme un pantin livide, « aux protubérances frontales trop proéminentes », « pantalon ridicule », « petit corps sec ». « Chantre du sordide et du malodorant », faut-il me laisser en liberté ? J’ai beau protester que je n’ai jamais porté de chapeau noir, ni enfilé de gants quelle que soit leur couleur, et que ces accessoires sortent tout droit, comme le pistolet imaginaire et la balle en or, des feuilletons américains à la mode, je suis traîné devant les juges. Le procès s’ouvre à Latina, au mois de juillet suivant. J’ai décrit la violence dans mes livres ? Je suis donc un violent. Mes personnages attaquent les pompes Shell ? J’ai attaqué cette station Agip, cela ne fait pas un pli. Vais-je leur hurler à la figure que je suis un tendre, un doux ? Que, enfant, j’attrapais les mouches pour les relâcher intactes ? Que j’ai joué aux cartes à Forcella et traîné dans la Cala de Palerme sans emporter un canif au fond de ma poche ?
Inutile, car le procès a déjà pris un autre cours. Le cri des maraîchers, parti des Halles, s’est répandu sur les marchés de Rome et de là sur la campagne romaine et il plane maintenant comme une clameur accusatrice au-dessus de l’ltalie tout entière. Personne n’ose mentionner ce qui n’est d’ailleurs pas un délit pour la loi, mais tous y pensent, tous voudraient me punir pour ce crime. Les avocats du pompiste, qui parlent de verser au dossier (requêtes inacceptables, les deux affaires ayant été classées sans suite) le procès de Casarsa « pour corruption de mineurs » et le procès d’Anzio « pour tentative de corruption de mineurs ». Le président du tribunal, qui demande à Bernardino (depuis longtemps majeur) : « Peut-être P. t’a-t-il fait des propositions dont tu as eu honte ? » Et devant la réplique immédiate du garçon : « Non ! Il ne m’a fait aucune proposition sexuelle, d’aucun genre », n’importe qui comprendrait que les juges l’ont cuisiné auparavant pour déplacer le débat sur le terrain où ils espèrent m’abattre. Sinon comment ce benêt saisirait-il au vol l’allusion euphémique du magistrat ? Pas si abruti, néanmoins, pour ignorer qu’une réponse affirmative laisserait flotter un soupçon sur sa propre virilité. En quoi tu peux reconnaître l’influence des bandes dessinées et de la culture de photo-romans. Mandrake et Superman soufflèrent à Bernardino ce « non ! » énergique qui gardait son honneur sain et sauf.
« Il doit s’être passé quelque chose entre ces deux » estime néanmoins le reporter du Giorno, journal d’Enrico Mattei, ancien résistant. La ville de Latina – le Secolo d’Italia continue à l’appeler par son nom fasciste : Littoria – créée par Mussolini pour être le centre administratif des marais Pontins en cours d’assèchement, inspire-t-elle aux juges une sévérité involontaire ? Bien que doutant de mon crime, ils se sentent en devoir de me condamner. Quinze jours de prison avec sursis, pour « menace à main armée ». Ils n’ont donc pas suivi Bernardino, qui m’accusait de « tentative de vol à main armée ». J’écope cinq jours supplémentaires de prison pour port abusif de pistolet, et dix mille lires d’amende pour absence de déclaration de pistolet. Ce pistolet mythique, obtenu par déduction de la mitraillette du Bossu. Il faudra six ans et demi de procédure avant qu’un autre tribunal ne prononce l’acquittement pour insuffisance de preuves. Six ans et demi pendant lesquels la presse colportera la fable du projectile en or. Et recommandera à la louve de l’Agip de veiller sur les pompistes de la firme, piliers de la nouvelle Italie motorisée et autoroutière, avec autant de soin (on a des lettres, à droite, et le goût des métaphores) que la nourrice de Rémus et Romulus sur les fondateurs de Rome.
15 novembre 1961. Un instituteur d’Avellino se présente a la police judiciaire de Rome. Il raconte que je l’ai abordé une nuit, embarqué dans ma Giulietta, conduit en rase campagne, menacé d’un pistolet, assommé et laissé à demi mort en emportant le manuscrit de son roman Les Enfants du péché. Deux jours après, Antonio Vece se rétracte, avoue qu’il a tout inventé pour que les journaux parlent de lui et fassent un peu de réclame à ses ambitions littéraires. En fait, ils ont parlé de moi. Antonio a vingt-trois ans, « l’âge idéal », n’est-ce pas ? pour fournir une « nouvelle proie » au « poète-bandit ». Deux jours de gros titres, d’articles, de photos, de sarcasmes et d’insultes.
23 novembre 1961. Sortie de mon premier film, au cinéma Barberini. Bagarres, jets d’encre sur l’écran, de boules puantes dans la salle. Les manifestants groupés au balcon renversent sur les invités du parterre plusieurs cageots de fenouils. Sergio et son frère Franco, protagoniste applaudi, m’emmènent pour me consoler au California, en face du cinéma. C’est le meilleur glacier de Rome. Une marronita d’onctueux marrons glacés avalée debout, par énervement. Les salauds, ils m’auront gâché même ce plaisir !
24 février 1962. L’avocat Salvatore Pagliuca, ex-député démocrate-chrétien de Lucanie, me cite en jugement devant le tribunal de Rome. Il a découvert dans mon film un personnage de voleur et de maquereau qui porte son nom. J’ai non seulement attenté à son honneur, mais compromis sa carrière politique. Pourquoi ai-je cherché à lui nuire ? Parce qu’il représente tout ce que déteste un esprit pervers et factieux. Que ces messieurs de la Cour en jugent : ami personnel de Segni, Leone, Tambroni, Scelba, dont il joint au dossier des lettres affectueuses ; objet d’articles flatteurs dans La Famille lucaine, Lucanie travailleuse, Le Progrès de Lucanie ; ancien combattant de la guerre 1915-1918 ; veuf ; père de onze enfants ; abonné à L’Osservatore Romano. Quant à celui qui l’a diffamé, prostré, abattu, rendu malade de neurasthénie et empêché de réussir son élection au Sénat en donnant un nom et un prénom respectés depuis soixante-sept ans à un abject proxénète, « nous ne jetterons pas, déclare-t-il (note le soudain passage au pluriel de majesté) la lumière sur sa vie intime, par charité chrétienne » (assez chrétienne pour qu’il souligne le mot « intime »).
Les magistrats consultèrent les annuaires téléphoniques et relevèrent des centaines de Pagliuca pour les provinces méridionales. Les Salvatore Pagliuca figuraient eux-mêmes en bon nombre : 25 abonnés à Rome, 21 à Naples, 10 à Potenza, 4 à Matera. Le tribunal, ayant estimé toute confusion impossible entre un souteneur de Torre Annunziata âgé de vingt ans et un vieux monsieur paisible membre du Cercle de la Chasse et du Cercle des Nobles, me condamna à changer le nom sur la bande et à payer les frais du procès.
31 août 1962. Le lieutenant-colonel Fabi, commandant le groupe des carabiniers de Venise, saisit le procureur de la République au sujet de mon deuxième film, qu’il a vu au palais du Cinéma, pendant le Festival. « J’ai immédiatement estimé qu’il s’agissait de quelque chose de contraire au Code pénal, et non d’une manifestation artistique. » Arguments du colonel ? Anna Magnani dit « pisser » au lieu de « uriner » et « merde » au lieu de « excréments ». Le magistrat refuse la plainte : faire parler les gens selon leur milieu n’est pas une offense aux bonnes mœurs. Commentaire du Gazzettino : « Vive la langue vivante ! Nous n’aurons pas à nous étonner si l’instituteur dit avec franchise à l’élève qui lève timidement le doigt pendant la leçon : Va donc p…, mon cher, et ne fais pas attention à la vulgarité de mon langage. J’ai l’appui du procureur de la République de Venise. »
Première du film, à Rome, le 22 septembre, au cinéma Quattro Fontane. Commando d’étudiants fascistes. À peine la projection finie, un garçon se lève et gueule d’une voix de stentor : « Pier Paolo, au nom de la jeunesse nationale, je te déclare que tu nous dégoûtes. » Cette fois, j’ai perdu patience et allongé une paire de claques au type qui a roulé par terre. Mais ici, Gennariello, il faut que je change de ton et descende de cette tribune polémique d’où je t’ai raconté la série de mes procès. Car il s’est passé, le lendemain de la rixe au Quattro Fontane, quelque chose de très étrange, qui m’oblige à m’évader de l’image où mes compagnons de lutte m’ont enfermé de mon vivant et où ceux qui gardent mon souvenir continuent à m’emprisonner depuis ma mort.
Les journaux relatèrent l’événement comme si c’était moi à qui on avait cassé la figure. « Gifles pour P. : on a applaudi le film sur la face de son réalisateur. » En t’annonçant un fait « étrange », je ne pensais pas à cette énième falsification par la presse : non, qu’un finocchio de mon acabit manque de vigueur musculaire, qu’il se dégonfle devant les coups, quoi de plus naturel ? Tous des lopettes ! Si même Laura B…, qui était assise à côté de moi au cinéma, Laura B…, témoin oculaire de la scène et amie dévouée jusqu’au fanatisme, me citait en exemple, quelques jours plus tard, pour me mettre en garde contre les violences de mes ennemis, « ce fasciste qui t’a frappé » !
Pourquoi n’ai-je pas repris Laura ? Ni envoyé un démenti aux journaux ? Quelle force obscure m’a obligé à baisser la tête et à subir en silence une humiliation fictive ?
Il faudrait peut-être chercher la réponse dans mon film. Dans les derniers plans de la prison et de l’agonie, là où le jeune héros, attaché sur un lit de ciment, gît entre quatre parois nues. De menus larcins l’ont conduit dans cette maison de correction, puis une révolte contre ses geôliers dans ce mitard. Il est ligoté par des courroies qui lui paralysent les poignets et les chevilles. Une autre sangle comprime sa poitrine. En vain se débat-il. Il va mourir, les bras écartés, les bras en croix. Sa mère rentre chez elle, ouvre la fenêtre sur Rome et commence à pleurer.
Elles ont deux mille ans, ces larmes : je sais que maintenant elles coulent pour moi. Homme, accepte ton destin ! Le mien est d’être diffamé, vilipendé, crucifié. J’ai eu tort de frapper ce fasciste. Christ s’est-il révolté contre aucun de ses bourreaux ? Il a dit à Pierre : Rentre au fourreau ton glaive. Je connais les Malchus qui m’entourent et n’attendent qu’une nouvelle occasion pour me cracher au visage. Avant peu ils s’en prendront physiquement à ma personne. Mais autant que de mes ennemis, je dois me défier de mes amis. De tous les Pierres qui voudraient me prêter leurs services. De mes camarades du P.C., qui me félicitent d’avoir dénoncé le régime barbare en vigueur dans les prisons italiennes (Marcello Elisei, le modèle pour la séquence finale, a été torturé pour de bon à Régina Cœli, où il est mort sur le même lit de force que mon héros). D’Alberto Moravia, qui salue en moi la nouveauté absolue d’un poète civique de gauche dans un pays où la poésie nationale a toujours été cocardière et déclamatoire. De Bernardo Bertolucci, qui s’apprête à suivre mon exemple de cinéaste « engagé », depuis que Visconti, Fellini se sont détournés du néo-réalisme. De mes innombrables lecteurs qui m’écrivent pour m’encourager dans mon « combat » en vue d’une rénovation morale et politique de l’Italie.
Non, non ! Regardez plutôt ce garçon qui meurt abandonné, cette mère qui pleure en silence. Je ne puis vous en dire plus. Je cogne sur le fasciste pour ne pas décevoir mes proches, mes fidèles, ceux qui « misent » sur moi : mais sachez que je ne suis pas à l’aise dans ce rôle et que j’accepte avec joie la fausse version de l’incident, ce mensonge plus vrai que la vérité.
7 mars 1963. Le tribunal de Rome (ne t’inquiète pas, je vais clore pour le moment cette liste, bien qu’elle ait continué jusqu’à ma mort et après ma mort : trente-trois procès en tout, dont ceux contre mes œuvres posthumes) le tribunal de Rome examine mon troisième film, un sketch humoristique de quarante minutes. Une troupe d’acteurs – vulgaires, de bas étage – répètent, au milieu des rires, la scène finale de la Passion. « Outrage à la religion d’État » : quatre mois de prison avec sursis. Maman, à qui je rapporte la nouvelle, s’évanouit entre mes bras. J’ai d’abord envie de courir prendre à la gorge le procureur de la République, ce Giuseppe Di Gennaro auteur du réquisitoire. La voilà qui rouvre les yeux, me sourit : aussitôt toute idée de vengeance m’abandonne.
Mère, comment le mystère de notre amour pourrait-il s’accomplir sans le cercle hostile qui se resserre autour de moi ? Il nous faut des Caïphes et des Pilates pour que, de l’idylle familiale et domestique commencée il y a quarante ans dans les vertes prairies du Frioul, jaillisse le drame sacré. Tu le sais bien, tu l’as su avant de me communiquer ta voyance : dès l’époque où tu venais me border dans mon lit d’enfant. De ta main laïque, tu remontais les couvertures et tirais sur les draps ; mais ton autre main, celle guidée par Dieu, tu la promenais doucement sur mon front, sur mes joues, comme pour essuyer à l’avance de mon visage imberbe ce que tu étais seule encore à y voir, la boue du dénigrement et la sueur de l’agonie.
Nous ne foulons plus les riants plateaux de Nazareth. Les sources fraîches de la Galilée se sont taries pour nous depuis que chassés du Frioul nous sommes descendus dans le désert de Palestine. Regarde : les personnages commencent à se mettre en place pour la Pietà. Après les juges, tu devras accepter les bourreaux. Celui à qui est destinée la couronne d’épines s’inscrirait-il en faux contre une sentence inique ?